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Chapitre V. L’interculturel à travers le journal d’étonnement : rendre l’inconnu plus familier et le

4. Bilan de cet exercice et éventuelle perspective

En retraçant mon expérience, je voudrais dire que la didactisation du journal d’étonnement s’inscrit dans le cadre d’un enseignement à la fois linguistique et culturel. Cela est conforme au principe de l’enseignement des langues étrangères préconisé par le Conseil de l’Europe :

« Un enseignement des langues respectueux de la dimension interculturelle doit, d’une part, continuer à permettre à l’apprenant d’acquérir la compétence linguistique nécessaire à toute communication orale ou écrite….D’autre part, ce type d’enseignement développe également la compétence interculturelle chez l’apprenant » (Byram, Gribkova et Starkey 2002 : 9).

Si mes élèves n’avaient pas eu cette activité, rédiger un journal d’étonnement, ils auraient juste joué les touristes, Ce travail leur a donc fixé un objectif, une mission. Dans ce sens, le journal d’étonnement constitue un guide d’observation et un moyen d’expression. Contrairement aux exercices de type traditionnel qui sont assez limités, en répondant seulement à des questionnaires, cette mission de rédaction a laissé une ouverture pour leur offrir une certaine liberté. Ainsi, j’ai essayé de lever le frein de l’écriture, j’ai « débloqué les postures de désengagement premières, en offrant un espace pour réinvestir une écriture plus personnelle. » (Frier et alii 2015 : 71). La valorisation d’une posture d’auteur chez mes apprenants a été prise en compte dans cette tâche. Ils ne sont plus dans une simulation, mais dans un environnement authentique.

L’exploitation de ces journaux et la discussion qui s’ensuit dépassent le domaine d’un simple cours de langue, cela implique l’attitude des apprenants dans la vie de tous les jours. Le bénéfice qu’a apporté leur journal et la belle ambiance de mise en commun par leur professeur, moi-même, dans la classe les ont sans doute incités à être des personnes beaucoup plus curieuses et ouvertes, ce qui est très important pour le développement personnel des élèves et pour l’acquisition de la compétence interculturelle. La didactisation et la mise en commun de journaux dans mon cours de français conforme le principe de Margalit Cohen-Emerique qui soulignait déjà l’aspect bénéfique de l’étonnement dans un nouveau contexte, que « ce choc est un moyen important de prise de conscience de sa propre identité sociale dans la mesure où il est repris et analysé » (Cohen-Emerique1999 : 304).

En outre, le fait d’avoir « matérialisé » ces journaux en élaborant un livre collectif qui fonctionne comme un « musée interculturel », leur aura permis une relecture dans l’avenir. Cette relecture du journal dans l’après-coup, fait prendre conscience de l’évolution de ses propres représentations par rapport au moment de l’écriture, et cette prise de conscience est heuristique pour les élèves. À travers cette expérience du journal d’étonnement, je voudrais dire que si l’enseignant sait créer une structure pédagogique, les élèves peuvent tirer parti de

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la visite d’étude ou de l’échange d’une manière rarement possible en classe. Par l’utilisation du journal d’étonnement, je prends en compte la force de l’apprentissage par une expérience directe. Si j’avance un peu dans la réflexion, je peux affirmer que d’une certaine manière, le journal d’étonnement est « contagieux » du fait que les élèves deviennent eux-mêmes des passeurs de culture pour leurs parents, leurs proches et leurs amis. Ces derniers pourront très probablement lire leurs journaux. La qualité de leur vécu et la réflexion sur leur expérience à travers leur écriture, seront à leur tour un médium de transmission de l’interculturalité pour les autres personnes.

Pour une éventuelle ouverture de la perspective, j’aurais tendance à dire que le journal d’étonnement est transposable dans des contextes culturels variés. Dans mon histoire, il s’agit d’un contexte d’enseignement hétéroglotte36 où les élèves possèdent presque le même bagage culturel et linguistique. J’ai donc exploité les journaux en gardant à l’esprit la spécificité et l’unicité de la culture d’appartenance des élèves. Dans un milieu homoglotte, souvent caractérisé par l’hétérogénéité des apprenants, avec une différence linguistique et culturelle importante, l’approche serait sans doute différente. Cependant, on pourrait tout de même

envisager une éventuelle utilisation de cet outil. Ce que j’ai fait sur mon terrain met juste en évidence ma manière d’aborder le journal d’étonnement. Il y aura certainement d’autres pistes intéressantes à explorer.

À titre d’exemple, dans un milieu homoglotte, on pourrait leur faire rédiger un journal sur leur étonnement par rapport à la France ; ensuite, il serait possible d’analyser les différents points de vue et les perceptions entre les apprenants issus des cultures différentes. Il s’agirait de prendre l’avis d’un grand nombre de personnes culturellement différentes pour en tirer profit. La mise en œuvre d’une certaine sagesse collective est pertinente pour l’interculturalité. On pourrait également faire une observation mutuelle ou organiser un échange et une conversation entre les étudiants de différentes nationalités, et noter leurs étonnements respectifs obtenus par la conversation sur les faits culturels de leurs pays. Pour les apprenants du niveau avancé, le fait de rédiger leur étonnement en français pourrait être à la fois un exercice d’expression écrite et la construction du savoir-être. Ou encore pourquoi ne pas les faire rédiger dans leurs langues maternelles respectives et les faire lire devant leurs camarades, pour une découverte de la richesse de la diversité linguistique du monde et de la biographie langagière, avant d’analyser dans la langue cible ?

Dans un milieu hétéroglotte où les apprenants n’ont pas cette opportunité d’aller en France et de faire un échange scolaire, pourquoi ne pas utiliser la communauté francophone locale comme une piste d’observation ou bien en mettant à profit les nouvelles technologies, par exemple Internet et les forums de chat comme médias pour une éventuelle mise en place ? Aller sur le terrain par une expérience directe est sans doute la condition idéale pour une meilleure application du journal d’étonnement, néanmoins, cela ne veut pas dire qu’on est complètement bloqué par une absence d’immersion culturelle dans le pays de la langue cible. La didactique laisse un grand espace à l’imagination et à la conception chez les enseignants.

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On entend par apprentissage en contexte hétéroglotte le cas où la langue étrangère est apprise dans un milieu linguistique différent de la langue maternelle des apprenants.

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C’est à nous, professeurs de langue, de voir comment exploiter le plus efficacement possible ces ressources, en fonction de notre contexte et de la culture d’appartenance de nos apprenants. D’ailleurs, n’est-ce pas justement là le charme de l’enseignement des langues vivantes, lorsque les professeurs sont confrontés à de nombreuses pratiques pédagogiques possibles et qu’ils peuvent tester leur conception pour une découverte attrayante de la culture de l’Autre ? À ce propos, j’envisage une autre procédure concernant l’utilisation de cet outil de formation interculturelle. Même si je n’ai pas pu la tester sur mon terrain, j’ai pensé à une nouvelle forme d’application que je dénomme « Journal d’étonnement inversé ». Il s’agit de proposer à chaque élève d’écrire sur un fait culturel étonnant de son propre pays, et d’argumenter cet étonnement comme s’il était étranger. Autrement dit, écrire son étonnement en se mettant à la place d’un étranger. Ceci est sans doute une autre façon de développer une décentration qui est un aspect crucial dans l’optique de l’interculturel. En plus, en faisant un journal d’étonnement inversé, les élèves peuvent s’exprimer plus librement sur les choses qu’ils connaissent déjà. Cette familiarité est propice à une expression plus libre et plus approfondie par rapport aux choses qu’ils ne connaissent pas du tout. En outre, la traduction dans la langue cible permet de passer en revue quantité d’aspects pour la description, la narration, l’expression des sentiments, etc., dans la langue cible. Cet exercice peut fournir la clé à l’apprenant qui se trouve devant une sorte de « porte fermée »,c’est-à-dire de blocage linguistique, en lui permettant de s’exprimer plus habilement dans la langue cible. Assurément, l’enseignement n’est pas seulement de présenter des « portes ouvertes », mais de donner des clés pour aider à ouvrir les « portes fermées ».

Avant même la didactisation et la mise en commun de ces journaux d’étonnement, le seul fait d’écrire leurs sentiments sur le papier a déjà eu une fonction heuristique car cela a incité les apprenants à réfléchir. C’est un travail qui est basé sur des centres d’intérêt personnels des élèves, c’est donc une tâche qui donne du courage pour écrire, réfléchir et comprendre, et ainsi, qui dépasse le phénomène d’« amotivation » des apprenants. La vie, la société, l’écriture et les langues (français et chinois) sont ainsi fusionnées à travers la réalisation et la didactisation du journal d’étonnement. C’est un enseignement qui ne met pas simplement l’accent sur la connaissance, mais également sur les relations humaines. Cela équipe les élèves dans le sens où ils acquièrent non seulement la compétence linguistique mais également une façon de penser. Ce moyen d’aborder le cours est à la fois formateur et heuristique.

Même si je n’ai pas pu exploiter tous leurs écrits, j’ai remarqué une posture réflexive évidente et importante en parcourant ces 40 journaux dans lesquels les élèves ont effectué un « retour vers soi d’un regard informé par le contact avec l’autre » (Todorow 1987 :17). J’aurais voulu exploiter la grande majorité des journaux, mais la contrainte horaire ne m’a pas permis de didactiser tout cela. Mais j’ai plus ou moins réussi à atteindre l’objectif du journal d’étonnement théorisé par Christine Delevotte, et mentionné plus haut, c’est-à-dire que j’ai pu donner les moyens aux élèves d’objectiver la réalité et d’en traiter les éléments recueillis par une approche réflexive. Ce qui a été particulier pour moi dans cette expérience, c’est de pouvoir faire un cours de FLE en me basant sur les vécus des élèves dans une perspective

97 interculturelle, bien que l’utilisation de ce type de journal ne soit pas encore répandue dans un cours de langue dans le contexte scolaire chinois.

Bien que la rédaction ait été faite dans leur langue maternelle, celle-ci constitue une écriture réflexive, un déclencheur pour leur cours de français, devenant « un outil de mise à distance de l’expérience du sujet, outil de construction identitaire dans un espace cognitif discursif commun » (Chabanne et Bucheton 2002 : 26). Les effets de la mobilité géographique ne sont plus limités aux simples situations d’emploi de la langue cible, mais se traduisent dans la

capacité permettant de faire face à la relation vécue avec l’altérité. Ainsi, le journal d’étonnement est à même de « rendre l’inconnu plus familier et les éléments familiers plus étranges » (Byram, Gribkvoa, et Starkey 2002 : 23). Car à travers cela, vis-à-vis de leur propre culture, ils prennent du recul, et vis-à-vis de l’autre culture, ils commencent à comprendre l’altérité et à admettre la pluralité. D’où l’importance du rapprochement vers l’autre, l’intérêt du voyage de découverte et la pertinence de la fameuse citation de Stendhal « Ce que j’aime dans le voyage, c’est l’étonnement du retour »37.

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Consulté sur le site de la citation du jour https://citations.ouest-france.fr/citation-stendhal/aime-voyages-etonnement-retour-23165.html

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