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Chapitre VI. Des échanges face-à-face : démystification du déjà-dit

4. Bilan de ces rencontres interculturelles et quelques considérations didactiques

4.2. Un simple contact direct ? Arrière-pensée de la rencontre interculturelle

En organisant des échanges interculturels de natures différentes sur mon terrain, je ne vise pas seulement à un simple rassemblement des individus et à la connaissance exclusive et limitée aux personnes invitées. Au contraire, j’ai le dessein de faire prendre conscience aux élèves de l’arbitraire du système de référence de leur culture d’appartenance, et de l’importance d’avoir un regard moins stéréotypé sur les Français et sur la France en les mettant en relation avec les francophones qui sont susceptibles d’élargir leur zone de connaissance et de compréhension des différences. À ce propos, la définition de la rencontre interculturelle explicitée dans les travaux du Conseil de l’Europe affirme la légitimité de cette finalité :

« Rencontrer quelqu’un en possession d’autres antécédents culturels n’est pas seulement une rencontre avec cette personne, mais aussi avec vos suppositions dissimulées au sujet des visions du monde de celle-ci. L’expérience de l’altérité, lorsqu’elle touche au plus profond de votre programmation culturelle, déclenche une intense expérience interculturelle qui met en jeu des facettes cachées de la différence culturelle » 48

Surpasser la connaissance superficielle des personnes et un simple rassemblement des gens par l’entremise de la communication guidée par une activité interculturelle bien élaborée et ébranler la programmation culturelle des apprenants via le contact direct sont toujours mes préoccupations principales dans ces rencontres. Comme disait Martine Abdallah-Pretceille :

« Rencontrer autrui, ce n’est pas seulement utiliser ‘ses mots’. Au-delà de la linguistique, il est nécessaire de développer d’autres compétences : aptitude à l’empathie, à la communication, à la négociation intergroupale…compétences sans lesquelles tout apprentissage linguistique risque d’être réduit à une mécanique. La connaissance d’une langue peut, paradoxalement, occulter la rencontre de l’Autre et développer une forme de psittacisme social, d’autisme social policé et généralisé si elle n’est pas doublée d’une éducation à l’altérité» (Abdallah-Pretceille 1999 : 97).

En suivant le principe d’Abdallah-Pretceille, les rencontres que j’ai mises en place s’inscrivent surtout dans une éducation à l’altérité mais sans perdre le fil de l’apprentissage de la langue cible. Ces échanges directs n’ont pas été essentiellement perçus comme un moyen de développer des compétences linguistiques. La communication, de ce fait, n’a pas été réduite à sa dimension linguistique. C’est la raison pour laquelle j’ai autorisé les élèves des deux pays, pendant le cours d’échange, à utiliser leur « langue passeport » – l’anglais – si nécessaire, pour mieux se faire comprendre lors de leurs discussions en groupe. C’est la

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Consulté sur le site de ARI : https://rm.coe.int/concepts-pour-discussion-autobiographie-de-rencontres-interculturelles/168089ea80

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raison pour laquelle je les ai fait danser ensemble pour une aptitude de la négociation intergroupale. C’est aussi la raison pour laquelle, je suis constamment intervenu pendant le discours du chanteur Dantès afin de souligner, pour les élèves, quelques aspects importants concernant l’interculturel (par exemple, commentaire sur l’hétérogénéité des régions françaises pour une mise en garde de la centration sur Paris). C’est encore la raison pour laquelle, j’ai insisté pour inviter Simon dans mon cours pour augmenter la fréquence de la rencontre directe entre mes élèves et leur seul camarade francophone. C’est enfin la raison pour laquelle, j’ai attribué un rôle de « pilier interculturel » à Simon, pour relativiser sans cesse le regard ethnocentrique des élèves et concrétiser l’image de la France et des Français dans leur esprit…

Expert en négociations interculturelles, Clair Michalon (2017) a démontré, dans son livre le

conteur et le comptable, que la plupart du temps, quand on s’interroge sur la question de la

diversité culturelle, on fait toujours un lien entre diversité culturelle ou comportementale et paramètre identitaire. Alors on voit fleurir des expressions, des perceptions du genre « Il fait comme ça, parce qu’il est chinois/français/allemand… », « Il fait comme ça, parce qu’il est musulman… ». On voit fleurir également des phrases « essentialistes » où le verbe être est suivi d’un adjectif du type « Les Français sont fainéants, les Chinois sont timides… »,

caractéristiques du fonctionnement stéréotypique. En réalité, cette façon d’aborder la diversité fige les situations et laisse extrêmement peu d’espace à l’évolution des comportements des hommes. Ainsi dans son livre remarquable Évidences invisibles, Raymond Carroll insiste sur le fait qu’il :

« Il faut s’efforcer de ‘faire le guet’ en apprenant à reconnaître ses jugements de valeur quand on croit décrire. Quand je fais des phrases essentialistes, comme mentionnées plus haut, je ne suis pas en train de décrire, mais d’attribuer des caractéristiques de mon choix à l’autre » (Carroll 1987 : 22).

Comment peut-on avoir une réflexion critique si on en reste à l’idée que les comportements sont liés à des paramètres de type identitaire (nationalité, ethnicité, religion, couleur de peau, etc.) ? Le fait que les explications sont basées sur des paramètres qui, quant à eux, ne changent pas ou rarement. L’ethnicité, la nationalité, la religion, la couleur de peau ne changent pas du jour au lendemain, ce sont des éléments qui ne sont pas facilement négociables. Ainsi, regarder le monde à travers ces paramètres identitaires, risque de créer des tensions. C’est le « risque du culturalisme » (Dervin 2009 : 128), selon l’expression de Fred Dervin, qui repose sur une conception différentialiste en mettant en exergue le déterminisme culturel. Il faut donc introduire le mouvement, le changement dans des outils de lecture et des outils interprétatifs de la différence des êtres humains.

Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot estiment que le stéréotype « schématise et catégorise » les faits et c’est « une image collective figée » (Amossy et Pierrot 2011 : 29). Cette représentation caricaturale figée et standardisée provoque une lecture simplificatrice de l’altérité. Je me suis donc efforcé de créer une relation entre mes élèves et les francophones en organisant ces rencontres qui visent à bouleverser l’image figée sur les Français et à se débarrasser de leur lunette ethnocentrique. Par exemple, Dantès n’est plus le « Français typique » à cause de sa maîtrise parfaite du mandarin, une langue insurmontable pour les

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Européens selon les Chinois. En découvrant son humilité, sa bienveillance, sa curiosité, son amour de la Chine, son degré de « sinisation », sa relation amicale avec ses pairs chinois créée grâce à l’intervention permanente dans mon cours, les élèves perçoivent que Simon ne fait plus partie des « lycéens français typiques » qui sont considérés comme relativement « froids » par les élèves chinois. À travers le cours d’échange avec la délégation des élèves francophones, les élèves chinois deviennent les proches lointains de leurs homologues français. En effet, pendant le cours, via l’activité de discussion et les activités que j’ai conçues, mes élèves ont découvert que, malgré la différence de bagage culturel, il y a quand même pas mal de points communs entre eux et les lycéens français au niveau des loisirs, des centres d’intérêt, etc.

Une dimension éthique est visée dans ces rencontres. Il s’agit bien de l’Autre en tant qu’Autre, non pas de sa culture ni de ses appartenances. En effet, l’interculturel ne dépend ni des caractéristiques d’autrui ou des miennes, mais des relations entretenues entre moi et autrui. Comme démontré brillamment par Clair Michalon, en 2013, dans son discours impressionnant sur le plateau de TED concernant la différence culturelle, le comportement et la caractéristique des hommes correspondent à l’adaptation des hommes à leur contexte. La nationalité, la religion, la couleur de peau, etc., sont second. Par conséquent, selon lui, il faut changer notre regard qui met trop l’accent sur les paramètres identitaires comme les origines, les pays de l’Autre, car « Les fameux plis du monde n’existent que dans mon regard. En commençant par changer mon regard, eh bien, je déplie le monde »49.

Pour boucler cet épisode de mon histoire, je voudrais dire que j’ai tiré profit des personnes que je connaissais à titre personnel (Dantès) et les amis que j’ai rencontrés (par exemple Simon et la délégation française) sur mon terrain pour enrichir et varier la mise en pratique de l’interculturel dans mon intervention pédagogique. Je voudrais également signaler qu’une grande amitié interculturelle s’est créée non seulement entre mes élèves et Simon, mais également entre ce lycéen français et moi. Le contact constant entre Simon et moi-même après notre retour en France représente la preuve de cette belle amitié franco-chinoise. Toutes ces rencontres et amitiés constituent un paysage qui m’a beaucoup touché sur le plan émotionnel durant mon séjour à Shanghai.

Toutes ces personnes qui font partie de mon expérience interculturelle méritent donc vraiment que je fasse couler mon encre pour leur rendre hommage. Mon histoire et ma thèse, malgré sa touche académique, représentent en fin de compte, un travail basé sur le relationnel, l’amitié et les rapports humains et ces éléments sont, à mon sens, l’essence de toute forme de savoir. Le savoir est humain, et la thèse que je fais est un travail avant tout humain. Par conséquent, les premiers acteurs de ma recherche sont ces hommes et ces femmes qui m’ont permis de réaliser ce travail et qui m’ont permis de constituer mon histoire.

Il convient de signaler ici que ces rencontres interculturelles ne sont pas des « baguettes magiques » pour le changement réflexif des élèves. Il y a certainement des points à améliorer sur le plan organisationnel et pédagogique, notamment à cause de mon manque d’expérience

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Ce discours de Clair Michalon qui s’intitule « Changer son regard sur les hommes pour voir le monde autrement » sur le plateau de TED est consultable sur le site https://www.youtube.com/watch?v=6DXmjKlL0Os

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et les limites dans mes propres connaissances. Cependant, je suis arrivé quand même, par mes efforts sincères, à mettre en relation les uns avec les autres via ces échanges face-à-face et à démystifier plus ou moins le déjà-dit concernant la langue-culture cible et ses ressortissants. Se projeter vers l’Autre, se prolonger dans ce qui est étranger, c’est en effet sortir de notre carcan et éviter de se perdre. L’interculturel renvoie à la manière dont on voit l’altérité, à la manière dont on se voit et c’est cette dimension humaine qui rend ce terme encore beaucoup plus charmant. L’humain est le noyau dur de l’interculturel, comme l’a si bien résumé Jean-Pierre Vernant « On se connaît, on se construit par le contact, par l’échange avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont » (Vernant 2004 : 180).

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Chapitre VII. Interculturel et« lecture matinale » : « culturiser » la langue

et « linguistifier » la culture

Dans cet épisode de mon histoire, je vous invite à découvrir l’intervention didactique, invention dont je suis l’auteur. Je l’appelle « lecture matinale ». Le journal d’étonnement et les échanges en face-à-face que je vous ai présentés dans les chapitres précédents sont des épisodes importants de mon histoire interculturelle. Cependant, ils sortent peu de la « norme scolaire », dans le sens où j’ai tiré profit soit du séjour de mes élèves en France, soit de celui des francophones qui sont venus à Shanghai. Avec la lecture matinale, j’ai mené une réflexion pour une concrétisation de l’interculturel dans la pratique quotidienne de la classe. Elle implique une prise de conscience de l’indispensabilité de la dimension interculturelle dans la pratique quotidienne du cours.

Le cours au lycée Guangming commence à 8h, mais chaque élève doit se rendre au lycée, selon le règlement intérieur de l’école, à 7h. La période entre 7h et 7h35 est nommée 早读 (zao du) en mandarin, par le lycée, c’est-à-dire « lecture matinale » qui consiste en une traduction verbatim en français. Entre 7h35 et 8h00, tous les élèves descendent sur le terrain de sport pour le fameux « exercice gymnastique » (voir chapitre 3). La « lecture matinale » n’est pas une période prévue pour l’enseignement, les élèves peuvent faire une lecture de leur choix, par exemple, réciter à voix haute un texte de leur cours de chinois, d’anglais, de français, etc. Cependant, au début de mon séjour dans l’école à Shanghai, j’ai remarqué que les élèves ne profitaient pas assez de ce moment précieux. Ils discutaient, rigolaient et n’étaient pas été très impliqués.

Ainsi, en vue d’une optimisation de cette période matinale, une idée m’est venue à l’esprit : intégrer systématiquement la culture francophone durant cette période en profitant de ces 35 minutes, concevoir un cours dédié totalement à l’analyse culturelle pour une prise de conscience de l’interculturel. J’ai discuté de ce projet avec le professeur principal de ma classe, Monsieur Chen, et également avec le proviseur du lycée, Monsieur Mu, et ils ont tous les deux accepté ma proposition avec plaisir en me donnant l’autorisation d’utiliser les moments matinaux. La lecture matinale implique, pour moi, un énorme travail hors du programme scolaire, néanmoins, je me suis lancé dans cette aventure de mon plein gré en gardant à l’esprit la pertinence que cela pouvait représenter pour une mise en avant de l’interculturel. Étant donné que pour le « cours ordinaire » il faut suivre les manuels imposés par l’école, ces 35 minutes chaque matin constituaient, pour moi, des moments privilégiés. Dans ce cours, j’ai privilégié les documents authentiques audio-visuels, iconographiques, comme supports déclencheurs de chaque séance. J’ai surtout utilisé des vidéos, souvent beaucoup plus attractives pour les jeunes adolescents. Concernant les critères de choix des supports, je me suis basé sur trois grands principes. Tout d’abord, j’ai choisi des documents permettant d’analyser la diversité culturelle et de développer le regard critique sur l’altérité de façon à voir une évolution des attitudes et des comportements. Ensuite, je me suis appuyé sur des supports culturels, comme des vidéos sur l’actualité, des extraits de films, des chansons, des émissions de télévision, des documents iconographiques, etc. Le dernier critère consistait

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à tenir compte des goûts et des intérêts des étudiants. Le questionnaire que j’ai élaboré au début de semestre (voir chapitre 4) me permettait d’avoir une vision globale de leurs centres d’intérêt. À part cela, l’échange constant avec les élèves après le cours et pendant la récréation m’a donné des idées encore plus précises sur leurs violons d’Ingres. La substantifique moelle de cette série de lectures matinales est donc l’apprentissage des langues à travers la culture, c’est-à-dire la contextualisation culturelle permanente de la compétence linguistique. L’objectif est de former les élèves à la compétence interculturelle sans perdre le fil de l’apprentissage des langues.

À présent, je vais vous raconter les mesures concrètes que j’ai prises pour la lecture matinale. Signalons tout de suite qu’il ne s’agit pas, ici, d’une présentation exhaustive de tout ce que j’ai fait sur le terrain, ce qui serait illusoire. Je vais plutôt sélectionner les activités révélatrices et représentatives qui peuvent mettre en évidence ma conviction pédagogique.

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