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Chapitre III. Le lycée chinois vu par le chercheur : un univers familier et méconnu

1. La discipline, le collectivisme et le patriotisme

1.3. Idéologie politique et lycée : école du Parti et pour le Parti ?

Dans chaque système scolaire, surtout durant la période de l’instruction obligatoire, l’école joue un rôle essentiel pour former les élèves à être de bons citoyens. La préconisation de l’idéologie varie selon la culture et les pays. Comme évoqué par Abdallah et Porcher :

« Si l’école aide l’élève à construire ou à gérer son capital culturel singulier, elle va avoir tendance à développer son capital conforme, ressemblant, à celle qu’elle valorise » (Abdallah et Porcher 1996 : 24)

Ainsi, la recherche des traces idéologiques dans les bâtiments du lycée est devenue ma principale préoccupation au début de mon séjour à Shanghai. Étant donné que la Chine est un pays qui n’a qu’un parti gouvernant, j’ai remarqué, dès le début, à travers mon observation, l’omniprésence des valeurs communistes et socialistes sur mon terrain. Sur le mur de toutes les salles de classes, il y a toujours deux grandes affiches. L’une est 社会主义核心价值观 (Valeurs centrales du socialisme14), résumée en 12 expressions, l’autre concerne 中小学生守 则 (règlement scolaire pour les élèves de collèges, lycées, et écoles primaires). (voir annexe 3, page 4).

La première est un catalogue des valeurs socialistes remises à l’honneur. Les lycéens sont invités à intérioriser et à réciter ces 12 valeurs socialistes fondamentales qui sont au cœur d’une campagne idéologique du Parti communiste chinois (PCC). Il est intéressant de noter que le mot « patriotisme » est placé parmi les premières valeurs. Les 12 valeurs incluent également des notions comme l’argent et la puissance, la liberté, l’autorité de la loi, l’harmonie, etc.

Monsieur Mu : Les élèves de notre école sont priés de mémoriser les valeurs socialistes fondamentales, les diverses significations du Rêve chinois (le nouveau slogan cher au président Xi Jinping), ainsi que les noms des personnages et les histoires de huit héros modèles servant à l’édification morale. (Conversation à la cantine du lycée au 15 septembre 2016).

Tel est le propos de Monsieur Mu, proviseur du lycée Guangming, que j’ai retenu lors d’une conversation banale durant le déjeuner à la cantine. Je me souviens également d’une anecdote entre Monsieur Mu et moi. Il s’agit d’une discussion, dans son bureau, à propos de l’invitation du chanteur français, Dantès. Je souhaitais avoir une séance de discussion entre mes élèves et lui dans mon cours (voir chapitre 6). Et la première phrase du proviseur a été « C’est une très bonne idée d’organiser une rencontre interculturelle avec la célébrité, je te soutiens complètement, tu peux le faire venir dans notre établissement à condition qu’il ne soit ni anti-communiste, ni anti-gouvernementaliste ». Cela m’a permis de ressentir à quel point l’idéologie du parti influence même les responsables de l’école.

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Si je traduis littéralement, c’est « socialiste » et n’est pas « communiste ». Le gouvernement chinois envisage dans ces expressions une sorte de socialisme à un fort caractère communiste.

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En ce qui concerne l’affiche sur le règlement scolaire pour les élèves, elle est composée de 9 principes formulés par de petites phrases de 6 mots chinois chacune. Le principe numéro un de ce règlement est, si je le traduis en français, « Aimer le Parti, aimer son pays, aimer son peuple », avec une explication en dessous de ces 6 mots, « Comprendre l’histoire du parti et du pays, défendre la gloire de sa Mère patrie, et aimer le Parti communiste chinois (PCC) ». J’ai aussi constaté, à travers ma recherche sur les différentes fonctions administratives des enseignants, un phénomène particulièrement chinois, il s’agit du poste de « secrétaire du parti communiste ». La principale fonction de cette enseignante est d’organiser diverses activités, entre autres, la visite du musée du PCC, le visionnage de films dans l’intention de promouvoir les idées du Parti auprès des professeurs et des élèves, et de cultiver le patriotisme des lycéens. Voici la réaction de Simon durant l’entretien :

Simon : Le premier jour de mon arrivée au lycée Guangming, Juliette m’a guidé pour visiter tous les bâtiments du lycée, et dans le couloir, nous avons rencontré une professeure et elle m’a dit « oh !, Simon, je te présente, c’est la secrétaire du parti communiste ». Dans ma tête je fais « oh là là ! ». Je dois t’avouer que j’étais très surpris, en France, avoir un parti dominant dans une école, c’est inimaginable. C’est interdit de parler politique à l’école. En tant que Français, c’est très bizarre pour moi, imagine, c’est comme s’il y avait un secrétaire du parti socialiste dans tous les lycées français, tu vois (rire). En plus, la banderole du parti communiste avec les valeurs centrales du socialisme affichées dans la salle de classe, c’est incroyable ! Je n’arrive pas à imaginer que François Hollande impose dans tous les lycées français l’emblème de partie socialiste (rire) ! (Entretien du 17 septembre 2016 dans mon bureau) .

Cet échange avec Simon sur le terrain était très intéressant, parce que, pour moi, dans un lycée, le fait d’avoir un secrétaire du parti communiste est tellement naturel que je ne me suis même pas rendu compte que cela pouvait surprendre les personnes venues d’ailleurs. Entretiens et échanges réguliers avec les francophones de mon terrain ont été très bénéfiques pour objectiver mon interprétation.

En outre, un peu comme le cours d’« instruction civique » dans les lycées français, il y a un cours qui s’intitule « morale et politique », au lycée Guangming, cours dans lequel les élèves apprennent les valeurs du PCC, quelques idées, quelques savoir-faire sur le fonctionnement du Parti. C’est un cours obligatoire et identique à l’échelle nationale. Et concernant le nationalisme, Simon avait beaucoup de choses à dire lors de notre entretien. J’ai transcrit ses remarques malgré leur longueur en raison de leur pertinence pour mon travail ethnographique :

Simon : Dans mon lycée, c’est interdit de parler politique, un professeur ne doit pas parler de politique avec nous, du moins il doit avoir un avis neutre, ça veut dire qu’il ne doit jamais donner un avis sur tel ou tel parti ou pour tel ou tel candidat, c’est quelque chose qui est interdit. Le cours de politique, on en a au lycée en France, mais c’est généralement un cours sur le fonctionnement du système politique, non pas un cours de politique dans le sens où on va étudier tel ou tel parti. Pour nous, la valorisation d’un parti politique, c’est quelque chose de très fort parce que ça ne marche pas comme ça chez nous. Donc pour certains lycéens français, ça peut paraître choquant. Mais pour moi, ce n’est pas quelque chose qui me choque, parce que j’estime, en fin de compte, que l’histoire de Chine et l’histoire française ne sont pas les mêmes, elles sont très différentes. La Chine est une république socialiste dirigée par le PCC et la France

38 est une république libérale, ça ne marche pas du tout de la même façon. Le formatage idéologique qui existe en Chine, je pense, c’est un point de vue très personnel, n’est peut-être pas dangereux, mais peut fermer les esprits des élèves dans les sens où le PCC n’enseigne que sa voix et impose sa propre voix. Moi, j’ai appris des opinions politiques en confrontant différents partis et différentes opinions. Je trouve que le nationalisme est exacerbé en Chine dans le sens où il est très développé, mais en même temps, je le comprends, la Chine est très grande et c’est une grande population, donc pour unir toutes ces populations, ces différentes ethnies, on essaye de les rassembler sous une même panière, sous une même couleur. Du coup, il est obligatoire de passer par un fort nationalisme pour que tout le monde se sente attaché à un même pays et justement pour éviter les divisions. Je dirais que cette valorisation du nationalisme, c’est ce qui unit le peuple. Aujourd’hui on voit bien que la population chinoise est quand même relativement unie derrière son gouvernement, derrière son pays. En France, la population est souvent divisée parce qu’on n’a pas tous les mêmes idées. Il y a de rares moments où la population française peut être unie, nationaliste, par exemple, pour la Coupe du monde, on voit que c’est seulement pour les événements sportifs où le peuple français fait Un, mais autrement, à part ces moments-là, on ne ressent pas d’engouement pour le drapeau français, pour son pays. (Entretien du 21 septembre 2016 dans mon bureau).

Chacun à son propre mot à dire sur la question du système politique et du système scolaire. Ici, je n’ai pas l’intention de juger les propos de Simon ou de prendre parti pour tel ou tel système. Mais le discours instantané, improvisé, et sincère de Simon sur ce sujet lors de l’entretien, m’a beaucoup touché dans la mesure où il m’a inspiré sur ma façon d’interpréter les choses, et sur ma façon de mener mon enquête. Tout d’abord, en tant que jeune adolescent, il peut se décentrer et nuancer ses idées selon le contexte. Il modalise et utilise les mots nuancés comme « mais », « en même temps », « relativement », etc. Il analyse, à sa propre manière, les avantages et les inconvénients du système scolaire chinois, et celui de son pays. Il y a de bonnes choses à prendre dans chaque enseignement. Cela me met en garde contre toute approche manichéenne, une division radicale entre le bien et le mal sur les phénomènes observés.

Ensuite, malgré de bons côtés, je partage la remarque de Simon sur le fait que le patriotisme exacerbé à l’école pourrait aboutir, dans une certaine mesure, à une certaine étroitesse d’esprit. La pluralité des points de vue est primordiale pour la socialisation d’un individu. Cet échange a consolidé mon idée d’appliquer la démarche interculturelle dans le cours, de façon à sensibiliser mon public à la différence culturelle à travers l’apprentissage d’une langue étrangère. Enfin, l’entretien non-structuré et l’échange permanent avec un lycéen français et deux professeures françaises autour des différents faits observés dans le lycée chinois ont ouvert mon horizon d’observation et d’interprétation. En tant que chercheur originaire de Chine, ce côté relativement familier et proche avec le lycée chinois aurait pu parfois constituer une barrière pour certaines découvertes significatives sans l’échange avec les francophones de mon terrain.

En effet, nos évidences ne sont pas forcément celles de l’autre, nos références et notre situation sociale non plus, nos formatages initiaux et notre éducation encore moins. De ce fait, l’entretien avec eux m’a semblé très pertinent durant mon enquête car il m’a apporté de nouvelles connaissances sur le système scolaire du lycée français et m’a permis de faire une

39 comparaison avec le contexte dans lequel je m’étais engagé. Et cette comparaison a pu parfois m’amener à adopter des actes beaucoup plus efficaces pour mon enquête et même pour ma pratique pédagogique. De ce fait, à part une forte couleur ethnographique, mon observation participante dans ce lycée est également revêtue d’une perspective interculturelle. La dimension ethnographique et la dimension interculturelle sont ainsi liées dans mon enquête de terrain.

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