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Les approches didactiques qui mobilisent le concept de rapport au savoir, par leur inscription disciplinaire (mathématiques, sciences, sciences sociales ou éducation physique), caractérisent le savoir particulier dont il est question dans le concept de rapport au savoir. Par ce biais, cette tradition de recherche problématise les usages scolaires du savoir, c’est-à-dire ses transpositions, ses transformations par les différents sujets de l’école (concepteurs de

curricula, enseignants, élèves). Elle problématise donc les enjeux de leur rapport au savoir dans leurs pratiques et leur commerce avec le savoir.

6.1.1 Rapport au savoir et transposition didactique

Selon une approche anthropologique et didactique, Chevallard (2003) traite particulièrement du rapport institutionnel des acteurs de l’école aux objets de savoir. Il rappelle entre autres le caractère évident de ce rapport et de sa variation, surtout en l’absence de questionnement épistémologique à propos du savoir dans le concept de rapport au savoir.

Le rapport aux savoirs devient [...] fondamentalement extrinsèque, parfois habilement occasionnaliste, voire cyniquement opportuniste, sans que jamais l’on ne s’interroge sur les raisons d’être propres, intrinsèques, fondatrices de tel ou tel savoir (pp. 103-104).

Chevallard dénonce ici le fait que le rapport au savoir d’un sujet peut être « extrinsèque »,

« occasionnaliste » et à l’extrême « cyniquement opportuniste », si l’on ne questionne pas le statut du savoir à enseigner à l’école et son épistémologie. Il montre au fond qu’il peut y avoir un lien entre, d’une part le fait de se questionner (ou non) sur les formes et les logiques de circulation sociale des savoirs entre la noosphère et les pratiques pédagogiques, d’autre part le rapport au savoir des sujets qui transposent ces savoirs (rédacteurs de programmes, enseignants) (Chevallard, 1991 ; Maury & Caillot, 2003 ; Perrenoud, 1986 ; Verret, 1975 ; Vincent & Carnus, 2015). Développons ce lien complexe.

D’après Chevallard (1991), il y a deux phases de transposition didactique des savoirs. Il analyse en particulier la première phase, celle qui mène du savoir savant au savoir à enseigner. À la suite de Verret (1975), il montre à quel point les savoirs mathématiques textualisés dans les curricula et les documents pédagogiques sont nécessairement dénués de leurs enjeux épistémologiques, notamment par le mécanisme de l’apprêt didactique. Apprêter le savoir pour l’enseigner, c’est le mettre en texte et c’est par-là le décomposer, le dépersonnaliser, le « désyncrétiser », bref lui ôter a priori ses dimensions mystérieuses, et donc questionnables. Par ce mécanisme, le savoir transposé se pare d’une évidence de plus en plus forte et devient un savoir « externe », discursif, objectivé. Pourtant, Chevallard et Verret montrent bien que les savoirs savants sont toujours remis en question par les scientifiques et qu’ils font l’objet de débats épistémologiques, scientifiques, voire politiques. Ainsi, le concept de transposition didactique permet-il de comprendre pourquoi et comment les savoirs formulés, par exemple dans le monde de la science, ne sont pas du même type que ceux qui figurent dans les programmes scolaires et les documents pédagogiques (Audigier, 1995 ; Audigier, Crémieux & Tutiaux-Guillon, 1994).

Perrenoud (1986) montre que l’analyse de la transposition didactique telle que présentée par Chevallard (op.cit.), permet de rendre compte de la transformation des savoirs dans les curricula. Utilisé sous un angle sociologique, le concept permet d’enrichir les résultats généraux de la sociologie classique des curricula, parce qu’en analysant les formes de savoirs à différents échelons de la transposition didactique, il met au jour les usages et les pratiques des sujets avec le savoir, donc leur habitus et leur rapport au savoir.

Ainsi le concept de transposition didactique nous permet-il de considérer d’emblée les pratiques des sujets qui convoquent des savoirs, les formulent et les structurent (des concepteurs de curricula aux enseignants), comme variées, même si le savoir en question est commun. En effet, si chaque sujet agit selon un habitus qui guide ses intérêts à prendre

position dans le jeu scolaire, alors, selon la place et le rôle qu’il occupera dans ce jeu, il sera mu par des intérêts différents. Vu ainsi, le phénomène de transposition didactique tel qu’il se déploie au sein de la société, de la noosphère ou de la classe, nous permet d’émettre l’hypothèse que le rapport au savoir des concepteurs de curricula comme celui des enseignants, influence leur manière de transposer le savoir, donc les pratiques pédagogiques.

En fait, parler de circulation et de transposition du savoir entre sphères sociales, c’est parler du rapport au savoir des sujets concernés (Maury & Caillot, 2003 ; Vincent & Carnus, 2015).

Ajoutons que les contenus et la place des savoirs finalement présents dans les programmes sont le résultat de luttes de pouvoir entre spécialistes de disciplines au niveau de l’utilité et de la vérité des savoirs. Et si, selon Bourdieu (1994), le champ de lutte révèle les intérêts des sujets (là où ils mettent de la valeur et où ils s’engagent), alors le rapport au savoir de ces spécialistes influence sûrement leurs choix éthiques et politiques, choix en fort lien avec la conception qu’une société a de ses finalités et de l’être humain en général (Maury & Caillot, 2003 ; Vincent, 2013 ; Vincent & Carnus, 2015 ; Wolf & Delhaye, 2015).

6.1.2 La part de l’enseignant

On peut avoir le même raisonnement au niveau des pratiques pédagogiques des enseignants et plus particulièrement de leur transposition didactique. En principe, la plupart des recherches en didactique, lorsqu’elles traitent de la transposition didactique de l’enseignant, utilisent, sciemment ou non, le concept de système didactique ou de triangle didactique enseignant-savoir-élève (Reuter et al., 2013). Ce concept a le mérite de placer la focale précisément sur ce qui se passe du point de vue de l’enseignant, de l’élève et du savoir dans une situation d’enseignement. Il réhabilite également la question du savoir, souvent ignorée, dans cette triangulation (Chevallard, 1991).

Le schéma didactique triangulaire permet de montrer non seulement des sommets isolés (enseignant, apprenant, savoir) mais également des côtés, reliant les sommets entre eux.

Autrement dit, il permet de montrer conceptuellement l’existence du rapport entre l’enseignant et l’apprenant, entre l’apprenant et le savoir, et entre l’enseignant et le savoir.

Dans la relation pédagogique, le système didactique implique alors nécessairement le rapport au savoir des sujets (apprenant et enseignant).

À la suite des travaux de Laville et Obertelli (1989), de Berdot et Blanchard-Laville (1996, 2000) et de Chevallard (1991, 2003), des études en didactique clinique remettent au centre la question d’un sujet enseignant « pris dans le didactique » (Carnus, 2015) et font de son rapport au savoir et aux objets de savoir un enjeu par excellence (Calmettes & Carnut, 2008 ; Reuter et al., 2013).

En investissant le concept de rapport au savoir à leur façon, ces approches didactiques posent (et résolvent en partie) le problème du savoir et des savoirs dans le concept de rapport au savoir. En ceci, elles apportent quelque chose de nouveau : en effet, pour les recherches qui traitent des pratiques pédagogiques (Maulini, 2005a) et même pour les approches sociologiques ou psychanalytiques qui ont traité précisément du rapport au savoir (Beillerot, 1989, 1996, 2000 ; Charlot, 1997), la thématisation et la caractérisation des savoirs avec lesquels le sujet est en rapport n’est pas toujours très présente.

Que ce soit à propos du rapport au savoir de l’élève, de l’enseignant ou encore du futur enseignant, ces approches didactiques se sont focalisées sur les disciplines suivantes :

- les mathématiques (Laville & Obertelli, 1989 ; Berdot & Blanchard-Laville, 1996 ; Berdot, Blanchard-Laville & Bronner, 2000 ; Chevallard, 2003) ; - les sciences de la vie et de la terre (Calmettes, 2015 ; Mairone, 2007 ; Therriault,

Morel & Letscher, 2015 ; Venturini & Albe, 2002 ; Venturini, Calmettes, Amade-Escot & Terrisse, 2007 ; Venturini & Capiello, 2009) ;

- les sciences humaines et sociales, sur le versant des « représentations sociales » (Audigier, 1988, 1995) ou spécifiquement du « rapport au savoir » (Haeberli & Jenni, 2015) ;

- la langue et les lettres (Brossais & Roques, 2008 ; Charrier & Dubois, 2015) ;

- l’éducation physique (Calmettes & Carnus, 2008 ; Carnus, 2015 ; Jourdan, 2008, 2009).

Si ces approches s’intéressent au rapport au savoir pour l’enseignement des disciplines dont elles sont spécialistes, c’est peut-être parce que les savoirs disciplinaires en jeu présentent des caractères particuliers qui amènent à se poser la question du rapport au savoir des sujets. En effet, nous avons déjà noté que les savoirs transposés sont d’un côté « vidés » de leurs enjeux épistémologiques lors de la transposition didactique (Chevallard, 1991 ; Verret, 1975). D’un autre côté, cette dénaturation peut être relative et certaines thématiques du programme poser tout de même, et en filigrane, des « questions vives » qui rendent les savoirs qu’elles regroupent particulièrement incertains, « peu tranquilles », instables et questionnables, car sujets à controverses (Audigier, Crémieux & Tutiaux-Guillon, 1994 ; Legardez &

Simonneaux, 2006 ; Vincent, 2008a, 2008c).

En s’intéressant aux rapports à des savoirs particuliers (Vincent & Carnus, 2015), ces recherches posent aussi la question de la variation du rapport au savoir en fonction de la discipline dans laquelle il est étudié. Le rapport au savoir mathématique d’un enseignant diffère-t-il par exemple de son rapport au savoir historique ? Et en quoi la différence éventuelle se verrait-elle dans les pratiques pédagogiques ?

Venturini et Albe (2002) ont par exemple étudié le rapport au savoir d’étudiants en physique.

Ils montrent que ces étudiants manifestent plus massivement des rapports utilitaires que des rapports de plaisir au savoir. Une étude révèle aussi des problématiques similaires pour des étudiants futurs enseignants en sciences de l’éducation face aux savoirs académiques (Maulini & Vincent, 2009). D’autres recherches ont aussi constaté que les enseignants des sciences de la nature sont tiraillés dans leurs pratiques pédagogiques entre un rapport discursif à l’apprendre et au savoir scientifique d’un côté, et de l’autre une volonté de mettre les élèves dans des situations de recherche scientifique, donc dans un rapport plutôt opératoire au savoir (Venturini et al., 2007).

Audigier et Basuyau (1988) étudient comment l’histoire et la géographie sont enseignées.

Parmi les usages que des enseignants français de fin de primaire et de début du secondaire font des savoirs dans ces deux disciplines, ils ciblent une évolution du rapport au savoir entre les deux degrés, à partir de trois indicateurs : (1) comment les enseignants passent du familier au distancé ; (2) comment ils renforcent des connaissances spécifiques ; (3) comment ils

traitent les sources. Pour le premier indicateur par exemple, « l’appel au vécu pour construire des connaissances en histoire et géographie est plus massivement réalisé [au primaire qu’au secondaire], où c’est « l’appel à l’acquis » en tant que mobilisation des savoirs déjà enseignés qui prédomine. Ils montrent ainsi que le rapport au savoir qui prédomine au primaire est ancré dans le sens commun, le débat étant quasi absent et l’expérience des uns et des autres servant à étayer les savoirs enseignés : les nouveaux apprentissages ne reposent pas sur l’argumentation. Au secondaire, le rapport au savoir est plus disciplinaire, dans le sens où les professeurs présentent davantage les nouveaux thèmes en rapport avec la culture, ce qui resserre l’objet à enseigner.

On pourrait dire ainsi que l’appel au vécu et/ou l’appel à l’acquis dans les pratiques didactiques des enseignants renvoient aux problématiques évoquées plus haut, entre usage opératoire et/ou discursif du savoir, entre production par continuité et/ou rupture. Toutefois, malgré tous leurs apports, ces approches didactiques laissent ouverte une interrogation : peut-on régler la questipeut-on de l’influence du rapport au savoir de l’enseignant sur ses pratiques pédagogiques si l’on ne s’enquiert que des phénomènes de transposition didactique ? Une investigation sociologique du rapport au savoir, vu comme un habitus, un inconscient pratique (Bourdieu, 1980, 1994), permettrait selon nous de mieux comprendre les mécanismes inconscients au principe des pratiques pédagogiques, ceux qui font la différence, non seulement entre le savoir textualisé et le savoir finalement enseigné, mais également entre les usages plutôt opératoires ou plutôt discursifs du savoir par les enseignants. Par ailleurs, un travail sur l’illusio des enseignants permettrait de comprendre en quoi la valeur qu’ils donnent au savoir, les manières dont ils en font usage et les tensions qu’ils vivent entre les diverses manières de les apprêter, sont tributaires d’habitudes, de préoccupations et de rapports au monde circulant dans la société dans laquelle ils s’inscrivent.