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Chapitre VI. Des échanges face-à-face : démystification du déjà-dit

4. Réflexion didactique sur les « mesures phares »

4.3. Arrière-pensée dans ma démarche de construction de l’altérité

Les élèves ont été exposés, pendant la lecture matinale, aux différents paysages inédits chez les autres. Ils ont été confrontés aux autres classifications et perceptions de la réalité en voyageant avec moi vers les caractéristiques spécifiques de la culture cible. J’ai élargi leurs repères, par la présentation de l’image kaléidoscopique de la francophonie, en les sensibilisant ainsi à l’altérité linguistique et culturelle de la langue qu’ils étaient en train d’apprendre. Au lieu de dynamiter leur motivation, j’ai dynamisé l’ambiance de mon cours à travers l’exploitation constante de leurs centres d’intérêt culturel, tout en stimulant leur réflexion sur soi et sur l’Autre.

Toute ces mesures pour la construction de l’altérité sont inspirées par mes lectures de

naturevariée conçues par différents « artisans » de l’interculturel : écrivains, sociologues, linguistes, didacticiens, institutions internationales, etc. Cette plongée et cette navigation dans

la littérature interculturelle m’ont permis de synthétiser la quintessence de ma lecture qui peut également justifier le choix de ma pratique du quotidien – celle de la lecture matinale dans une visée interculturelle tout au long de mon séjour sur le terrain.

Sur le plan anthropologique, Iidiko Lazar et Efrosyni Tofaridou ont signalé un phénomène intéressant en disant que « à en croire les cartes et les atlas, il était clair que votre pays et votre continent étaient au centre du monde, et que tous les autres n’en formaient que la périphérie »59(Lazar et Tofaridou 2005 : 7), ce qui confirme la citation de Jean-Yves Mas « le réflexe ethnocentrique est un réflexe immédiat et inévitable face à l’altérité » (Mas 2013 :72). Le réflexe premier et immédiat devant l’Autre est l’égo-ethnocentrisme, et de nombreux

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Il suffit de regarder les planisphères fabriqués dans différents pays, par exemple, la Chine est au centre sur la carte chinoise ; la France et l’Europe de l’Ouest se trouvent au milieu dans le planisphère français ; le continent américain se situe au cœur de la carte des États-Unis; l’Australie se positionne même sur la partie supérieure d’une carte, qui est pour nous une carte inversée.

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anthropologues nous rappellent cette idée depuis longtemps. Pour dépasser ces centrismes, cette tendance naturelle de l’individu, on peut imaginer, dans un cours de langue, des activités qui ont une finalité non seulement linguistique, mais aussi des activités qui visent la réflexivité, la gestion, le retour sur les attitudes de fermeture que peut déclencher la découverte d’une société autre. Autrement dit, il faut essayer de faire rentrer une sorte de souplesse anthropologique, une attitude de disponibilité pour l’altérité que nos élèves n’ont pas spontanément. C’est la raison pour laquelle j’ai sans cesse intégré la spécificité culturelle de la France dans la lecture matinale pour infléchir leurs idées.

Cela dit, la culture que j’ai enseignée et privilégiée dans mon cours, n’est pas de « la culture cultivée » ou des éléments immédiatement reconnaissables. En sciences sociales, pour décrire la nature de la culture, Gary R. Weaver (1986), a utilisé la métaphore de l’iceberg pour bien cerner cette notion. La partie émergée de l’iceberg correspond à seulement 10 % de celui-ci, cela concerne les aspects immédiatement reconnaissables comme la littérature, l’art, l’architecture, le costume traditionnel, la musique, etc., alors que la partie immergée de l’iceberg représente environ 90 % du volume total. Il s’agit des éléments qui ne sont pas facilement repérables au premier abord comme la valeur, la conviction, les attitudes. Elle échappe à la perception immédiate des gens qui n’appartiennent pas à ce groupe. Et « cette partie inconnue et immergée de la culture reste à ‘explorer’, pour éviter un éventuel risque de collision »60

C’est la raison pour laquelle, pour la lecture matinale, je me suis penché sur la valeur, la conviction, l’habitus… l’aspect invisible de la culture cible pour une compréhension approfondie de l’altérité. Comprend-t-on vraiment ce qu’on voit chez l’autre, si l’on est inconscient voire ignorant de la partie invisible de l’iceberg de l’autre ? Qu’en est-il si nous sommes aussi inconscients et ignorants de la partie invisible de notre propre iceberg ? C’est pour cela que la dimension réflexive, la réflexion sur soi et sur l’autre sont constamment intégrées dans mon intervention pédagogique de ces matins.

De surcroît, sous la plume de Robert Galisson, la partie émergée de la culture, comme la littérature, l’art, les monuments, les faits, etc., est, la plupart du temps, « la culture savante », « la culture élitiste », « la culture cultivée » (Galisson 1991 :116), qui sont l’apanage exclusif d’une classe qui ne représente qu’une faible minorité du groupe natif. En revanche, la partie immergée de la culture comme les us et coutumes et les valeurs, est principalement, la « culture partagée » qui joue un rôle essentiel dans la mesure où c’est une culture transversale qui touche la grande majorité du groupe. De ce fait, il a formulé une hypothèse qui consiste à « faire comme si cette ‘culture acquise’ et partagée par les natifs, à l’extérieur de l’école, pouvait être apprise par les étrangers à l’intérieur de l’école, grâce à des moyens appropriés » (Galisson 1991 : 118).

En me basant sur son hypothèse, mon « moyen approprié » pour enseigner la culture partagée est donc la lecture matinale dans une démarche interculturelle. Je pense qu’à travers un cours

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Article de Jutta Geminhardt, consulté sur le site http://eurolog-project.eu/pdf/conference_gemeinhardt_francais.pdf

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de langue étrangère dans une salle de classe, on peut arriver à se « rencontrer » avec une société autre. À ce propos, notons ce que Philippe Blanchet a aussi clairement indiqué :

« On peut envisager aussi les cultures en contact ailleurs que dans des situations de déplacement de populations : les cultures sont également en contact dans les situations d’apprentissage. Enseigner/apprendre la langue de l’Autre, c’est aussi être confronté à sa culture et transformer mutuellement sa propre identité linguistique et culturelle » (Blanchet 2007 : 22-23).

J’ai ainsi amené mes apprenants, sans déplacement géographique de leur part, à un voyage passionnant vers l’altérité, par l’entremise de mon enseignement interculturel dans une salle de classe. C’est ce qu’a également affirmé Michel Boiron : « Parmi les disciplines scolaires, l’enseignement des langues étrangères est primordial, fondamental même, parce qu’il est le ‘lieu privilégié’ d’une rencontre interculturelle, un lieu de découverte raisonnée » (Boiron 2018 : 50).Le Référentiel Niveau A1 pour le français, conçu par Conseil de l’Europe peut aussi justifier mon principe qui consiste à réaliser une rencontre culturelle indirecte à travers des documents divers dans un cours de langue :

« Si l’on s’en tient aux enseignements en milieu allophone, le contact culturel se produit à travers l’enseignant, le manuel, les médias nationaux, les relations personnelles…Il s’agit donc essentiellement d’un contact à travers des documents oraux, écrits ou audiovisuels. » (Référentiel Niveau A1 2007 : 166)

Je voudrais signaler ici que, la prise en considération de la culture partagée, aspect invisible de l’iceberg de l’autre, dans mon cours, n’implique pas non plus un dénigrement total de la « culture encyclopédique » vis-à-vis de la France et des Français. Cela est explicité par la concrétisation didactique de la composante culturelle qui attire les élèves. Cependant, cette didactisation des films, des chansons, des fêtes, des personnages… que j’ai présentée plus haut, n’a pas seulement pour but d’accumuler une connaissance factuelle sur la culture cible. Elle vise à contextualiser culturellement l’apprentissage linguistique proprement dit, ce qui permet très probablement motiver les apprenants par rapport à la méthode dans laquelle on essaye d’aseptiser la langue de sa culture. Mais c’est surtout pour aborder une dimension réflexive à propos des sujets concernés, ce qui est primordial dans l’optique de l’interculturel. Vu que la lecture matinale était une pure invention de ma part, il y a également eu des imprévus. C’est ainsi que certaines séances ne se sont pas déroulées comme j’avais imaginé et n’ont pas atteint l’objectif interculturel que j’avais espéré à cause de mon manque de connaissance et de mon manque d’expérience professionnelle. Par exemple, il y a quelques séances dans laquelle je n’ai pas pu apporter de discussions collectives efficaces. Mais n’est-ce pas que c’est aussi en essayant, en tâtonnant, avec des allers-retours pratiques, faits de réussites mais aussi d’échecs, que nous avancerons et que nous contribuerons à mieux répondre aux nouveaux défis de la didactique de la langue ? Malgré tout, la plupart de ces séances ont montré leur validité. « L’acquisition d’une connaissance linguistique est la plus efficace et la plus durable dans un contexte détendu, culturel, plaisant et émotionnellement positif » (Fata et Petitmengin 2017 :3)

Pour une éventuelle transposabilité de mon principe consistant à « culturiser » la langue et « linguistifier » la culture, je voudrais dire qu’on peut l’appliquer dans n’importe quel

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contexte d’enseignement. L’important, est de tenir compte de l’unicité de la culture d’appartenance de notre public pour une meilleure didactisation interculturelle de la culture enseignée. Dans mon cas, le fait d’avoir des apprenants sinophones a largement orienté mon choix de la thématique et des supports culturels car c’est un public qui a un bagage culturel spécifique. Néanmoins, cet amalgame de dimensions linguistique, culturelle et réflexive va rendre notre cours de FLE encore plus attractif et plus beau dans tous les types de contextes d’enseignement, tout comme la dorure d’or dans l’art japonais du kintsugi.

Cette lecture matinale a, en quelque sorte, été « une lecture approfondie » sur soi et sur l’autre, en créant du sens pour la communauté d’apprentissage. On n’apprend plus seulement des mots et des règles, mais on réfléchit au sens, on discute, on analyse. L’acquisition des connaissances et des compétences linguistiques est étroitement associée à la compréhension de l’autre, ce qui permet de réfléchir à son identité personnelle tout en étant ouvert et curieux envers l’altérité. Ces moments matinaux deviennent ainsi des petits bonheurs partagés qui contribuent de manière évidente à la motivation et au plaisir d’apprendre. Henri Bergson disait que « l’œil ne voit que ce que l’esprit est prêt à comprendre »61, cette analyse culturelle matinale a ouvert les esprits des apprenants en leur « agrandissant » ainsi les yeux à travers lesquels ils regardent le monde différemment avec curiosité. Cette idée audacieuse de lecture matinale avec ce dispositif particulier représente donc une expérience transformatrice pour mes élèves, constituant ainsi la beauté et le charme de mon histoire.

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Consulté sur le site de la citation du jour https://citations.ouest-france.fr/citation-henri-bergson/oeil-voit-esprit-pret-comprendre-113115.html

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Chapitre VIII. L’interculturel dans une perspective actionnelle : la classe

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