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Si un vrai bricoleur façonne un matériau le plus souvent inerte, nous savons que l’enseignant doit former des élèves qui peuvent résister à ses intentions, et même agir sur lui qu’il le veuille ou non. Enseigner est un métier de l’humain (Cifali, 1994), réputé « impossible » parce que le formé n’est pas un objet inerte fabriqué par le formateur, en dépit de certains de ses fantasmes les plus enfouis (Abraham, 1972). Cette caractéristique intersubjective du travail scolaire a un impact sur l’usage et la construction du savoir dans la relation pédagogique. D’un côté, l’apprentissage ne peut advenir que si le maître et l’élève coopèrent à ce projet. D’un autre, leurs rôles ne sont pas équivalents ; ils peuvent certes s’ajuster l’un à l’autre en situation, mais dans un horizon d’attentes où le sujet supposé savoir et le sujet supposé apprendre n’occupent pas les mêmes positions. Comme toute interaction humaine, l’interaction pédagogique implique donc des partenaires qu’ils pensent et se comportent conjointement, mais dans une configuration spéciale où l’un des deux (l’enseignant) est supposé davantage responsable de cette obligation.

2.2.1 Le praticien transformé par sa pratique

Imbert (1985) critique la pratique pédagogique classique comme « un faire qui occupe du temps et de l’espace, vise un effet, produit un objet (des apprentissages, du savoir) et un sujet-objet (un écolier qui reçoit ce savoir, subit ces apprentissages), mais [qui], en aucun cas est porteur d’une visée d’autonomie » (p. 5). Il propose ainsi la notion de praxis qui, à la différence de la pratique pédagogique relevant plutôt d’une logique instrumentale, procéderait

d’autonomie. En tant que visée, l’autonomie est vue à la fois comme une fin et comme un processus indéterminé, inachevé et « inachevable » (p. 5). Il milite pour que l’école et les enseignants développent cette praxis, c’est-à-dire considèrent l’élève non plus comme un objet achevé à l’image d’une œuvre façonnée par l’enseignant, mais plutôt comme un sujet engagé dans un processus d’autonomie et de création et ce, au même titre que son formateur.

La perspective de la praxis est celle d’un faire créateur de réalités et de sens nouveaux. La relation pédagogique se développe alors entre sujets engagés chacun pour leur part dans un processus dont la visée n’est plus l’achèvement mais un état d’inachèvement (ibid., p. 7).

La praxis suppose ainsi que l’enseignant et l’élève soient plus ou moins considérés sur un pied d’égalité dans la relation pédagogique : chacun est un sujet engagé dans un processus singulier inachevé, donc créateur. Chacun influe sur l’autre et vice versa. Chacun se construit avec et à travers l’autre. La transaction devient plus symétrique.

L’idée selon laquelle la transaction pédagogique est une relation humaine de sujets engagés ensemble dans un processus social de construction de sens et de savoirs n’est pas nouvelle.

Pour Vellas (2002), il ne s’agit ni d’une mode, ni d’une méthode pédagogique, mais d’une préoccupation éthique (voire politique) présente dès la maïeutique socratique et développée ensuite par la philosophie, puis par les sciences de l’éducation. Cette posture de recherche a mené aux théories dites constructivistes de l’apprentissage. Elle propose une réponse à la question « comment l’être humain apprend-il à le devenir ? » et met en avant l’idée que chaque sujet réorganise à sa façon sa pensée et ses connaissances, en interaction avec les objets et les autres sujets qu’il rencontre dans les situations (Meirieu, 1989 ; Vellas, 2002, 2006 ; Jonnaert & Van Der Borght, 1999/2008). Cette posture donne lieu à un certain nombre d’approches aux épistémologies variées, cherchant toutes d’une manière ou d’une autre à analyser l’acte d’enseignement dans une perspective située de construction interactive des savoirs entre sujets enseignants et sujets apprenants.

Au niveau de l’évaluation par exemple, Allal (1999) propose la notion d’« auto-évaluation » de ses apprentissages par l’élève, dans le but de le rendre partie prenante de la réflexion sur son propre processus de formation. Cette approche permet de dévoluer en partie au novice le rôle de régulateur de ses apprentissages. Au niveau de l’enseignement des mathématiques, et dans une perspective situationniste des apprentissages, Mottier Lopez (2008) montre qu’au sein des interactions maître-élèves se construit une « micro-culture », qui influence l’apprentissage mathématique des apprenants. Plus précisément, l’auteure montre comment, à l’intérieur de situations d’enseignement de mathématiques, circulent ce qu’elle appelle des normes socio-mathématiques qui contraignent la participation des élèves au travail scolaire, tout en rendant à la fois possible « une participation qui contribue au développement des connaissances individuelles et collectives de la microculture de classe » (p. 112). Enfin, dans la perspective d’une théorie de l’action conjointe en didactique, Sensevy (2011) propose l’idée suivante : « apprendre, c’est produire une sémiose d’autrui dans le savoir, et cette sémiose est double : sémiose des signes produits par les agents ; sémiose des signes du milieu » (p. 643). Tous ces travaux insistent sur le caractère en partie négocié de pratiques pédagogiques dont les enseignants semblent a priori les seuls maîtres.

Pour les trois approches précédentes, l’idée est en effet que les savoirs construits par l’élève en situation sont le fruit d’une coopération, d’une interaction voire d’une co-construction continuelle avec l’enseignant, les autres élèves, voire l’ensemble du contexte. Le jeu de l’un fait en somme le jeu de l’autre : l’enseignant n’est plus le seul pourvoyeur de savoirs face à

un élève supposé inerte ; les rôles sont rééquilibrés, les subjectivités et leurs pensées propres autrement respectées.

2.2.2 Des pouvoirs inégaux

Cependant, si les théories constructivistes font le pari de la prise en compte de la part humaine, subjective et créative des sujets en jeu dans la relation pédagogique, elles mettent aussi au cœur des interactions la question – tout aussi humaine – du pouvoir de fixer et de définir la nature des situations. Lorsqu’on observe des pratiques réelles d’enseignement, les rôles sont en effet et souvent moins symétriques que ne le voudraient certains postulats idéalistes. Et même lorsque l’enseignant emmène l’élève avec lui dans la construction du savoir, qui détient au final le pouvoir de valider l’apprentissage ou non ?

Pour Meirieu (2014), une partie de ce pouvoir est du côté de l’élève, et c’est à l’enseignant d’imaginer une pédagogie qui fasse naître le désir de savoir et le plaisir d’apprendre.

Rien ne garantit jamais qu’un élève sera attentif quand on le décidera, désirera apprendre ce qui lui est enseigné au moment où on lui enseignera [...]. C’est l’élève qui détient le pouvoir, car nul ne peut – sauf à le mettre sous électrode ou l’assujettir par l’hypnose – le contraindre à se mobiliser sur les savoirs, aussi importants et attractifs soient-ils. C’est l’élève qui détient le pouvoir, car si les savoirs lui préexistent, c’est lui qui, dans ses apprentissages et son développement, préexiste aux savoirs. C’est son attention qui est nécessaire, son engagement qui est requis, son travail qui, seul, peut le faire progresser. [...] Il faut, pour entrer dans l’aventure éducative intégrer son impouvoir radical sur la conscience et la volonté de l’autre. Mais en gardant néanmoins intacte la détermination de transmettre nos savoirs aux générations futures pour leur émancipation (pp. 11-12).

Accepter l’impouvoir du maître, mais chercher à donner du sens au savoir, telle est la tension pédagogique fondamentale pour Meirieu. Mais l’idée de l’impouvoir de l’éducateur (Cifali, 1994 ; Maulini & Vincent, 2009) peut aussi se penser selon une approche plus sociologique.

En effet, des recherches montrent que, quelle que soit finalement la pédagogie pratiquée et la finesse du praticien, les transactions sont souvent plus asymétriques qu’on ne le croit entre élèves et enseignants.

Pour Perrenoud (2001d), le sens de l’école et du savoir peut par exemple être plus ou moins altéré par « des mécanismes psychosociologiques actionnés régulièrement, en général involontairement ». Parmi ceux-ci : « le sentiment d’insécurité, d’angoisse, de stress, de menaces d’évaluation, d’ironie ou de sanctions ; la faible adéquation des tâches aux élèves ; une pédagogie peu active et participative ; des savoirs sans liens avec des pratiques sociales » (p. 2). Le sens du travail scolaire peut être affaibli autant parce que l’enseignant évalue et/ou blâme l’élève en utilisant de manière démesurée son argument d’autorité, que par le fait que l’élève travaille « uniquement pour être aimé ; ne pas avoir d’ennuis, passer inaperçu ; gagner de l’argent ; ne pas être ridicule ; écraser les autres » (pp. 3-4). Le pouvoir oscille donc entre l’enseignant et l’élève. Plus généralement, les enseignants sont « victimes d’un ensemble de contraintes qui rendent difficiles la différenciation de l’enseignement : l’hétérogénéité des élèves et l’effectif des classes ; des programmes qui s’imposent à tous ; une évaluation certificative standardisée » (p. 6). Ici, le pouvoir ne siège même plus du côté des enseignants ou des élèves, mais du côté des directeurs et des concepteurs de curricula, donc des acteurs susceptibles de contrôler le travail scolaire de l’extérieur (Gather Thurler & Maulini, 2014).

que telle une séparation entre l’école et les autres secteurs de l’existence ; les élèves n’arrivent pas à imaginer la fin [de savoirs qui s’apprennent sur des années] ou à se mobiliser en fonction d’échéances aussi lointaines ; la multiplicité des disciplines et des notions à enseigner ne permet pas de les relier à la vie et aux pratiques » (p. 10). On comprend que la distribution des pouvoirs dépasse les acteurs de l’école, et dépend d’abord de la manière dont une société donne sens aux savoirs et aux apprentissages formalisés (Bourdieu, 1967 ; Lahire, 2000 ; Young, 1997).

Cela n’empêche pas les jeux de pouvoir de se loger de manière subtile dans les interactions didactiques, et de déterminer ce qui s’y apprend ou non. En analysant la pratique du questionnement à l’école, Maulini (2004b, 2005a) montre par exemple comment les savoirs appris dépendent des questions posées dans les interactions, et comment ces dernières sont contrôlées plus ou moins volontairement par les enseignants. Il cherche en somme à étudier comment le savoir se construit ordinairement, à travers une pratique plus ou moins orthodoxe du guidage verbal par les maîtres. De cette manière, il analyse le curriculum effectivement réalisé par les enseignants. En inventoriant les échanges entre enseignants et élèves, il montre plusieurs « couches » de questionnement entre les interlocuteurs. Il révèle entre autres que les réponses (et finalement les savoirs en jeu) ne sont pas cherchés, formulés, ni finalement enseignés de la même manière selon qu’on entend le maître questionner l’élève ou l’inverse.

Pour Maulini, « le problème est moins de savoir qui interroge et qui répond que d’observer comment un maître ‘supposé enseigner’ et des élèves ‘supposés apprendre’ négocient – consciemment ou pas, explicitement ou non – l’institution du questionnement » (2005a, pp. 13-14).

À l’intérieur de la négociation, le rapport de l’enseignant aux questions est déterminant, dans le sens où il choisit et trie les incertitudes en jeu, mobilisant des schèmes d’action, de perception et de pensée plus ou moins automatisés. « Une demande anodine peut revenir souvent. Une question rare susciter une recherche et toutes sortes d’enseignements. Les schèmes de sélection font le tri sur la base de ce que le maître juge intéressant. C’est ici dans l’usage et le réglage d’un questionnement – que le rapport au savoir « se joue très visiblement » (Perrenoud, 1996 cité par Maulini, 2005a, p. 190).

D’une manière générale, comprendre la façon dont le questionnement se réalise en classe, dans des interactions essentiellement orales, revient à étudier les variations observables autour de la pratique dominante du « cours dialogué » (Barrère, 2002 ; Perrenoud, 1996d).

Vue des enseignants, cette pratique possède la caractéristique et l’avantage de structurer l’enseignement en y intégrant la participation des interlocuteurs par le truchement du jeu des questions et des réponses (posées par l’enseignant et subsidiairement par les élèves). Cette forme d’enrôlement vise à impliquer les élèves, à provoquer leur expression, à donner plus de sens aux savoirs et au travail scolaire (ou à s’en donner l’illusion) : « la participation est l’espace de construction ou de renforcement de la motivation » (Barrère, ibid., p. 96). Ainsi, le cours dialogué ferait-il d’avantage participer les élèves à l’enseignement, les rendrait plus actifs, ou du moins en donne-t-il l’image. Toutefois, c’est parce qu’il reste un cours et qu’il revêt une dimension collective, que le cours dialogué, même « participatif », se différencie en réalité assez peu du cours magistral : « la pédagogie participative n’est pas une alternative au cours magistral, mais une autre manière de le vivre et de le faire accepter » (ibid., p.102). De son côté, Perrenoud (op.cit.), n’est pas moins critique ou réaliste.

Dans les conditions habituelles du travail scolaire, enseigner un programme défini est une pratique complexe et contraignante, qui ne permet pas d’être constamment disponible, prêt à entrer dans un échange égalitaire. La communication en classe ne peut donc, à chaque instant, être l’expression

d’un idéal humaniste. [...] C’est un mode de réalisation du curriculum et du contrat didactique, une forme d’exercice du métier d’enseignant et du métier d’élève, un outil dont l’enseignant se sert pour expliquer, mobiliser, réprimer, séduire, expliquer, bref pour (re)créer les conditions du

« rapport pédagogique ». (p. 1)

En conclusion, nous voyons que la transaction pédagogique ne peut être parfaitement symétrique en réalité. Dans le rapport pédagogique, les contraintes proprement didactiques et des mécanismes psychosociologiques plus ou moins automatisés sont à l’œuvre entre les sujets et les dépassent en même temps. Qu’on le veuille ou non, la transaction est plutôt inégale, parce que chacun, en relation avec le contexte dans lequel il s’inscrit et les situations qu’il rencontre, essaie plus ou moins de jouer son rôle, de défendre ses intérêts, de contrôler la relation, de mettre du sens dans ses pratiques et les savoirs en jeu. Autrement dit, le pouvoir n’est pas toujours là où on le croit, où on l’aimerait, où on l’attendrait. Ainsi peut-on établir que les pratiques pédagogiques sont en réalité et à la fois dialoguées, négociées, imposées et plus ou moins automatisées.