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Chapitre IX. Valorisation des matériaux pédagogiques imposés : faire d’une « pierre

3. Considérations didactiques derrière ces propositions

3.2. Réflexion sur la transférabilité et le prolongement

Je vous ai raconté ma manière d’exploiter un document traditionnel dans le contexte scolaire chinois. Bien que l’importance qu’on accorde au manuel varie selon les contextes et les pays, celui-ci reste quand même un support important dans l’enseignement de langue vivante étrangère. Face aux documents fabriqués et non-authentiques, je voudrais signaler qu’on peut appliquer, dans quelque contexte que ce soit, la démarche et les moyens que j’ai présentés en gardant à l’esprit la particularité de la culture d’appartenance de notre public. J’ai placé cet épisode d’exploitation de manuel dans cette dernière partie de mon histoire, car cela représente vraiment le quotidien de la grande majorité des professeurs de FLE.

Le manuel Le Français que j’ai été obligé d’utiliser est un livre édité en Chine par des professeurs sinophones. On voit donc bien la trace de la culture chinoise d’apprentissage dans la conception de ce manuel. La grammaire, le lexique, la traduction sont des préoccupations majeures des auteurs et la dimension interculturelle est largement négligée. À l’échelle internationale et dans les contextes allophones, il y a sans doute des professeurs qui sont, comme moi, contraints d’utiliser les manuels locaux. Dans ce cas, utiliser « le support imposé dans une perspective interculturelle et critique » (Byram 2002 : 24) est toujours un bon moyen, dont je suis le bénéficiaire, pour transformer une faiblesse en force.

Ma confrontation avec le manuel local chinois et mon effort pour dépasser son exploitation didactique m’ont incité à observer la manière dont l’interculturel est représenté dans les manuels du FLE édités récemment en France. J’ai donc feuilleté les manuels de différentes maisons d’édition qui sont principalement dédiés au FLE. Par exemple, j’ai consulté le manuel Festival (2005) de CLE international ; le manuel Scénario (2008) publié par Hachette FLE ; le manuel Version Originale (2009) chez Maison des langues, le manuel Génération (2016) édité par Didier, etc, et j’ai remarqué une régularité importante. Les activités qui se revendiquent comme étant d’ordre interculturel restent, la plupart du temps, la simple comparaison de faits culturels. « Quelles sont les principales régions touristiques dans votre pays ? » (Génération A1 2016 : 61), « Et chez vous ? Le divorce est-il courant ? Y a-t-il beaucoup de familles nombreuses ? Et de familles recomposées ? » (Scénario 2008 : 140), « Décrivez et dessinez un Français ou une Française ‘typique’. » (Festival 2005 : 25), telles

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sont les consignes des activités interculturelles dans la partie « culture » de l’unité didactique. Faire inscrire cette dimension interculturelle dans la simple comparaison s’écarte des fondements de l’interculturalité. À ce propos, Catherine Muller a constaté que :

« L’interculturalité, qui a trouvé un ancrage dans les manuels de langue, se réduit souvent à la question « Et chez vous ? ». Ces comparaisons ne donnent lieu à aucune prise en charge dans les manuels. Les différences, plus que la diversité, sont mises en avant (…) une telle consigne peut certes inciter l’apprenant à se positionner et à réfléchir à la réalité de sa propre société, mais elle n’implique pas pour autant une prise en charge de la relation à l’autre » (Muller 2014 : 68)

Comme l’a évoqué Catherine Muller, « Et chez vous ? », « Dans votre pays ? » sont des expressions très récurrentes dans les consignes des activités dites interculturelles. Et certaines consignes pourraient même contribuer au renforcement de stéréotypes (par exemple, décrivez et dessinez un Français « typique », dans le manuel Festival). Une telle approche s’inscrit dans un paradigme différentialiste plutôt que dans la valorisation de la diversité. Elle vise plutôt le savoir encyclopédique et factuel plutôt que la compétence interprétative. Par conséquent, dans la plupart des manuels dits « modernes » édités par les maisons d’édition françaises, l’interprétation fallacieuse de l’interculturel peut être repérée à travers les consignes des exercices dans les rubriques du manuel qui sont consacrées à la « culture ».

Je ne souhaite pas, par là, exprimer une attitude de dénigrement total de ces manuels au sujet de la représentation de l’activité interculturelle. Leur intention est bonne, et cette comparaison peut sans doute déclencher une discussion sympathique avec un public hétérogène et multinational. Ce que je voudrais signaler ici, c’est que malgré la bonne intention de cette démarche, ces manuels ne vont pas assez loin dans leur conception de l’activité.

De ce fait, même pour les enseignants qui utilisent ces « manuels exportés », manuels récemment édités en France, il faut prolonger les activités et aller encore plus loin si on veut appliquer une démarche véritablement interculturelle. En effet, dans ce cas on peut tenir à peu près le même raisonnement que pour mon exploitation du manuel traditionnel chinois. Autrement dit, au lieu de rejeter ces activités, l’enseignant peut s’emparer d’un tel support et, à partir de là, proposer aux apprenants un regard critique dans une démarche interculturelle. Ici, l’approche méthodologique à privilégier dans la construction de l’altérité rejoint ce qu’ont déclaré Paola Bertocchini et Edvige Costanzo :

« ... ce qui est prioritaire, c’est de ne pas se limiter au développement de connaissances déclaratives sur la société cible. Une démarche qui vise l’acquisition d’une compétence interculturelle, ne peut que viser l’acquisition de connaissances procédurales à travers la mise en place de stratégies discursives (comparaison, inférence, interprétation, explication...) qui permettent […] de comprendre et d’accepter la différence » (Bertocchini et Costanzo 2014 : 27)

C’est en suivant ce raisonnement, en déclenchant la verbalisation, en stimulant la réflexion, bref, en privilégiant non seulement la connaissance déclarative, informationnelle, mais surtout la connaissance procédurale que j’ai construit l’altérité dans mon cours. En faisant cette réadaptation appropriée, on se sent moins perplexe face au matériel pédagogique non-adapté à nos attentes, au contraire, ce matériel devient un tremplin pour aller encore plus loin dans

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notre aventure dans l’interculturel. En résumé, c’est le principe qui consiste à faire d’une « pierre d’achoppement » une « pierre d’élévation ».

Le manuel étant un programme scolaire prédéfini par le lycée, j’ai mis en application cette idée de « pierre d’élévation » en ce qui concerne son exploitation tout au long de mon séjour sur le terrain. Dans cet épisode, j’ai mis l’accent sur la manière dont j’ai fait face à cette contrainte pédagogique imposée par l’établissement ; je ne peux pas présenter comment je me suis adapté aux autres imprévus que j’ai mentionnés plus haut (climat, emploi du temps, relationnel…) dans leur intégralité faut d’espace. Rétrospectivement, je me suis rendu compte que, les « obstacles » rencontrés sur mon terrain et ma façon de faire face à ces difficultés impliquent, dans une certaine mesure, une philosophie de la vie en générale. Le travail de recherche n’est pas un long fleuve tranquille et la vie n’est pas non plus un conte de fées. Un des remèdes contre l’anxiété peutêtre l’action. Winston Churchill disait « un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l’opportunité dans chaque difficulté », ce qui souligne l’importance de faire des difficultés une sorte d’opportunité. La force de celles et ceux qui entreprennent est de voir l’éclaircie au milieu de l’orage. Face aux aléas de la vie, l’important est d’essayer de trouver des moyens pour avancer malgré tout. Transformer les lignes de failles en lignes de force constitue ainsi une maxime que j’ai faite mienne à travers mon aventure didactique.

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Chapitre X. Portée de l’interculturel chez les apprenants. Processus de

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