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L’usage discursif et/ou opératoire du savoir par les sujets humains, puis leurs manières de

« (re)produire » ce savoir dans une logique de continuité ou de rupture (Maulini, 2016d), renvoient en réalité au rapport que ces mêmes sujets entretiennent avec le savoir. C’est toute la difficulté de notre travail de théorisation. Pour poser encore quelques jalons, nous allons repartir de deux positions de Charlot (1997) que nous allons discuter et intégrer dans notre propre conceptualisation.

Pour Charlot, rappelons-le, le rapport épistémique au savoir est un rapport non seulement aux énoncés de savoir, mais aussi aux objets et aux pratiques en lien avec ces savoirs. Par ailleurs, toujours pour l’auteur, les difficultés scolaires des élèves ou au contraire leurs facilités peuvent justement se nicher dans le rapport plus ou moins heureux qu’ils ont (ou qu’ils sont…) avec ces différents énoncés de savoir, objets, pratiques. Par souci de précision, nous avons pris le parti de renoncer à l’œcuménisme : pour nous, le savoir n’est pas « tout ce qui est en lien avec le savoir » (risque de confusion) ; il est uniquement le savoir au sens strict, défini comme « énoncé prétendant à la véracité objective », c’est-à-dire la forme discursive de la connaissance. Ce rapport peut être de désintérêt (« je me moque du savoir »), d’intérêt (« ce savoir est important »), de croyance (« cette théorie est crédible ») ou encore de connaissance (« j’en connais plein… »). Mais inclure la connaissance ou la croyance dans le savoir serait paradoxal, troublant et surtout embarrassant dans cette construction. Un élève peut par exemple connaître la définition du mot « angle droit » (savoir) mais ne pas être capable d’user du rapporteur pour le mesurer (et/ou se moquer de le pouvoir). Ceci nous apprend quelque chose de son rapport à différents savoirs prédicatifs en jeu dans la situation : savoir 1 : « un angle droit est la moitié d’un angle plat » ; savoir 2 : « un rapporteur mesure un angle » ; savoir 3 : « un angle plat mesure 180° » ; etc.

D’autre part, lorsque Charlot dit que « ce n’est pas le savoir lui-même qui est pratique, mais l’usage qu’on en fait, dans un rapport pratique au monde » (ibid., p. 71), il nous permet aussi de clarifier la question de la valeur, de la fonction et de l’usage du savoir entre forme prédicative et forme opératoire. Il semble qu’on puisse dire ici que, s’il existe deux manières d’user du savoir pour maitriser le monde, deux usages du savoir (l’inscrire et le formuler dans des énoncé VS le mobiliser dans des situations), il existe aussi deux rapports au savoir : un rapport plutôt discursif au savoir et un rapport plutôt opératoire au savoir (savoir toujours entendu comme prétention raisonnée – et énonçable – à la véracité objective). Autrement dit, l’usage fait le rapport et l’inverse. Mais on peut faire l’hypothèse que les choses sont encore plus complexes.

D’abord, un rapport discursif au savoir serait celui d’un sujet pour qui le savoir est plutôt théorique, scientifique, pour qui il formule des descriptions du monde, secondarise ce dernier, etc. (Bautier & Goigoux, 2004 ; Maulini, Meyer & Mugnier, 2014a). Mais à l’extrême, ce rapport verbalisé pourrait devenir un rapport académique au savoir, pour lequel l’étude du savoir pour lui-même est très poussée, au point que cette activité d’objectivation, non seulement du monde, mais du savoir lui-même, tourne au fétichisme de l’érudition, à l’absurdité et à la perte de sens pour les non-initiés.

En miroir, un sujet présentant un rapport opératoire au savoir serait un sujet pour qui le savoir permet d’agir sur et dans le monde. Mais comme le dit Pastré (2006), la logique prédicative et réflexive est indispensable à la transposition opératoire. Autrement dit, un tel rapport serait plutôt un rapport opératoire ou pragmatique au savoir, un rapport qui fait à la fois usage de la théorie pour la pratique, et inversement. Un rapport pragmatique au savoir serait alors précisément celui d’un praticien réflexif, qui agit à la fois selon une économie pratique et une volonté d’évolution, de création et de changement (Perrenoud, 1994b, 2001b). À l’extrême, un tel rapport peut devenir un rapport fonctionnel au savoir. Dans ce cas, il y a moins de réflexion sur la pratique que d’imitation des comportements qui semblent atteindre leurs fins parfaitement et immédiatement, comme nous l’avons vu dans l’exemple de la promenade en forêt. Ici aussi, il y a risque de perte de sens du savoir.

Ainsi pourrait-on placer ces quatre formes de rapport au savoir sur un axe : à un pôle, le rapport fonctionnel au savoir, puis le rapport opératoire, le rapport discursif et, à l’autre extrême, le rapport académique au savoir.

Figure 5a : quatre rapports au savoir

Le plus souvent, les sujets ne se tiennent pas sur un seul des points de cet axe. En effet, les formes de rapport au savoir, les tendances observables, peuvent varier sur ce continuum, entre sujets et pour un même sujet selon les situations (Beillerot, 2000 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992). À la limite, on peut même faire l’hypothèse que ces rapports peuvent entrer en contradiction pour un même sujet au sein d’une même situation.

Un sujet n’est bien sûr pas confiné une fois pour toute dans une seule forme de rapport au savoir. Comme pour l’habitus (ce rapport ordinaire au monde), nous considérons le rapport ordinaire au savoir comme évolutif et variable selon les situations (Bourdieu, 1980, 1994 ; Lahire, 2001/2011 ; Perrenoud, 1994b). En d’autres termes, les quatre formes de rapport au savoir peuvent cohabiter chez un même sujet, sont activées et/ou entrent en tension selon les situations. Par exemple, même un pianiste plutôt pragmatique dans son rapport au savoir musical peut parfois adopter une posture plus académique, ne serait-ce que pour découvrir d’anciennes techniques. Il est alors intéressant de voir comment ces deux rapports au savoir luttent ou au contraire s’harmonisent chez ce sujet, ou bien de comparer son propre arbitrage avec celui d’autres musiciens par exemple. Par ailleurs, ce même pianiste plutôt pragmatique dans son rapport à la musique, peut démontrer un rapport plutôt académique à un autre domaine de savoirs, comme par exemple la cuisine ou les mathématiques. En définitive, le rapport au savoir est à la fois collectivement, socialement et subjectivement construit.

Anthropologiquement, il définit des manières humaines de s’approprier le savoir et d’en faire usage.

Plus précisément, et selon nos développements antérieurs, le rapport au savoir est une part de l’habitus, d’un rapport ordinaire au monde. C’est donc un système de schèmes de perception, d’appréciation et d’action à double face : interne (dispositions) et externe (prises de positions) vis-à-vis du savoir. Il sous-entend l’illusio, l’importance, la valeur qu’un sujet donne au savoir dans ses pensées et ses actes, savoir entendu comme prétention à la véracité objective capable de résister aux épreuves de faillibilité. Autrement dit, il est l’ensemble des préoccupations et des usages caractérisant un sujet vis-à-vis du savoir.

Ainsi défini, le rapport au savoir peut provisoirement se décliner en au moins quatre figures en tension, selon les sujets, leur histoire, les situations et les domaines de savoir (musical, mathématique, etc.) : par hypothèse provisoire, le rapport au savoir peut être à dominante

le rapport au savoir d’un sujet enseignant, par exemple, pourrait influencer et/ou qualifier sa manière de concevoir, d’user et de structurer le savoir dans ses pratiques pédagogiques. C’est toute la problématique du prochain chapitre, qui aboutit au cœur de notre recherche.

Chapitre 6

Le rapport au savoir de l’enseignant : passager clandestin de sa pratique pédagogique ?

Suivant nos développements antérieurs, le rapport au savoir du sujet se révèle à travers la manière dont il désire savoir (ou pas) depuis son enfance, selon les savoirs qu’il maîtrise ou non durant son parcours de vie social, familial, scolaire et professionnel, selon ce que le savoir signifie pour son identité et son ego et surtout, selon ce qu’il fait avec le savoir et en situation. Nous parlons alors des usages qu’il fait du savoir, savoir étant entendu comme prétention à la véracité objective, exprimée dans l’intersubjectivité. Par ailleurs, le rapport ordinaire au monde et au savoir peut se révéler dans la manière dont un sujet perçoit, apprécie et agit avec le savoir dans les situations, et pour quelles raisons (intérêts ou mobiles), ce qui revient précisément à observer ses usages du savoir en situation. Puisque l’enseignant est un sujet, on peut alors faire l’hypothèse que le rapport au savoir d’un sujet enseignant influence ses manières de percevoir, d’apprécier et d’agir avec le savoir (ou ses usages du savoir), en d’autres termes : ses pratiques pédagogiques.

Ce dernier sous-chapitre est destiné montrer à quel point et en quoi, le rapport au savoir de l’enseignant ainsi défini est à la fois « clandestin » et structurant de sa pratique pédagogique.

Cette clandestinité structurante détermine aussi ce qu’apprennent les élèves : elle est donc importante, et nous incitera à « boucler la boucle » de notre voyage initial en revenant à l’influence des pratiques pédagogiques sur ce qu’apprennent les élèves à l’école. Nous le ferons en développant trois axes de réflexion qui constituent le cœur de notre thèse.

Premièrement, nous présenterons les apports des approches didactiques sur le rapport au savoir et notamment ce qu’elles ont amené du point de vue de son impact sur la transposition didactique. Deuxièmement, nous proposerons, en complément de ces approches, un regard nouveau : nous entrerons sociologiquement dans la variété et la complexité des pratiques pédagogiques, pour montrer leurs tensions et le rôle du rapport au savoir de l’enseignant dans ces tensions, notamment l’influence éventuelle des quatre rapports au savoir définis auparavant (académique, discursif, pragmatique, fonctionnel). Ces deux premiers axes serviront à révéler l’impact du rapport au savoir de l’enseignant sur ses usages du savoir, rapport qui reste implicite, clandestin, alors même qu’il structure ses conduites. En troisième lieu, nous montrerons que le rapport au savoir est non seulement un « passager clandestin » de la pratique pédagogique, mais aussi une dimension qui se transmet, voire s’impose plus ou moins implicitement – et tout aussi clandestinement – à l’élève.