• Aucun résultat trouvé

Chapitre IV. Culture chinoise et interculturel. Entre tradition et modernisation, patriotisme et

1. Enracinement de la méritocratie : l’impact sur l’enseignement-apprentissage

J’ai évoqué le malaise ressenti par les francophones de mon terrain sur le classement des apprenants par les notes. Cette approche « Le meilleur détermine la norme » (Huber-Kriegler,Lázár et Strange 2005 : 85), qui est adoptée par les autorités éducationnelles, est axée sur la performance. Les élèves qui obtiennent les meilleures notes « sont montrés en exemple, félicités et récompensés, et il est attendu que tous visent ce niveau, même s’il est clair que la plupart ne l’atteindront pas » (Huber-Kriegler,Lázár et Strange 2005 : 86). L’anecdote de l’annonce à la radio du lycée Guangming des noms des dix meilleurs élèves, lors de la réunion des parents d’élèves, montre bel et bien cette mentalité du meilleur qui détermine la norme. En s’imprégnant du climat selon lequel « la moyenne détermine la norme », qui tend à s’orienter sur la majorité des apprenants, mes collègues francophones ont perdu un peu leurs points de repère.

Que la méritocratie prédomine dans l’esprit de la plupart des éducateurs, des enseignants, des apprenants et de leurs parents ou tuteurs, cela n’est pas une pure invention à partir de rien. Ce

63 principe du mérite trouve son origine dans l’histoire et cela existe depuis longtemps en Chine. Une maxime se répandait déjà à l’époque de Confucius (Ve siècle avant J.-C.) « Plus on se distingue des autres, mieux on se positionne pour entrer dans la fonction publique ». Sous les dynasties de Sui et Tang (581-907 av. J.-C.), plus précisément à partir de l’époque de Sui Wendi19en 583 av. J.-C., la méritocratie a même été concrétisée par l’installation définitive d’un système d’examen impérial ultra sélectif destiné à choisir les officiers et les intellectuels. Le « mandarinisme », ce système d’examen, exprimé en chinois par deux caractères 科ke (domaine) et举ju (choisir), ne cessera de s’affiner jusqu’à la dynastie Qing (1616-1911). Les examens se divisaient en niveaux provincial et impérial, et c’était le moyen principal du gouvernement pour obtenir les meilleurs talents, choisir les fonctionnaires et ainsi renforcer la domination politique.

La devise « Apprendre pour devenir mandarin » est donc devenue une culture bien enracinée dans la conscience collective des Chinois. Une forte valeur utilitariste domine dans cette conception de l’apprentissage. Et cet utilitarisme est également contesté dans les ouvrages du Confucianisme. À titre d’exemple, un empereur de la dynastie Song, Zhao Heng, a proclamé, dans « Conseils sur l’apprentissage » 20: « 书 中 自 有 黄 金 屋 , 书 中 自 有 颜 如 玉 (shuzhongziyouhuangjin wu, shuzhongziyouyan ru yu). », ce qui signifie : « On peut obtenir honneurs et titres, de la richesse et de belles femmes, à travers les examens et les livres. ». Les examens impériaux constituaient donc la meilleure voie dans la vie, ce qui favorisait la formation d’un fort esprit de concurrence. Un dicton très répandu qui encourageait les apprenants : « 十年寒窗,一朝中举,光宗耀祖 (shinian han chuang, yi zhaozhongju, guangzongyaozu). », « Étudier dur dix ans pour réussir un jour au concours impérial, glorifier son pays natal et honorer ses ancêtres avec un bon titre ». On voit clairement à quel point les examens impériaux ont influencé la mentalité du peuple.

Ce système de sélection, reposant sur l’examen impérial, a eu une existence de plus de 1300 ans avant l’abolition du mandarinisme en 1905. Ce mandarinisme jouait un rôle primordial sur la façon d’apprendre et d’enseigner. On recherchait par tous les moyens la réussite aux examens ou aux concours. La conséquence est que chaque apprenant est devenu une sorte de « machine à examens » ou un récipient de connaissance. En outre, dans la société ancienne, l’enseignement était essentiellement centré sur les « quatre livres » (Entretiens, Mencius, Invariable milieu, Grande étude) et les « cinq classiques »21 (Livre de mutations, Livre des odes, Canon des documents, Mémoire sur les rites, Les Printemps et les Automnes), qui renfermaient le contenu des épreuves. Les candidats étaient contraints d’écrire une sorte de dissertation dans laquelle ils devaient imiter le style de ces grands auteurs et ne pouvaient pas avoir d’esprit critique. Le poids des chefs-d’œuvre classiques était donc énorme. La manifestation la plus représentative de la rigueur aux examens était l’essai en huit parties (baguwen), sous les dynasties Ming et Qing, un exercice très cadré et le thème de chacune de

19

Suiwendi (541-604), le premier empereur de la dynastie Sui

20

Consulté sur le site https://hanyu.baidu.com/shici/detail?pid=7c8ebe7fc72c4111fb130ab203be922c&from=kg0

21

Quatre livres et cinq classiques, en chinois, 四书五经 (si shu wu jing) est un ensemble d’œuvres sur la philosophie confucéenne. Dans l’histoire chinoise, il n’était pas possible de devenir lettré, ou même officier militaire sans les connaître à la perfection.

64

ces huit parties, bien déterminé par les concepteurs d’examens. Les extraits étaient principalement sélectionnés dans les « Quatre livres » et les « Cinq classiques », et on n’autorisait aucune pensée rebelle.

C’était un apprentissage replié sur les grands classiques, centré sur la classe et sur l’école. On considérait l’apprentissage comme l’accumulation des savoirs dans les livres, et le travail manuel et les pratiques sociales étaient sous-estimés, voire méprisés. Cela a très bien été résumé dans le livre Gujinxianwen : « 两耳不闻窗外事,一心只读圣贤书(liang er bu wenchuangwaishi, yi xinzhi du sheng xianshu) »22, c’est-à-dire, « sourd à tout ce qui se passe au-delà de la fenêtre et plongé complètement dans les études des ouvrages des Sages.». L’impact de cette longue tradition sur le style d’enseignement/apprentissage était énorme. On négligeait l’apprentissage par la pratique, par l’expérience dans la société, sans parler de l’acquisition de l’aptitude pratique, des savoir-faire, des savoir-être dans des activités sociales réelles et authentiques. L’enseignant était détenteur du savoir et la transmission unilatérale était prédominante. Les apprenants ont été habitués à mémoriser par cœur les savoirs sans former des esprits critiques. Ils notent, ils écoutent. Une réception passive ayant toujours pour but de réussir aux examens, à avoir les meilleures notes, avec une forte valeur utilitariste. Si je fais une « lecture actualisante », cette longue tradition d’un système d’évaluation sommative axée sur la mémorisation des connaissances au lieu de la créativité, et un système d’évaluation normative (Cuq 2003 : 90) qui classait les apprenants les uns par rapport aux autres, influence encore profondément l’éducation en Chine. Le style d’enseignement au lycée Guangming et un système de classement très rigide pour chaque examen en sont des preuves. En outre, le concours national d’entrée universitaire, le fameux Gaokaoen Chine est la trace la plus symbolique de ce mode de sélection et de possibilité de changement de statut social. Aujourd’hui, les élèves travaillent corps et âme, pour réussir au Gaokao, car, en Chine, même les universités publiques sont hiérarchisées d’une façon très rigoureuse. Entrer dans une université prestigieuse est l’objectif principal de tous les lycéens chinois, ce qui est malheureusement basé sur un critère de sélection très sévère. Un esprit de concurrence est ainsi présent dès le plus jeune âge pour les petits Chinois.

Les scènes du passé se succèdent clairement devant mes yeux. Je me souviens toujours très bien, sur le mur, au fond de notre salle de classe de l’école primaire, l’accrochage des cinq plus belles fleurs fabriquées en papier par notre professeur principal. Au milieu de celles-ci sont indiqués les prénoms des cinq meilleurs élèves de la classe. Ces cinq fleurs sont affichées dans un ordre pyramidal selon les notes. Le premier est bien évidemment accroché dans la position la plus haute sur le mur. C’était une fierté totale pour un petit écolier de voir son prénom entouré par une belle fleur. Je me rappelle également, le sanglot du petit garçon mongol que j’étais lorsque je n’étais pas premier de la classe. Je refusais de dîner avec mes parents, comme si c’était de leur faute. Et même aujourd’hui, plus de 20 ans après cette scène de mon enfance, cette « tristesse », engendrée par la méritocratie d’un système scolaire me revient très régulièrementà travers mes rêves nocturnes. Je remarque à quel point, ce système

22

Consulté sur le site

65

de sélection, de classement, a influencé toute une génération de mon âge et il continue encore…

La méritocratie du système scolaire est toujours un phénomène « étrange » pour mes collègues francophones du lycée Guangming. Avec cette longue histoire de la méritocratie, les Chinois ont tendance à espérer un changement par un travail assidu ; ils trouvent donc de la joie dans les expériences difficiles. Il est donc compréhensible que mes collègues francophones soient surpris par cette méthode, alors que les collègues chinois y sont habitués. Dans une certaine mesure, « La modification du statut social par le travail ‘dur’ est devenue une motivation intrinsèque des jeunes Chinois » (Wang 2014 : 6).

Les enfants des classes aisées héritent de leurs familles des ressources culturelles que les couches populaires ne possèdent pas. Cette vision n’est pas tout à fait appropriée à la Chine. Malgré le déséquilibre des capitaux culturels hérités de leur famille, les enfants des familles de classes défavorisés ont tout de même une chance d’obtenir de bons résultats s’ils ont la capacité intellectuelle et font montre d’assiduité. Et surtout, pour les jeunes ruraux, le succès au Gaokao est peut-être le seul moyen de quitter le milieu rural. Dans une certaine mesure, je suis un bénéficiaire de la méritocratie, grâce au placement parmi les dix meilleurs élèves de toute la région de Mongolie-Intérieure au Gaokao ; j’ai pu aller dans la capitale et poursuivre mes études dans une université à la renommée internationale - l’École normale supérieure de Pékin. Pour un enfant ayant peu de capital culturel et dont les parents étaient de « pauvres » bergers mongols qui n’avaient jamais quitté la steppe de toute leur vie, je n’arrivais pas à imaginer un autre moyen de quitter mon petit village.

Toute médaille a son revers. Un travail assidu poussé par la sélection peut sans doute permettre d’obtenir un bon résultat momentanément, cependant, un enseignement qui accorde trop d’importance à la méritocratie, aux examens, qui privilégie un travail dur, qui revêt une forte valeur utilitaire, peut aussi nuire à l’intérêt personnel et surtout détruire l’esprit d’inventivité et d’innovation. Cette méritocratie explique pour une part la prédominance de la méthode traditionnelle qui met en valeur la mémorisation, la répétition et le travail livresque, ce qui n’est pas propice à sensibiliser les apprenants à l’altérité. À l’ère de la mondialisation, le contact entre les différentes cultures devenant la réalité de la vie réelle, le glissement vers une éducation aussi académique qu’humaine montre toute sa nécessité. En effet, l’interculturel ne s’apprend pas que par les livres, ne montre pas son avantage par une sélection cauchemardesque, ne surgit pas dans un exercice interminable de la répétition, ne s’acquiert pas forcément par la réussite aux examens.

Outline

Documents relatifs