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Le travail d’un enseignant structure et est structuré par son identité (Tardif & Lessard, 1999/2004). En partie hérité, en partie réinventé, il présente deux faces interdépendantes : d’un côté, il est codifié, contrôlé, bureaucratisé par une hiérarchie, des programmes et des méthodes pédagogiques ; de l’autre, il est empreint de la part humaine de chaque sujet enseignant, dont les relations et les (ré)actions face aux situations scolaires et aux autres personnes évoluant à l’école ne vont pas de soi, peuvent être plus ou moins créatives, mais aussi plus ou moins répétitives et prévisibles. Comme nous l’avons vu, les situations que le praticien rencontre sont elles-mêmes changeantes et en partie imprédictibles. Ainsi l’enseignant est-il amené – en tension entre la part formelle et informelle du métier, et au gré de situations contingentes – à improviser de manière plus ou moins réglée ses pratiques pédagogiques (Perrenoud, 1994b ; Tochon, 1989).

Un professeur réel ne fait pas qu’exécuter un programme : d’abord, il tente de « faire tenir » la situation. [...]. Mais, une fois que l’ordre règne, l’enseignant commence-t-il à faire son métier, ou est-il au contraire convaincu que l’apprentissage scolaire passe non seulement par le verbe et par l’esprit, mais aussi par des corps, des émotions, des pulsions, des intérêts et des schèmes inconscients, bref, un « être-au-monde » que le tournant linguistique de la philosophie a pu faire négliger par la recherche en éducation ? (Maulini, Meyer & Mugnier, 2014b, p. 344)

En s’éloignant des approches « processus-produit », les investigations de Tardif et Lessard (1999/2004) mais aussi celles de Tochon (1989), misent sur la description anthropologique, sociologique et ethnographique des processus de pensée des enseignants dans l’accomplissement de leur pratique pédagogique. Plus précisément, en s’appuyant sur des recherches anglo-saxonnes (Clark & Peterson, 1986 ; Yinger, 1987), Tochon analyse les processus mentaux des professionnels dans leur pratique de planification de l’enseignement.

En interrogeant des enseignants à l’expérience et au profil contrastés, il montre qu’une pratique a priori systématique comme la planification de l’enseignement ne va pas de soi et varie en fonction du contexte.

2.1.1 Entre curriculum formel et curriculum réalisé

Pour Tochon, les théories sur la planification efficace font généralement fi du facteur affectif, primordial dans la relation pédagogique in situ. Les méthodes idéales qu’elles proposent sont en général impraticables et les enseignants finissent par n’en adopter aucune, ce qui les conduit à fonctionner « à l’aveuglette » et à se construire leur propre pensée planificatrice.

Deuxièmement, l’enseignement ordinaire suit plutôt une logique circulaire qu’un modèle linéaire (préconisé par les théories), avec des va-et-vient entre ce qui était prévu et ce qui se passe dans la situation, notamment au niveau des apprentissages des élèves. Troisièmement, les enseignants adaptent leur première planification en fonction du contexte (année, besoins, goûts et problèmes des élèves, mais aussi temps et intuitions propres), en s’affranchissant des planifications réputées rationnelles et efficaces. Quatrièmement, plusieurs modes de planification peuvent coexister chez un même enseignant, qui alterne ainsi entre planification à court, moyen et long terme. Cinquièmement, et à force d’expérience, les maîtres intériorisent des routines et des manières de planifier, qui deviennent à leurs yeux évidentes : ils acquièrent ce que Tochon appelle « des structures mentales didactiques qui leur collent à la peau » (op.cit., pp. 29-30) ; ils ne planifient presque plus le crayon à la main, puisque tout est en eux.

Tochon conclut que les enseignants se fabriquent leurs propres manières de planifier, remaniant à l’intérieur d’eux-mêmes plusieurs théories conflictuelles, « non parce qu’ils sont paresseux, mais parce que la plupart des problèmes auxquels ils font face sont des dilemmes insolubles, qui motivent de fréquents changements de stratégies. Les enseignants comme les élèves sont des constructivistes qui, continuellement, forment, élaborent et testent leur théorie personnelle du monde » (p. 31). Il fait état d’un besoin des enseignants d’avoir l’espace d’improviser dans une relation pédagogique qui est devenue actuellement largement interactive, et où la place de l’élève, de ses besoins et de sa subjectivité est devenue centrale.

En substance, cet auteur montre ce que signifient les premières étapes de la transposition didactique propre à l’enseignant : comment il joue avec ce que lui proposent à la fois les curricula, son expérience et les théories en termes de planification, ce qui complète les travaux de Chevallard à propos de la transposition didactique s’opérant dans un premier temps entre noosphère et programmes scolaires (1991). Tochon montre les liens entre la

ce que les enseignants en font. Il se focalise finalement sur l’étude des deux dimensions centrales et antagonistes du travail des enseignants, et qui structurent leur identité au travail : une dimension rationnelle d’un côté, et plus spontanée, improvisée, voire irrationnelle de l’autre (Tardif et Lessard, 1999/2004).

Perrenoud (1994b) montre que la pratique pédagogique est une suite complexe de micro décisions, où l’enseignant mobilise des invariants opératoires (des schèmes de pensée, d’action et de perception que nous détaillerons plus loin), selon deux grandes catégories de situation : d’une part celle des situations plutôt exceptionnelles, où l’enseignant doit improviser et prendre des directions non prévues pour faire face à l’événement ; d’autre part celle des situations plutôt habituelles, où il agit selon une économie pratique, mobilisant des schèmes plus ou moins automatisés qu’il peut rapidement et facilement assimiler à la situation. Dans les deux cas, son habitus « ce petit lot de schèmes permettant d’engendrer une infinité de pratiques adaptées à des situations toujours renouvelées, sans jamais se constituer en principes explicites » (Bourdieu, 1972, cité par Perrenoud, ibid., p. 26), doit combiner toutes les données de la situation pour lui faire face. Dans les situations exceptionnelles, il est probable que l’adaptation des schèmes soit de plus grande amplitude que lors de situations connues de l’enseignant.

Ces propos font écho à ceux de Tochon (1989), dans la mesure où la pratique des sujets enseignants semble être constituée d’actions et de pensées plus moins automatisées, que l’enseignant exécute sans savoir exactement ce qu’il actionne, ni pour quelles raisons. Pour Perrenoud (op.cit.), les maîtres qui cherchent un minimum à s’éloigner des prescriptions procèdent à une forme de « bricolage », où ils essaient de parvenir à leurs fins avec les moyens du bord. Ce phénomène serait moins dû à une recherche d’économie que de créativité, « d’enrichissement et d’appropriation personnelle du rôle professionnel » (p. 37).

Tochon montre qu’il y a une différence entre enseignants débutants et enseignants expérimentés, les premiers disposant de moins de schèmes de pensée et d’action adaptés à chaque situation. Pour Perrenoud, la différence semble se faire tout autant entre ceux qui suivent plutôt une pédagogie traditionnelle (et dont la pratique de planification se soumettrait à ce que préconisent les curricula et les moyens d’enseignement), et les autres qui s’adonnent à des pédagogies plus actives (et qui s’engageraient davantage dans une forme de bricolage par projets et moyens modulaires pour arriver à leurs fins). Mais les deux variables peuvent évidemment se combiner.

Perrenoud (op.cit.) distingue le travail personnel de l’enseignant et sa partie interactive. Le premier registre renvoie aux corrections, aux planifications, à la réflexion pédagogique qui s’élaborent en dehors des moments d’enseignement, et la plupart du temps d’une manière assez solitaire. Le second registre s’observe à l’échelle de l’établissement scolaire, dans l’interaction avec ses divers acteurs (séances d’équipe, collaboration, échanges entre collègues, parents, projets d’équipe, gestion et surveillance des récréations, etc.), ou même en classe, lors des enseignements et de la vie partagée avec les élèves. Dans l’ensemble de ces domaines, l’enseignant est en constante tension entre le risque de dispersion d’un côté, celui d’enfermement dans la routine de l’autre. Il montre cependant que, dans une certaine mesure, la dispersion est un gage d’innovation et de création.

Les moments d’enseignement dans une discipline particulière, imposée par le programme, sont notamment révélateurs des régularités et des variations constatables entre professionnels, mais aussi chez un seul praticien. Entre curriculum prescrit et curriculum réalisé, chaque pratique met en scène à sa façon les savoirs visés.

On oppose parfois le curriculum prescrit (ou formel) et le curriculum réalisé. Ce qui pourrait laisser entendre que le curriculum réel est la simple réalisation du curriculum prescrit. Certes chacun sait que cette réalisation est imparfaite, parce que le professeur pondère à sa façon les différentes composantes du curriculum prescrit, en laisse quelques-unes de côté et interprète celles qu’il retient à sa manière, au gré d’une transposition didactique qui tient compte du niveau de ses élèves et des conditions de travail, mais aussi de sa propre compréhension des savoirs en jeu et de son rapport à ses savoirs. Ce qui explique les variations du curriculum réel dans les classes comparables (Perrenoud, 2010a, p. 1).

En s’attaquant ainsi à la seconde phase de transposition didactique des savoirs scolaires, Perrenoud complète les approches relatives à la première phase de transposition développées par Chevallard (1991) ou Verret (1975), celle qui consiste à transformer les savoirs savants pour les inscrire dans les programmes scolaires. Il montre ainsi que le curriculum réalisé dans une discipline n’est pas qu’une variation autour de son prescrit, et que l’enseignant, loin d’appliquer passivement les programmes, effectue à son tour sa propre transposition didactique. Il puise plus ou moins librement dans le corpus de la discipline. Au-delà d’elle,

« les savoirs qu’il travaille avec ses élèves en classe ont au moins trois autres sources : 1. les objectifs de la scolarité qui transcendent les disciplines mais doivent bien s’y nicher faute de disposer d’un créneau spécifique dans la grille horaire ; 2. les objectifs et contenus d’autres disciplines, touchés par la bande, volontairement ou accidentellement ; 3. le projet personnel de l’enseignant, ce qu’il juge important d’enseigner, même si ce n’est pas au programme » (Perrenoud, op.cit., p. 1). À bon ou mauvais escient, le praticien assume sa part de liberté.

2.1.2 Opportunisme et bricolage

À partir de ces différentes sources d’inspiration, l’observation des interactions plus spécifiquement didactiques révèle que l’enseignant fait en réalité référence à des savoirs hétérogènes, ce qui complexifie le passage du curriculum prescrit au curriculum réalisé (et partiellement caché). Ces savoirs peuvent provenir de la discipline de référence, mais aussi d’autres sources, de manière relativement peu préméditée, du moins pas forcément planifiée en amont par l’enseignant. Il s’agirait d’une forme de transposition didactique improvisée en situation. L’enseignant peut aussi transposer des savoirs qui ne proviennent d’aucune discipline au programme, mais qui s’inscrivent dans les objectifs généraux ou transversaux de la scolarité, comme les questions de citoyenneté ou le développement de l’esprit critique. Il peut également s’inspirer de ses propres intérêts et connaissances et transmettre des savoirs qui ne s’inscrivent nulle part dans les programmes ni dans les moyens d’enseignement.

Perrenoud identifie deux modes de coexistence des savoirs dans la manière de les transposer chez l’enseignant : (1) « Le squat » : l’enseignant ouvre en quelque sorte une parenthèse sur un sujet qui n’a rien à voir avec le cours de la leçon, en prenant « prétexte d’un mot, d’une question, d’un incident pour faire entrer dans la classe un cheval de Troie » (2010, p. 6) ; (2) « Le métissage » : l’enseignant demeure dans le champ de la discipline travaillée, mais il mêle aux savoirs qui la constituent d’autres savoirs utiles, par le truchement de l’analogie, de la métaphore ou de l’étayage d’un raisonnement.

[Le métissage] change le sens des concepts, mais aussi [fait] prendre conscience de leur caractère construit. Ainsi lorsqu’un maître d’école raconte qu’avant de mesurer les distances en mètres, on les mesurait en pieds, il se peut qu’un élève, sachant que tous les pieds humains n’ont pas la même longueur, demande du pied de quel personnage on a fait un étalon. Si l’enseignant saisit l’occasion d’ouvrir un débat à ce sujet, il aidera ses élèves à prendre conscience que nombre de concepts ont

À suivre Tochon et Perrenoud, l’économie de la pratique de l’enseignant pourrait finalement ressembler à celle d’un cuisinier : d’un côté, un corpus de traditions et de recettes enjoint de travailler d’une certaine façon ; de l’autre, le professionnel se saisit de ce corpus à sa façon, il élabore, combine, teste, goûte, corrige selon une stratégie et des règles personnelles largement inconscientes, mais qu’il peut mettre sur le compte de son intuition. Un observateur extérieur aurait ainsi l’impression que l’expert improvise librement, au sens où l’art de bien faire lui viendrait sur le moment, comme une sorte de révélation. Mais une telle conclusion serait sans compter avec le contexte et les contraintes que le praticien a dû s’approprier au fil de ses expériences, qu’elles soient innovantes ou disciplinées. En fait, le cuisinier ou l’enseignant inventent tous les deux de l’inédit de temps en temps. Mais ils improvisent le plus souvent de manière plus ou moins réglée, en tirant parti du contexte de manière opportuniste et appropriée.

L’enseignant navigue donc entre deux eaux : au gré de ses décisions, mais aussi de ce qui les oriente en amont. Les programmes, le cadre institutionnel et les méthodes pédagogiques fixent le cadre du travail prescrit : ils prétendent a priori rationaliser l’enseignement, fixer les savoirs et les démarches attendus dans une société donnée. En situation, le maître compose ainsi avec les éléments de contexte qu’il s’est par ailleurs appropriés à sa manière au fil de ses expériences, et qu’il juge légitimes à des degrés divers (Maulini et al., 2012). Il réalise le curriculum de telle manière qu’un observateur extérieur à la situation aura souvent l’impression qu’il improvise son programme sans planification ordonnée. Or, sa planification est en fait devenue une sorte de règle intériorisée, qui gouverne fonctionnellement son enseignement. Ainsi arrive-t-il sûrement à un enseignant d’improviser totalement une séquence. Mais cette situation reste exceptionnelle au regard de celles, bien plus nombreuses et ordinaires, où il pense et se conduit de manière plus ou moins réglée (Perrenoud, 1994b).

L’insistance mise sur le caractère partiellement improvisé de l’action pédagogique en classe n’entend donc absolument pas suggérer que le maître arrive sans projet ni préparation. Selon les maîtres, les moments, le type d’activité, les intentions didactiques varient, de même que le degré et le genre de préparation. Cette dernière réunit et structure des informations et des matériaux en fonction du projet didactique. [...] Mais elle consiste aussi à élaborer un scénario de l’activité projetée, autrement dit un fil conducteur, une ligne stratégique. Dans cette anticipation de ce qui va ou devrait se passer, le maître peut prévoir et préparer ce qu’il dira et fera, dans quel ordre.

Devant une classe muette et attentive, il pourra “ faire son numéro ” en suivant à la lettre son scénario. Dès lors qu’il y a, parce qu’il la souhaite ou parce qu’il ne peut l’empêcher, une part d’interaction, le scénario est bâti de plus en plus sur des hypothèses. Abordant une leçon ou activité, le maître s’inspire toujours d’un projet, d’un scénario, d’un ensemble de règles d’action plus ou moins présentes à son esprit. À partir de là, il devra gérer la situation effective qui s’écartera toujours, peu ou prou, de son plan ou des cas couverts par des règles de conduite. (ibid., p. 26)

L’improvisation réglée relève donc d’un contexte institutionnel et formel que l’enseignant s’est fait sien, mais un contexte dont la fluidité et l’imprévisibilité appellent parfois des décisions urgentes, des actions plus ou moins pensées, plus ou moins opportunistes, plus ou moins coutumières, ou au contraire, plus ou moins créatives. Le « squat » ou le « métissage » ne sont finalement rien d’autre que des pratiques pédagogiques ordinaires, mais qui mobilisent la part créative de l’enseignant dans le sens où il est amené à enseigner certains savoirs – malgré sa planification d’origine – de manière imprévue et en partie aléatoire.

Perrenoud (op.cit.) distingue cette improvisation ordinaire (et même traditionnelle) de ce qu’il nomme un « bricolage intellectuel » à la suite de Levi-Strauss (1962). Il conçoit ces moments comme ceux où l’enseignant pratique plutôt une pédagogie active, fonctionne par projets et

met les élèves dans des situations-problèmes. Pour Levi-Strauss lui-même, le bricolage est constitutif de toute pratique ordinairement appelée à se débrouiller dans une situation :

Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’entre elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les ‘moyens du bord’, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec le résidus de constructions et de destructions antérieures. [...] Les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que ‘ça peut toujours servir’. De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. (Lévi-Strauss, cité par Perrenoud, 1994b, p. 36)

Le bricolage, en tant que « jeu de toujours s’arranger avec “les moyens du bord” », peut être considéré comme une improvisation plus ou moins réglée. On peut en conclure que l’enseignant ordinaire « bricole » généralement avec les éléments de la situation, y compris avec l’expérience des situations qu’il porte en lui, peu importe le genre de pédagogie qu’il va finalement produire (directive ou active). Ainsi peut-on dire des pratiques pédagogiques qu’elles sont en réalité plus ou moins variables, parce que plus ou moins improvisées et

« bricolées » par les enseignants observés.