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Valeur au niveau linguistique : découverte et réflexivité via la navigation langagière

Chapitre X. Portée de l’interculturel chez les apprenants. Processus de dévoilement

1. Valeur au niveau linguistique : découverte et réflexivité via la navigation langagière

La première valeur que j’ai repérée à travers les entretiens avec les élèves concerne la valeur linguistique. Le français, en tant que langue étrangère, a apporté une toute nouvelle expérience linguistique aux élèves. Par l’entremise de ma démarche interculturelle, cette expérience vécue de l’altérité des langues les a sensibilisés non seulement aux traits distinctifs de la langue cible, mais elle a également engendré un retour réflexif sur la langue source74.

Marion : Ce que j’ai vraiment aimé pendant cette année, c’est la partie concernant la comparaison des onomatopées et des expressions idiomatiques entre le mandarin et le français. J’ai également aimé le cours de MOOC qui traite de la différence du langage gestuel entre la France et la Chine. Par exemple, dans votre cours, j’ai appris que pour désigner le gloussement du coq en français on dit cocorico, alors qu’en Chine, c’est cocokei. J’ai appris que la façon de compter avec les mains, les chiffres de 1 à 10 est différente en Chine et en France. Dans la séance sur les expressions idiomatiques, j’ai également appris des expressions très françaises telles que « marcher comme un escargot », « damer le pion à quelqu’un », etc. On n’utiliserait pas les mêmes images pour dire la même chose. Et l’expression « opération escargot » qui désigne le ralentissement volontaire de la circulation dans la manifestation m’a beaucoup fait rire. Les Français sont géniaux, ils arrivent à inventer des termes très poétiques voire romantiques pour désigner des choses pas très joyeuses (rire). Auparavant, des expressions idiomatiques chinoises et des proverbes chinois me sortaient de la bouche automatiquement comme des tics de langage, je n’avais jamais réfléchi, ni fait attention aux images et métaphores contenues dans ces formulations, mais après l’apprentissage du français avec vous, j’ai eu l’habitude de prendre un peu de temps pour analyser un peu tout ça. Je me rends compte que je n’apprends pas que la langue, je découvre la culture cachée derrière, et je me rends compte à quel point le découpage de la réalité est différent selon les langues.

174 Le témoignage de cette élève montre bel et bien la mise en avant de l’aspect culturel dans mon intervention pédagogique. On ne doit pas « aseptiser » (Galisson 1991) la langue de sa culture. En racontant son apprentissage sur les onomatopées et le langage gestuel dans mon cours, Marion fait preuve d’une sensibilisation aux autres modalités linguistiques en deux langues dépassant ainsi le modèle classique (langage verbal) de la communication langagière. Ce dépassement est important d’un point de vue interculturel étant donné que s’ouvrir aux modalités qui sont différentes de la modalité dite « dominante » représente un vrai changement de repère.

« On n’utiliserait pas la même image pour désigner la même chose », met en lumière la prise de conscience de la particularité de sa langue maternelle qui représente toujours un fait universel pour les apprenants. « Auparavant, des expressions idiomatiques chinoises… j’ai eu l’habitude de prendre un peu de temps pour analyser un peu tout ça », cette remarque m’a particulièrement plu car c’est exactement ce que je voulais faire naître dans l’esprit de mes élèves : une sorte de réflexivité linguistique, celle-ci étant clairement illustrée à travers le propos de Marion. Mon enseignement interculturel du français la pousse à effectuer un retour réflexif sur sa langue maternelle, comme confirmait Barbara Cassin (2014) « Deux langues au moins pour savoir qu’on en parle une ».Cette prise de conscience, cette manière de se connaître davantage à travers l’autre sur le plan linguistique, représente un facteur important dans l’optique de l’interculturel.

« …je n’apprends pas que la langue, je découvre la culture cachée derrière », met en évidence sa nouvelle vision sur l’apprentissage d’une langue étrangère. En disant « je me rends compte à quel point le découpage de la réalité est différente selon les langues », elle affirme en effet sa découverte et sa reconnaissance de la diversité et de la richesse que possèdent les langues pour décrire la réalité, comme l’a dit Xavier North « chaque langue permet de s’orienter différemment dans l’opacité du monde, chaque langue a sa façon de percevoir et d’exprimer le monde, de l’organiser » (North 2013 : 40). Auparavant, cette prise de conscience de la richesse des langues n’était pas évidente chez Marion.

Mon intervention didactique a ainsi stimulé la réflexion de cet autre élève qui illustre un nouveau point de vue sur la langue et son apprentissage.

Enzo : L’apprentissage du français m’a amené dans un tout nouvel univers. Si je fais un parallèle avec le récit biblique sur l’Exode, ce nouveau monde apporté par cette langue, c’est comme les Hébreux qui sortent de l’Égypte, et se dirigent vers le pays de Canaan sous la conduite de Moïse. Dans votre cours, vous avez constamment comparé notre langue maternelle, le chinois, avec le français sur les plans syntaxique, grammatical et lexical. J’ai beaucoup aimé cette comparaison régulière qui m’a permis non seulement d’apprendre le français, mais aussi de mieux connaître ma langue maternelle. En chinois, il n’existe pas de genres masculin et féminin et les verbes ne se conjuguent pas du tout. Alors qu’en français, les verbes se conjuguent à toutes les personnes au singulier ou au pluriel et les adjectifs doivent être accordés selon le genre du nom ! Ça demande donc une transformation des schémas mentaux quand je parle le français. En regardant les clips, les témoignages des YouTubers francophones qui apprennent notre langue dans votre cours, je me suis mieux sensibilisé aux caractéristiques spécifiques du mandarin auxquelles je n’avais jamais réfléchi avant. En écoutant leurs

175 témoignages, j’ai compris que la particularité de notre langue qu’on considère naturelle est également étrange pour les autres. Je trouve cela impressionnant, car cela me permet de sortir du carcan de ma langue maternelle. Vous nous avez sensibilisés à ces différences en analysant et comparant systématiquement ces deux langues dans votre cours et cela m’a ouvert l’esprit et extrêmement motivé.

Les propos d’Enzo montre l’éveil de l’intérêt pour la langue cible et la langue maternelle via ma mise en application d’une sorte d’analyse contrastive des langues, terme proposé pour la première fois par Whorf (1941), une approche indispensable dans l’enseignement interculturel sur le plan linguistique. Notre esprit, étant en grande partie modelé par les structures de la langue maternelle, la mise en relation ou comparaison entre la langue des apprenants et la langue étudiée semble inévitable. L’utilisation du récit biblique sur l’Exode de la part d’Enzo affirme que cette nouvelle langue, le français, constitue une fenêtre ouverte par laquelle il observe et se dirige vers un nouvel univers. Une sorte d’empathie linguistique est constatée quand il cite l’exemple des jeunes YouTubers francophones qui apprennent le mandarin,« j’ai compris que la particularité de notre langue qu’on considère naturelle est également étrange pour les autres ». L’apprentissage du français a provoqué une réflexion, une prise de recul sur sa propre langue. Ce rapport distancié sur la langue maternelle est important dans le sens où cela est favorable pour une sorte d’empathie linguistique quand on parle avec les locuteurs non-natifs.

Plus on maîtrise une langue étrangère, plus on se détache de la structure formelle de sa propre langue. Enzo a utilisé l’expression « transformation des schémas mentaux » pour exprimer son sentiment d’aptitude à parler le français. En écoutant ses paroles, je remarque que l’étude d’une nouvelle langue, en l’occurrence le français, a pour effet de structurer le cerveau de façon différente. La comparaison des langues se fait sans doute de façon subliminale chez les apprenants.

Cependant, pour les langues très éloignées, comme c’est le cas du français et du chinois, ce sentiment est encore plus fort d’autant plus que je les ai davantage sensibilisés sur ce point, comme Enzo l’a dit dans son témoignage, « en analysant et comparant systématiquement ces deux langues dans votre cours ». En appliquant une approche contrastive à bon escient, le fait de parler la langue étrangère devient une gymnastique cérébrale bénéfique, et l’apprentissage et la pratique du français provoquent donc un réaménagement de l’univers cognitif de l’apprenant. Si la différence des langues est abordée de façon appropriée, celle-ci sera un vecteur de motivation plutôt qu’une source de perplexité, comme l’a encore dit Enzo : « cela m’a ouvert l’esprit et extrêmement motivé ». La motivation étant la pierre angulaire dans l’aventure de l’apprentissage, j’ai ainsi favorisé une plus grande ouverture vers une nouvelle langue. Voici encore le témoignage d’un autre élève :

Axel : Dans mon apprentissage de l’anglais, de l’école maternelle jusqu’au lycée, les professeurs se sont trop centrés sur les exercices grammaticaux et la traduction, mais votre cours de français a privilégié l'aspect culturel. Je me rappelle très bien que lorsqu’on a étudié une leçon de notre manuel concernant les mots qui désignent l’orientation en français, vous avez mentionné la manière de dire les points cardinaux dans ces deux langues. En français, on dit Nord, Sud, Est, Ouest, alors qu’en chinois, on dit 东南西北 dong nan xi bei(Est, Sud, Ouest,

176 Nord). La description orthogonale et la description circulaire pour exprimer la même chose mettent en évidence les différentes manières d’appréhender et de représenter le monde. L’une est énergétique, l’autre est plus conceptuelle et rationnelle. Vous avez inséré pas mal d’exemples de ce genre, durant cette année, et toutes ces découvertes culturelles à travers la langue ont vraiment été passionnantes pour moi et ont vraiment éveillé ma curiosité pour l’apprentissage de cette langue. Toutes ces découvertes culturelles me font penser que le français vaut beaucoup plus qu’un simple outil de communication.

Dans ce témoignage, on aperçoit, de nouveau, à quel point l’exploitation interculturelle de l’aspect linguistique pourrait motiver les élèves. L’apprentissage d’une langue étrangère, « ce n’est pas seulement utiliser ‘ses mots’ » (Pretceille 1999 : 103). Dans l’exemple cité par cet élève concernant l’apprentissage des mots Est Sud Ouest Nord, j’ai creusé l’implicite culturel véhiculé dans la langue cible, au-delà du simple apprentissage du lexique. À ce sujet, Heinz Wismann, dans son livre Penser entre les langues, s’est exprimé ainsi :

« la véritable créativité humaine, c’est cette prolifération de différences, Et la bêtise humaine, c’est de vouloir camper sur l’une de ces différences. […] Il faut malheureusement - et c’est ça être cultivé - avoir la capacité de les laisser dans ce qu’elles sont, ces différences, tout en les appréciant. […] Pour moi, l’effet Babel est ce qu’il y a de plus productif dans l’histoire humaine. » (Wismann 2012 :102)

Je n’ai pas du tout l’intention de camper sur l’une de ces différences entre les langues. En revanche, j’ai systématiquement mis en valeur la pluralité de conceptions comme présentée par Axel dans son témoignage. L’utilisation des termes comme « je me rappelle très bien », « ont vraiment été passionnantes » et « éveillé ma curiosité », de la part de cet élève, désigne à l’évidence le fait que je leur ai fait apprécier, comme le préconisait Wismann, ces différences. « … que le français vaut beaucoup plus qu’un simple outil de communication », ce passage à la fin de l’extrait, m’a vraiment réconforté dans la mesure où je vois clairement que sa perception de la fonction d’une langue s’est approfondie. La langue n’est plus un simple instrument avec lequel on communique avec l’autre. La langue n’est donc plus un assemblage de mots, elle devient le bon truchement pour accéder à « la partie immergée de l’iceberg » de l’autre. C’est une démarche, et, si je reprends le témoignage d’Axel, la « découverte culturelle à travers la langue » est favorable à une compréhension profonde sur l’altérité.

Je ne peux pas citer tous les témoignages sur ce point, faute d’espace. Ces trois témoignages montrent que la morphosyntaxe, le lexique, les expressions, le langage non verbal, entre autres, donnent de la valeur pour les élèves quand ces aspects essentiellement linguistiques revêtent une dimension interculturelle. En effet, dans ce processus, j’ai systématiquement utilisé la méthode Comparons nos langues de Nathalie Auger. Selon elle « Le ‘filtre’ linguistique existe à tous les niveaux dans les langues, c’est-à-dire, la syntaxe particulière, le lexique particulier, et même au niveau des valeurs empêchent ou peuvent entraver l’acquisition d’une nouvelle langue-culture » (Auger 2005, transcription de ses commentaires dans la vidéo DVD de cette méthode) et je voulais dépasser ces filtres par cette comparaison dans une ambiance stimulante et ludique. Je constate clairement, via ces retours,le changement de visionde mes élèves sur leur langue maternelle et sur la langue cible. Je

177 remarque également un changement de représentation sur la fonction d’apprentissage d’une nouvelle langue.

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