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Chapitre X. Portée de l’interculturel chez les apprenants. Processus de dévoilement

2. Valeur au niveau personnel : tendre vers un nouveau regard

J’ai analysé les retours concernant l’impact du facteur linguistique. Dotés d’une touche interculturelle, ces aspects principalement linguistiques ont provoqué de nombreuses réactions et réflexions chez mes élèves. Passons maintenant à la valeur qu’apporte l’apprentissage du français au niveau personnel, c’est-à-dire au changement réflexif et au regard critique des apprenants vis-à-vis de l’autre, mais également vis-à-vis de soi.

Pour le premier exemple d’illustration, je voudrais choisir, cette fois-ci, la production artistique d’une élève, qui, avec son incroyable talent, a esquissé un magnifique dessin pour visualiser ses ressentis et ses réflexions après un an d’apprentissage du français (figure 1). Son dessin réflexif est accompagné d’un texte explicatif en chinois, dans lequel mon élève illustratrice a élucidé la signification de son œuvre. À ma demande, elle m’a rendu son dessin une semaine avant mon retour en France. Rassembler les productions artistiques des élèves constitue une autre façon de recueillir leurs retours. L’extrait suivant est la traduction en mandarin de son texte :

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Noémie : Les deux jeunes filles dos à dos sur cette image sont toutes les deux « moi » : l’une est le « moi » de trois ans avant, l’autre est le « moi » actuel. Avant l’apprentissage de la langue française, ma tête était envahie par tous les types de clichés sur la France. Comme indiqué sur le dessin, la France pour moi, c’était le romantisme, la gastronomie, le luxe, les parfums, la Tour Eiffel. Les couleurs bleu blanc rouge que j’ai utilisées, sont très claires et nettes, car j’avais une vision assez superficielle et stéréotypée. Une des raisons principales pour lesquelles j’ai choisi le français c’est à cause du vieux dicton « Le français est la plus belle langue du monde », et j’avais une vision idéalisée de cette langue. Mais après l’avoir apprise, je me suis rendue compte que c’est aussi une langue qui a besoin de l’accord du participe passé, c’est aussi une langue qui a des règles de conjugaison où tous les verbes ne se comportent pas de la même façon. Je me suis également rendu compte qu’au-delà des frontières de la France, il y a une grande variété de cette langue dans chaque pays de la francophonie dans les 5 continents et toutes ces variétés ont autant de valeur que le français de France. L’intégration systématique de la culture francophone dans le cours de mon prof de français, m’a appris que le paysage de France ne se résume pas à la Tour Eiffel et que la nourriture typique française ne se limite pas à la baguette. À travers « la lecture matinale » dans laquelle mon prof a fait des analyses culturelles sur les caractéristiques spécifiques de la France pour chaque séance, j’ai compris que ce pays que j’avais qualifié de « romantique » a également ses propres problèmes dans la gestion de la vie politique, dans sa lutte pour la parité entre homme et femme, et dans son combat pour la revendication des droits. À travers cette année interculturelle avec mon prof, j’ai appris et compris que les Français sont en effet comme nous, ils sont nos proches lointains, qui sont également confrontés aux soucis du quotidien. J’ai compris qu’il y a aussi des différences entre nous, ce n’est pas dû au fait qu’on est chinois et qu’ils sont français, mais ce sont des différences qui sont liées à notre histoire particulière, à notre situation géographique, à nos philosophies profondes, à la nature de nos sociétés. Ma vision à moi était limitée à cause de mon manque de connaissance sur l’autre et j’ai renouvelé la plupart de mes idées reçues via mon apprentissage de cette langue avec mon prof. J’ai une vision beaucoup plus neutre et approfondie de ce pays et de son peuple. Ainsi, les couleurs bleu, blanc, rouge dans la partie droite ne sont plus claires et nettes, elles sont mélangées, fusionnées et nuancées.

Tout d’abord, je voudrais signaler que ce petit texte explicatif a mentionné les mesures concrètes, comme la lecture matinale, que j’ai présentées dans les précédents chapitres. De prime abord, avant même de l’observer de près, ce dessin réflexif visualise parfaitement une sorte de changement de regard d’une personne en nous montrant deux jeunes filles dos à dos. Cette production artistique avec son texte explicatif nous rendent clairement compte de la réflexion de l’auteur. En appréciant son œuvre et en lisant son texte, je constate un dépassement de stéréotype chez cette élève. Jean-Marie Seca a défini ainsi cette notion :

Les stéréotypes, en tant que constituants des représentations sociales, sont plus précisément, des ‘raccourcis cognitifs’, des ‘schèmes perspectifs’ (…) relativement rigides, que partagent les individus appartenant à une entité donnée à propos de l’ensemble des attributs ou des membres d’un autre groupe et du sien propre » (Seca 2003 : 330).

Par son propos « la France pour moi, c’était le romantisme, la gastronomie, le luxe, les parfums, la Tour Eiffel » et son illustration sur le dessin, on constate que le schème perspectif et la faculté cognitive de cette élève étaient relativement rigides, comme l’a dit Jean-Marie Seca, en ce qui concerne la société française. On voit bien que l’image de la France était vite élaborée sur la base de son apparence et de son idiosyncrasie. Le romantisme, les grands chefs,

179 le luxe… les éléments apparus dans la partie gauche de ce dessin constitue une « étape idyllique ou lune de miel » de l’appréhension de l’altérité, si je reprends le terme utilisé par Chaves, Favier et Pélissier, c’est une étape « dans laquelle un locuteur découvre un monde nouveau où tout lui apparaît beau et positif » (Chaves, Favier et Pélissier 2012 : 45). Mais cette vision parcellaire et figée a été renouvelée quand Noémie a déclaré « je me suis rendu compte que le paysage de la France ne se résume pas à la Tour Eiffel et que la nourriture typique française ne se limite pas à la baguette » et « … que ce pays... a également ses propres problèmes… dans son combat pour la revendication des droits ».

En plus, « une des raisons principales pour lesquelles j’ai choisi le français c’est à cause du vieux dicton ‘Le français est la plus belle langue du monde’ » indique à quel point un vieux dicton sur la langue l’a poussée à faire un choix dans sa vie. À cause des idées préconçues sur la langue française dans sa société d’appartenance, elle avait une « vision idéalisée de cette langue », mais elle a remis en cause cette perception, en citant dans son texte et en visualisant dans son dessin, certaines complexités et opacités grammaticales du français. Ce qui est encore plus encourageant, c’est que son repère sur la langue française est élargi en prenant conscience de la diversité du français dans le monde francophone, et surtout elle le considère comme une chose très positive en disant « ces variétés méritent autant de valeur que le français de France ». Cela représente une grande ouverture vers l’altérité linguistique.

Noémie mentionne aussi une sorte de relativisme culturel : « j’ai appris qu’il y a aussi des différences entre nous, ce n’est pas lié au fait qu’on est chinois et qu’ils sont français… mais … à la nature de nos sociétés. ». Sur le sujet de la relativité des cultures, Alain Policar a dit : « Les variations culturelles ne correspondant pas significativement à des variations génétiques, […] et les différences de civilisation sont le produit de l’action combinée des facteurs historiques et géographiques » (Policar 2003 : 268). Noémie se montre attentive aux conditions socio-historiques de la collectivité humaine, et cette vision relativiste qui rejoint l’idée de Policar représente déjà une certaine maturité de pensée pour une jeune adolescente. Une phrase a particulièrement accaparé mon attention dans son texte explicatif, « j’ai appris et compris que les Français sont en effet comme nous, ils sont nos proches lointains, qui sont également confrontés aux soucis du quotidien ». J’infère de ce témoignage que cette élève a fait preuve d’une grande qualité de réflexion car elle arrive à discerner les points de convergence avec l’altérité ce qui n’est pas facile du tout. À ce propos, Martine Abdallah-Pretceille a expliqué :

« En effet, il suffit d’un simple constat pour cerner les différences, alors que les ressemblances exigent une démarche cognitive d’investigation. Il faut au contraire s’engager à dépasser la connaissance mosaïque pour rechercher une cohérence et des points communs. Alors que les différences sont des données, les ressemblances sont le fruit d’une construction, d’une opération cognitive afin de dépasser le niveau du détail, de l’intuition et de la subjectivité » (Abdallah-Pretceille 1999 : 105).

J’ai pu, à travers mon enseignement interculturel, entamer cette démarche cognitive d’investigation qui pousse cette élève à aller au-delà de la diversité des peuples pour trouver, en quelque sorte, des éléments de ressemblance. Plusieurs phrases dans son texte qui

180 commencent par « je me suis rendue compte que », « j’ai appris que », « j’ai compris que », démontrent bien un changement de perception. D’un regard tranché à un regard nuancé, Noémie a excellemment explicité ce glissement dans son dessin par le mélange harmonieux des couleurs bleu, blanc, rouge, dans la partie droite de celui-ci. Le travail sur le regard est essentiel dans la pédagogie interculturelle et pour le développement personnel des élèves, comme l’a écrit Amin Maalouf dans son remarquable livre Les identités meurtrières « c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard aussi qui peut les libérer » (Maalouf 1998 : 29). J’ai donc essayé, durant mon année à Shanghai, de changer la représentation figée en vue de « libérer » les autres dans le regard de mon public et l’exemple de Noémie a rendu compte du fruit de mon effort.

En vous racontant la présentation de la production artistique de mon élève, j’ai pensé à un autre événement qui s’est tenu durant mon séjour à Shanghai.75 Il s’agit du « concours de la chanson francophone », organisé par le lycée Guangming de Shanghai et ses écoles jumelées françaises : ESIGELEC de Rouen et ECAM de Lyon. 18 groupes d’élèves venant d’une dizaine de lycées et collèges de Shanghai ont participé au concours. J’ai joué un rôle de « coach » pendant la préparation de mes deux élèves, Didier et Guillaume. Même si je ne suis pas un chanteur professionnel, je les ai aidés, en tant que professeur de français, sur l’articulation des paroles et sur la mise en scène, et finalement ils ont gagné le 2e prix (figure 2) de ce concours en interprétant le titre de Mika « Elle me dit » (voir annexe pour la vidéo). Et ces deux copains étaient classés dans le même groupe pour l’entretien final de la fin de mon séjour. Voici ce que Didier a dit concernant ce concours et sa remarque sur mon cours, lors de notre entretien dans mon bureau :

Figure 2. Certificat du prix du concours de la chanson francophone

Didier : Le fait de gagner le 2e prix de ce concours est largement dû au fait que, au début de chaque lecture matinale, vous nous avez régulièrement présenté des chanteurs et des chansons francophones. C’est dans le cadre de votre cours que j’ai connu Mika et sa magnifique chanson

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Ce concours a eu lieu le 21 mai 2017 au lycée Guangming de Shanghai, 5 semaines avant mon retour en France.

181 « Elle me dit ». Avant, ma sphère musicale se limitait aux chansons chinoises et anglaises, mais vous m’avez ouvert un tout nouvel univers musical, et j’ai vraiment apprécié la finesse et la beauté de la chanson française. Par exemple, après la présentation de la chanson « On écrit sur les murs », dans votre cours, j’ai cherché et écouté toutes les chansons du groupe français Kids United en rentrant à la maison (rire) ! Après notre « succès », le lycée Guangming nous a invités à refaire notre spectacle pour la cérémonie de remise des diplômes pour les élèves de terminale. Je me rappelle très bien les choses que vous nous avez racontées dans votre cours, par exemple, la signature de 500 élus pour candidater à l’élection présidentielle, pour moi c’était un truc original, et on peut même créer un parti politique en France, comme Emmanuel Macron qui a créé « la République en marche » en peu de temps, et en plus, il a été élu président ! C’est une chose toute nouvelle pour moi ! En Chine, ce n’est pas envisageable de créer un parti politique comme ça. Au début, cette habitude me semblait étrange, mais maintenant je me suis rendu compte que la référence de notre société chinoise n’est sans doute pas unique, mais qu’elle est relative. Je pense que je suis prêt à accepter cette particularité culturelle de la France. Je pense qu’il n’y a pas un critère absolu pour juger ces différences, rien n’est mauvais, c’est juste différent. J’ai l’impression que mon esprit s’est élargi au fur et à mesure de mon apprentissage culturel dans votre cours.

« …j’ai cherché et écouté toutes les chansons du groupe français Kids United en rentrant à la maison ». J’infère de ce témoignage un éveil de la motivation et de la curiosité grâce à mon intervention pédagogique. En effet, la volonté de découvrir et la curiosité ne vont pas de soi, elles exigent une évolution de l’attitude personnelle. Par mon effort, je suis parvenu à installer cette attitude positive tournée vers la culture de l’autre. L’élève est ainsi devenu plus actif et autonome en cherchant les sources culturelles par lui-même. De mon propre point de vue, faire naître la curiosité et l’envie pour aller vers l’altérité culturelle et la faire apprécier, est une étape fondamentale dans la relation à l’autre. Je pense que le fait d’avoir été invité par le lycée pour la cérémonie de remise des diplômes est encore beaucoup plus encourageant pour poursuivre son exploration de la chanson francophone et même son apprentissage du français en général. J’ai donc, en quelque sorte, semé une graine d’intérêt dans son esprit.

Didier a ensuite cité des exemples appris dans son cours, exemples qui lui semblent étranges, comme la création d’un parti politique, les signatures des élus… mais en concluant en disant que « la référence de notre société chinoise n’est sans doute pas unique, mais elle est relative ». Par ce propos sincère, je constate une sorte de « décentration ethnographique » chez cet élève. Dans Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde (2003), Jean-Pierre Cuq a proposé trois types de décentration : la décentration ethnographique, la décentration sociocentrique et la décentration égocentrique. La décentration ethnographique « est celle qui fait qu’on voit le monde selon sa culture d’appartenance et qu’on est tenté de croire, sans même le vouloir nécessairement, qu’elle est la meilleure et même la seule » (Cuq 2003 : 66). L’ethnocentrisme de Didier est combattu, dans une certaine mesure, par l’acceptation d’autres habitudes culturelles « ce n’est pas mauvais, c’est juste différent ». Le sociologue américain Herbert Blumer avait développé une idée, celle de concepts de

sensibilisation, qui « suggèrent dans quelle direction regarder » au lieu de « prescrire ce qu’il

faut voir », comme le font les concepts définitifs (Blumer 1954 : 7). En écoutant le témoignage de Didier « …il n’y a pas un critère absolu pour juger ces différences, ce n’est pas

182 mauvais, c’est juste différent… », je me suis rendu compte que j’ai pu, dans une certaine mesure, introduire ce concept de sensibilisation, car cet élève, au lieu de donner très rapidement un jugement définitif sur un phénomène social, appréhende des choses dans leur diversité.

L’extrait suivant concerne l’écriture réflexive d’un élève avec qui je n’ai pas pu faire un entretien à cause du manque de temps.

Benoît : L’apprentissage du français avec vous durant cette année représente un grand choc en rapport avec le système de valeur essentiellement chinois qui s’est formé dans mon esprit pendant ces 17 ans de ma vie (…) Avant, l’apprentissage du français, ma connaissance sur la France était seulement basée sur quelques films que j’avais regardés et quelques livres que j’avais lus. Mais les choses ont changé cette année. Par exemple, après votre exploitation de notre journal d’étonnement, je me suis rendu compte que les Français peuvent persifler les hommes politiques et qu’il existe même des émissions télévisées de ce genre ; après un an de lecture matinale, j’ai appris qu’ils ne mangent pas de foie gras et d’escargots à chaque repas et qu’ils ne sont pas si paresseux que ça (rire). Selon les différents documents vidéos que vous nous avez montrés au cours de cette année et vos explications, je me suis rendu compte que les Français sont vraiment à fond pour la revendication de leurs droits personnels, ce qui est très différent de chez nous où on nous enseigne sans cesse qu’il faut tout d’abord penser à l’intérêt de notre patrie, de notre groupe. J’ai l’impression que j’ai un nouveau cadre de pensée qui me semble également logique (…) j’ai vraiment aimé les séances sur la francophonie ! J’ai aimé quand vous nous avez amenés à regarder ensemble le concert du groupe belge Les retardataires. Apprendre le français ne signifie pas développer une admiration aveugle pour le français de France. À travers votre cours, j’ai apprécié la diversité de cette langue parlée dans le monde, et je pense que cette diversité est une véritable richesse et nous apporte beaucoup de choses sur la culture générale. Le fait de dire septante pour désigner 70 m’a vraiment intéressé. En plus, ça a poussé ma réflexion plus loin. Par exemple, pourquoi la région du Québec parle-t-elle le français mais pas d’autres provinces au Canada ? Pourquoi la Suisse et un certain nombre de pays d’Afrique parlent le français, mais pas l’anglais qui est pourtant maintenant une langue dite internationale ? Au lieu de donner une valeur absolue au mandarin et nier les autres variantes du chinois, les différents dialectes de la Chine, ne sont-ils pas également un trésor inépuisable pour la langue chinoise ? N’est-il pas temps pour moi de valoriser mon shanghaien ?

Concernant le contenu du cours, Benoît a particulièrement mentionné les séances sur la francophonie en affirmant que l’apprentissage du français ne signifie pas une « admiration aveugle » du français de l’Hexagone, et que « la diversité de cette langue est une véritable richesse », cela montre, de nouveau, comme dans le cas de Noémie, une ouverture et un respect vers l’altérité linguistique. Surtout ses propos, sur l’origine de la francophonie et la valeur de différents dialectes chinois, apparus sous forme de quelques questionnements, illustrent à quel point mes séquences didactiques ont stimulé sa réflexion, et l’ont poussé à une recherche plus avancée sur les régions francophones. Dans son essai Dialogues singuliers

sur la langue française, Michael Edwards a écrit :

« Il serait peut-être dans l’intérêt de la France et du français que se développe un français antillais, africain et autre, avec sa matière propre, sa couleur locale, et que le français donne naissance à une grandes famille de français apparentés mais différents, à l’instar du québécois » (Edwards 2016 : 198)

183 J’ai pu ainsi éveiller sa curiosité et son respect vers cette langue francophone différente par sa propre histoire, sa propre situation géographique. La francophonie dans toute sa diversité et sa

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