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L’intérêt scientifique pour le sujet humain rencontre de près ou de loin celui adopté par les approches qui analysent et utilisent le concept de rapport au savoir depuis les années 1960. En fait, ce concept a une histoire épistémologique d’origine variée. Il a été utilisé diversement en psychanalyse, philosophie, sociologie, anthropologie et éducation, mais toujours en lien avec un intérêt pour le sujet. Ainsi, le rapport au savoir est-il toujours conçu comme celui d’un sujet humain (Charlot, 1997), parce que ce qui compte essentiellement dans cette notion, c’est le sens du savoir, sens qui peut varier d’un individu à l’autre.

Hatchuel (2005/2007) élabore un historique complet et synthétique de la notion de rapport au savoir. Elle situe sa première utilisation par Lacan en 1960, lors d’un congrès, puis dans ses Écrits (1966) : le rapport au savoir est d’emblée considéré comme une composante du sujet.

Ensuite une cohorte d’auteurs prend à bras le corps la notion pour éclairer les processus d’apprentissage, à l’école ou non (Aulagnier-Spairani, 1967 ; Boumard, 1975 ; Castoriadis-Aulagnier, 1971 ; Filloux, 1974 ; Hameline, 1971).

Depuis les années 1980, dans le champ des sciences de l’éducation, deux équipes parisiennes implantent, développent et utilisent le concept de rapport au savoir, selon deux focales épistémologiques différentes. D’une part, l’équipe des sciences de l’éducation de l’Université Paris X-Nanterre (Beillerot, Bouillet, Blanchard-Laville & Mosconi, 1989) et, d’autre part, l’équipe ESCOL (Education, Socialisation et Collectivités Locales) de Paris VIII (Charlot 1997, 1999a ; Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Si la première équipe, à travers une posture et un angle de vue psychanalytiques, s’occupe principalement de thématiser l’origine biographique du désir de savoir chez le sujet, la seconde étudie sociologiquement le rapport des élèves à l’acte d’apprendre, aux objets de savoir et aux situations d’apprentissage (Bautier Charlot & Rochex, 2000). Toutefois, les orientations de ces deux équipes se croisent à plusieurs reprises, notamment à travers l’idée du sens que le sujet (élève, enseignant ou autre) peut donner au savoir, au fait d’apprendre et à la scolarité en général (ibid. ; Perrenoud, 2005 ; Rochex, 1995).

Les travaux de Beillerot, Blanchard-Laville et Mosconi (1996, 2000) se penchent cliniquement sur l’origine du désir de savoir chez le tout jeune enfant, donc sur la naissance et la formation du rapport au savoir chez le sujet humain en général. Par ce biais, ces auteurs développent aussi le concept dans sa généralité et apportent des éclairages cruciaux sur la question du « rapport à » et du « savoir » dans le concept de rapport au savoir (Beillerot, Bouillet, Blanchard-Laville & Mosconi, 1989). Par ailleurs, ils étudient également le passage de la niche familiale au monde scolaire, puis à d’autres domaines sociaux de la vie, et ses conséquences sur la formation et la forme du rapport au savoir des sujets. Dans cette optique, les travaux de Berdot, Bronner et Blanchard Laville, par exemple (2000), étudient les résonnances plus ou moins traumatiques dans l’histoire et la subjectivité d’enseignants du secondaire en mathématiques. Ils montrent notamment à quel point un savoir mathématique a priori neutre, comme la racine carrée par exemple, peut renvoyer les enseignants à un vécu complexe et plus ou moins traumatique avec ce savoir. Ils analysent également comment ce vécu peut influencer leurs pratiques didactiques.

De son côté, l’équipe ESCOL développe le concept de rapport au savoir en tant que variable pouvant expliquer les différences de réussite scolaire des élèves, particulièrement dans les milieux sociaux-économiques défavorisés, comme les banlieues françaises. Cette entreprise est motivée par plusieurs raisons, toutes en lien avec les travaux antérieurement menés en sociologie de l’éducation.

Tout en reconnaissant l’intérêt des recherches portant sur la reproduction sociale et les liens indéniables entre inégalités sociales et inégalités scolaires (Baudelot & Establet, 1971 ; Bourdieu & Passeron, 1964/1985, 1970), l’équipe ESCOL va chercher à dépasser le fatalisme sociologique qui pourrait être engendré par ces études. Dans cette optique, ces chercheurs proposent effectivement de partir du constat indéniable de la reproduction des inégalités sociales, mais posent le principe que tout sujet occupe dans la société une position et développe des activités. « La recherche doit donc s’intéresser aux inégalités de positions sociales, mais également aux activités, sociales et scolaires, à travers lesquelles les inégalités sociales produisent des inégalités scolaires » (Charlot, 2007, p. 263). Il est dès lors crucial de questionner la mobilisation subjective des élèves vis-à-vis de l’école et des savoirs qu’elle diffuse, parce que celle-ci peut expliquer pourquoi certains d’entre eux, même à origine sociale et économique égale, réussissent ou échouent. « Y répondre implique de prendre en compte, la concurrence entre les façons d’être humain et sujet que l’école propose et d’autres formes, notamment celles qu’exigent la reconnaissance, et parfois la survie, dans des milieux

Ainsi, suivant les élèves et leur milieu social, l’école présente des enjeux et génère des mobilisations très différentes.

Les recherches empiriques ont montré que pour beaucoup d’élèves, en particulier dans les milieux populaires, la ‘réussite’ scolaire est déconnectée de l’appropriation des savoirs : l’important est de passer dans la classe suivante, par quelque moyens que ce soit, et non d’apprendre. L’enjeu est sont ceux qui, massivement, demeurent dans une confusion entre les tâches et les savoirs : ce sont eux qui souffrent le plus de l’ambiguïté d’un travail scolaire ordinairement savant dont nous venons de montrer la spécificité. Charlot et ses collègues s’efforcent de dépasser l’idée qu’un « bon » rapport au savoir amène nécessairement à la réussite scolaire et qu’un

« mauvais » rapport serait synonyme d’échec. En effet, si l’enjeu est le sens que les sujets donnent au monde scolaire, alors leur rapport au savoir est moins une réponse qu’une question : il permet de considérer la complexité des expériences subjectives et donc la nécessaire imperfection ordinaire des rapports des sujets au monde et des pratiques qu’ils y développent.

Tous les élèves donnent et construisent, pour une part à leur insu, un sens aux objets d’apprentissage et aux situations scolaires, de même que tous les élèves ont un rapport au savoir, mais ce sens, ce rapport au savoir, sont différents chez les uns et les autres et peuvent être de nature à favoriser ou au contraire à gêner l’appropriation des savoirs ; ils participent de modes différenciés d’expérience scolaire ou, plus généralement, de ‘socialisation’ (Charlot, Bautier &

Rochex, 2000, p. 181).

En adoptant une focale anthropologique et didactique, Chevallard (2003) s’intéresse pour sa part aux rapports personnels et institutionnels des individus à l’objet de savoir mathématique.

Il montre d’un côté les conflits entre leurs rapports personnels et institutionnels à la discipline, d’un autre côté comment les premiers sont empreints des seconds et vice versa.

En devenant sujet de I (l’institution) en position p, un individu x, qui est toujours déjà une personne dotée d’un certain univers cognitif U(x), s’assujettit aux rapports institutionnels [...] qui vont remodeler ses rapports personnels : si o [objet] existe pour les sujets de I en position p, le rapport personnel de x à o, R(x, o), tendra à ressembler au rapport institutionnel, à moins que x ne se révèle être, à cet égard un mauvais sujet de I. D’une manière générale, nos rapports

« personnels » sont ainsi le fruit de l’histoire de nos assujettissements institutionnels passés et présents (p. 83).

Si la science ne peut pas désigner de bons et de mauvais rapports au savoir, Chevallard montre ironiquement que l’école porte un jugement normatif sur les « mauvais sujets » ne répondant pas à ses exigences. Sa conceptualisation du rapport au savoir invite notamment les approches didactiques à reprendre le concept à leur compte dans le champ de la discipline dont elles s’occupent, pour analyser les difficultés des élèves par rapport aux objets de savoir et les pratiques didactiques des enseignants (Vincent & Carnus, 2015). Elles le font en particulier dans le domaine de l’éducation physique (Calmettes & Carnus, 2008 ; Carnus 2015 ; Jourdan, 2008, 2009), des sciences de la nature (Calmettes, 2015 ; Calmettes &

Carnus, 2008 ; Venturini, Calmettes, Amade-Escot & Terrisse, 2007) ou encore celui des lettres (Brossais & Roques, 2008).

Trois traditions scientifiques ont ainsi convergé pour conceptualiser la notion de rapport au savoir en sciences de l’éducation : la clinique psychanalytique, la sociologie critique et l’anthropologie didactique. Toutes trois peuvent contribuer à caractériser notre objet d’étude, au croisement des dimensions sociales, institutionnelles et individuelles de l’expérience scolaire.