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Chapitre III. Le lycée chinois vu par le chercheur : un univers familier et méconnu

2. Documents personnels et officiels de la communauté : des fenêtres ouvertes

2.3. Analyse des manuels : vient de et va vers une méthode traditionnelle ?

Un autre type de document personnel des élèves que j’ai remarqué dès le début de mon séjour dans ma communauté, c’est le manuel scolaire. À force de me promener souvent dans la salle de classe pendant la récréation, j’ai constaté un phénomène typique sur la table de tous mes élèves : une dizaine de manuels de chaque matière est entassée de façon quasi identique. En échangeant avec les apprenants, j’ai compris qu’ils étaient obligés, au début de chaque semestre, d’acheter les manuels de chaque matière pour suivre le programme. Par curiosité, j’ai pris une photo de la table d’un élève de seconde, où les dix manuels de chaque cours sont superposés (voir annexe 9, page 33). J’ai également pris quelques photos de manuels de certaines matières (voir annexe 10, page 34-37).

Je constate très clairement, à travers cette observation, le poids du manuel scolaire dans l’enseignement du secondaire en Chine. Le manuel est indispensable, pour tous les enseignants, quelles que soient leurs matières enseignées dans leurs préparations du cours. Dans l’inconscient collectif des élèves et professeurs chinois, le fait d’avoir un manuel est beaucoup plus « rassurant ». Rétrospectivement, c’était pareil quand j’étais écolier et lycéen. Je me rappelle le plaisir d’un petit garçon reniflant l’odeur d’une petite dizaine de nouveaux manuels scolaires. Les manuels sont sans doute l’élément le plus représentatif dans la mémoire collective des élèves chinois. En ce qui concerne le manuel, voici la remarque d’Élise pendant notre entretien :

Élise : Ce que j’ai constaté au lycée Guangming, qui m’a un peu étonné, c’est que les élèves ont leurs manuels personnels et qu’ils écrivent dessus. Ça me fait un peu bizarre (rire). En France, en général, le manuel de cours est acheté par l’association des parents d’élèves. C’est comme si les élèves prenaient une location en début d’année, et à la fin de l’année ils les rendent, car l’année suivante, ils seront pour d’autres élèves. En France, chaque professeur a la liberté de travailler comme il veut, alors qu’en Chine, j’ai l’impression que le prof ouvre le manuel à la page 1 en début d’année, et qu’à la fin de l’année, il doit arriver à la dernière page du bouquin quoi. Pour nous, ce n’est pas choquant, mais c’est juste que ce n’est pas dans nos pratiques. Par exemple, dans mon lycée en France, j’ai des collègues qui n’utilisent pas le manuel de toute l’année. Aucune obligation de suivre les manuels. Je pense que si mon inspecteur voyait que je suivais mot à mot le manuel, il me dirait tout de suite « Arrêtez ! ». (Entretien du 29 septembre dans notre bureau).

47 Une fois de plus, un témoignage sur l’hétérogénéité des pratiques. Ces divergences évoquées par les francophones de mon terrain me font constamment remettre en question les situations auxquelles je me suis habitué. Parmi ces dix manuels posés sur la table de mes élèves, j’ai porté mon attention sur le manuel de français car c’est celui qui me concerne le plus et j’en ai fait une analyse approfondie.

Le manuel imposé par l’établissement s’intitule Le Français, conçu par M. Ma Xiaohong, un éminent professeur de Beijing Foreign Studies University (Université de langues étrangères de Pékin).J’ai discuté avec mes collègues de ce manuel, et voici la réponse de Juliette lors de notre conversation, une enseignante chinoise de français qui travaille depuis la fondation de la section de français LV1 au lycée Guangming.

Juliette : C’est un manuel que nous avons utilisé dès la fondation de notre section de français. Et, à part quelques exceptions, quasiment tous les lycées en Chine, qui enseignent le français en tant que LV1 ou LV2, utilisent ce manuel. (Conversation du 17 septembre 2016 dans notre bureau).

Par conséquent, une analyse de ce manuel m’a semblé primordiale dès mon arrivée, puisque cela me permettait d’avoir une idée claire de ses particularités. L’analyse me permettrait également de savoir jusqu’à quel point je pourrais relier ma propre idée de l’approche interculturelle à celle du manuel. Il est vrai que, dans un contexte scolaire où le manuel est imposé et qu’il est le fil conducteur d’un cours, le professeur peut rester libre d’adapter sa progression à son public, de compléter ou de réorganiser les contenus proposés par le manuel. Puisque mon centre d’intérêt repose sur l’interculturel, mon attention s’est focalisée sur le contenu culturel du manuel. Je voulais savoir comment l’altérité était présentée dans le manuel tout en observant d’autres aspects significatifs qui sont proposés dans le livre. J’ai lu attentivement l’avant-propos dans le souci d’en connaître son origine. Le manuel en question,

Le Français, comprend 4 volumes publiés (pour 4 ans de licence en système scolaire chinois)

au début des années 90 selon le principe de « programme des cours de FLE pour l’enseignement supérieur »(avant-propos, voir annexe 11, page 39). Le manuel a reçu un accueil triomphal chez les enseignants et apprenants de FLE et donc, des établissements secondaires l’ont même choisi comme support d’enseignement (comme le lycée Guangming de Shanghai). On voit bien que, depuis environ 30 ans, on utilise toujours le même manuel dans les établissements chinois, même si on en a une version révisée.

Chaque volume de ce manuel comprend un livre d’élève avec un CD, un cahier d’exercices et un guide pédagogique pour les enseignants. J’analyse ici le premier volume de ce manuel, car c’est le manuel que j’utilise dans mon cours avec le public de seconde. La structuration est similaire pour ces 4 volumes.

J’ai commencé mon observation par la couverture et la 4e de couverture (voir annexe 12, page 40-41). Sur la couverture, une grande photo de la Tour Eiffel est présentée au centre de la page avec le titre du livre Le Français en chinois et en français, au-dessus de cette image. C’est pareil pour la 4e de couverture, encore une photo de la Tour Eiffel ; c’est le seul dessin de la couverture, et il est placé en plein centre. Pour mes élèves, un groupe de grands

48 débutants, une image stéréotypée (Paris, la Tour Eiffel) de la France est transmise ainsi dès le premier contact visuel avec leur manuel.

Ensuite, j’ai observé l’épaisseur de ce livre. C’est un gros livre de 460 pages. Le professeur de français doit finir toutes les leçons de ce livre en une année scolaire. J’imagine déjà le stress des professeurs pour atteindre cet objectif avec ce gros volume, en seulement un an. Cette obligation d’enseigner en intégralité un gros livre limite plus ou moins l’imagination et l’enthousiasme des professeurs qui veulent tester d’autres choses dans leur classe. Il est apparu comme pas très adapté à l’apprenant, car les contenus à assimiler sont trop nombreux pour être traités en un an. Je ressens déjà le challenge qui m’attend pour intégrer la dimension interculturelle face à cette contrainte pédagogique.

Selon la table des matières (voir annexe 13, page 42), le manuel est découpé en 18 leçons divisées en deux grandes parties : cours de phonétique (de leçon 1 à leçon 10) et cours élémentaire (de leçon 11 à leçon 18). Les leçons sont regroupées par thèmes (par exemple, « Manger en France » ; « Le rythme de la vie », « La famille », etc.). Chaque leçon comporte environ 30 pages et se compose de 7 parties : « Texte », « Grammaire », « Mots et expressions », « Des mots pour le dire », « Un peu de phonétique », « Un peu de civilisation française », « Lecture ». Pour avoir une vision plus précise et concrète de chaque partie, je vais analyser ces parties en général, en faisant plus concrètement un parallèle avec la leçon 15 de ce manuel intitulée « Manger en France! »(voir annexe 14, page 43-50)

Le point de départ de chaque leçon est un support écrit, sous forme de dialogues et de textes. Tous les dialogues sont enregistrés sur le CD permettant ainsi une approche plus agréable. Cependant, les dialogues sélectionnés sont des documents fabriqués avec une visée grammaticale claire et nette. Parmi les 18 leçons, je n’ai pas trouvé ne serait-ce qu’un document authentique ! Il n’y a quasiment pas d’iconographie dans ce manuel. La première partie de chaque leçon « dialogue/texte » est accompagnée d’une liste de vocabulaire avec la traduction en chinois ainsi qu’une partie intitulée « Notes » qui vise à donner une traduction en chinois de certaines phrases complexes apparues dans le texte et à donner un éclaircissement sur certains points grammaticaux apportés par ces phrases.

Dans la leçon 15, le dialogue s’intitule « Au restaurant universitaire ». En lisant le dialogue, je peux facilement remarquer que c’est un dialogue purement fabriqué en intégrant intentionnellement dans celui-ci plusieurs articles partitifs et l’impératif, étant donné que ces points grammaticaux sont l’objectif principal de cette leçon. Par exemple : « Pour un plat chaud, il y a des légumes et de la viande, et toi tu prends quoi ? Du poulet ou du bœuf ? » « Alors, allons-y ». Le dialogue est suivi de 2 pages de listes dans les deux langues de mots et de 8 notes pour l’explication des phrases complexes en chinois, ce qui montre, de nouveau, la priorité absolue de traduction pour les concepteurs de manuels en Chine.

La partie « Grammaire » apparaît juste après le dialogue. Pour la leçon 15, trois points grammaticaux (article partitif, pronom adverbial en, impératif) sont explicités et expliqués, l’un après l’autre, de façon extrêmement détaillée et structurée. La notion, la formation et l’emploi de ces trois points grammaticaux sont expliqués exhaustivement dans les deux langues avec des exemples très concrets. Ce mémo grammatical très complet présenté par

49 l’auteur, montre bien son attachement à l’aspect grammatical de la langue. La préconisation de la grammaire explicite et inductive se remarque facilement à travers la manière dont le concepteur du manuel apporte les informations grammaticales. Cette partie « Grammaire » est suivie par une liste de « conjugaison » de certains verbes (acheter, s’asseoir, boire, choisir, ouvrir). La partie « Grammaire » compte 7 pages, un peu plus d’un quart de l’ensemble de l’unité, soit, la plus grande proportion dans la leçon.Ce rôle prépondérant de la grammaire dans un manuel influence, plus ou moins, la façon dont les enseignants transmettent leur savoir. Face à ce seul document pédagogique, les enseignants eux-mêmes, deviennent les défenseurs et les promoteurs de l’aspect grammatical de la langue. Par conséquent, les élèves, quant à eux, assimilent ce type d’apprentissage réceptif et linguistique ce qui n’est pas favorable à une éducation interculturelle.

Les parties « Des mots pour le dire » et « Un peu de phonétique » sont suivies de la partie « Grammaire », mais elles n’occupent qu’une page chacune. « Des mots pour le dire », introduit les phrases ou encore les structures syntaxiques utiles pour la conversation quotidienne qui a un lien avec le thème de la leçon. « Un peu de phonétique » présente certaines règles phonétiques (par exemple : les liaisons interdites) ou des exercices de prononciation qui visent à résoudre les difficultés phonétiques du français.

La seule trace de ce manuel qui traite de la culture française, est la partie suivante qui s’intitule « Un peu de civilisation française » avec une image, encore une fois, de la Tour Eiffel – stéréotype répandu dans l’inconscient collectif des Chinois sur la France. C’est la partie que je cherchais dès le début étant donné que cela pouvait avoir un lien étroit avec ma pratique interculturelle que je pouvais éventuellement mettre en place.

À ma déception, les contenus de la partie « Un peu de civilisation française », dans ce manuel, présente essentiellement une culture encyclopédique. Par exemple, dans cette leçon 15, l’auteur présente d’une manière très générale les repas des Français, les six plats préférés des Français, avec quelques informations supplémentaires sur les desserts et les boissons. Ce type de culture informationnelle n’est pas propice à une démarche interculturelle. L’enseignement de la culture a été réduit à la notion de « connaissance de ‘la’ culture nationale cible » (Blanchet et Coste, 2010 :9). En témoignent également l’usage qu’en font nombre de manuels de langues (Auger 2007). La plupart des enseignants ont été formés à la « perspective civilisationniste », c’est-à-dire à une accumulation des connaissances sur la culture cible en faisant primer l’idée de cultures nationales homogènes.

Ainsi, les enseignants sont dans cette « zone de confort » de la répétition, de la transmission de savoir encyclopédique de la culture. Changer cette situation devient assez difficile. La perspective interculturelle, est une perspective situationnelle, intersubjective, dialogique, et dans cette perspective, la dimension pragmatique l’emporte sur la dimension d’accumulation des connaissances. Cependant, ce changement de paradigme n’est pas encore très abouti dans la conception de manuels et dans l’enseignement des langues étrangères. La culture est posée comme un objet de connaissance extérieur à l’apprenant. Cette perception de la culture dans le manuel est celle d’une « réduction au fond contradictoire avec le cœur de la notion de relation interculturelle », car la problématique interculturelle a été plutôt conceptualisée « comme

50 celle d’une expérience concrète de toute forme d’altérité socioculturelle vécue par les individus dans leurs interactions » (Blanchet et Coste 2010 : 9). Par conséquent, la manière d’aborder l’aspect culturel, dans ce manuel, ne permet pas la portée heuristique et interventionniste de l’interculturel.

La partie suivante regroupe les « Exercices » et elle est constituée par diverses activités langagières. Cependant, en feuilletant ces pages, je remarque tout de suite que les exercices structuraux sur les points grammaticaux évoqués dans le texte de la leçon ainsi que l’exercice de version et thème (traduction) occupent l’essentiel de cette partie. En ce qui concerne la leçon 15, cette partie est envahie par les exercices grammaticaux, sous diverses formes, entre autres, modèle à recopier (page 343), texte à trous (page 347), questions-réponses (page 347), sur l’article partitif, le pronom adverbial « en », et l’impératif. Une série d’exercices qui repose uniquement sur la compétence linguistique et pas sur la compétence culturelle ou interculturelle.

La leçon se termine par la partie « Lecture ». Ce sont des textes supplémentaires, souvent littéraires, qui ont un lien étroit avec le sujet de l’unité. Pareillement au texte et au dialogue principal de la leçon, les documents de cette partie sont également suivis par une liste de vocabulaire présenté en deux langues (chinois et français). L’objectif pédagogique de cette partie est, bien évidemment, encore une fois, l’étendue du bagage lexical des apprenants et le renforcement de la capacité de la traduction.

Le « Guide pédagogique » destiné aux enseignants qui utilisent ce manuel a un objectif principal également clair et net. C’est le renforcement des compétences lexicales, grammaticales et de traduction. Je ne trouve nulle part des activités à visée culturelle et interculturelle. Ce guide est significatif dans la mesure où il me permet de comprendre davantage les principes pédagogiques préconisés par le concepteur du manuel.

Si je résume le principe de ce manuel, l’accent est mis sur la progression grammaticale à travers la présentation et l’analyse des structures linguistiques correctes, des exercices de grammaire et de traduction, ayant pour supports didactiques des textes dont la plupart sont des documents fabriqués. En raison de la prédominance de la composante linguistique, les aspects socioculturels sont relégués au second plan, et je remarque une absence importante de problématisation interculturelle de la langue.

À propos du manuel de langue, j’ai échangé davantage avec Fabienne, lors de notre entretien, car elle est enseignante de français et de théâtre dans un lycée en France. Elle a fait une remarque bien intéressante :

Fabienne : L’an dernier, j’étais dans un lycée de Pékin pour un an de mission. On suivait le manuel Tandem (un manuel édité en France chez Didier), on tourne les pages, sans aucune réflexion, aucune recherche. Les gamins s’endormaient. Il n’y a pas assez de recherche, assez d’inventivité. Le manuel Tandem utilisé en version originale en France, il est pas mal à la base. Cependant, en venant en Chine, ce manuel est « sinisé », parce qu’on ajoute des paquets de listes de vocabulaire, des traductions, listes de conjugaison, et donc ces parties supplémentaires et les dessins artificiels ont remplacé les documents iconographiques authentiques de la version originale. Il n’y a donc aucun document authentique dans l’adaptation chinoise de Tandem. Ils

51 ont gommé tout l’avantage des documents authentiques et en plus, ils font des pages entières de traductions. (Entretien du 26 septembre dans notre bureau).

Le témoignage de Fabienne est significatif dans la mesure où il reflète le phénomène dans une autre perspective. Il s’agit bien de l’adaptation de manuels dans le contexte culturel. Si « pour l’élève, le manuel importé sera ‘meilleur’ parce qu’il joue sur la séduction » (Zarate, 1993 :49), ces manuels sont transformés et « sinisés » (voir annexe 15, page 51)18 par les pédagogues chinois pour être cohérents avec la culture d’apprentissage des apprenants sinophones. Une sorte de désintérêt envers les documents authentiques et la mise en valeur de la compétence lexico-grammaticale sont visibles dans cette adaptation.

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