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Chapitre VI. Des échanges face-à-face : démystification du déjà-dit

3. Intérêt des élèves et propositions didactiques

Je vous ai présenté mon aventure d’exploitation didactique concernant la caractéristique spécifique de la culture française vis-à-vis du public chinois et ma prise de position pour une didactique de la francophonie. Ces deux blocs ont été contextualisés par l’actualité (élection présidentielle 2017 et fête de la francophonie 2017), ce qui a donné du sens et de la légitimité à mon contenu. Cette intégration de l’actualité et sa didactisation dans le cours permet aux apprenants d’avoir une connaissance plus approfondie de l’altérité et un retour réflexif sur eux-mêmes. Maintenant, j’aimerais bien vous amener dans un autre type de voyage vers l’Autre que j’ai mis en avant pour mes séances matinales. Ces « endroits » où je me suis arrêté pendant ce trajet, pour effectuer une observation méticuleuse, représentent les centres d’intérêt culturel des élèves recueillis lors de mon enquête au début de mon séjour sur le terrain.

Dans le chapitre 4, j’ai déjà présenté le questionnaire concernant la collecte de besoins pédagogiques des apprenants dans lequel il y a les deux questions suivantes : « Quel élément vous attire le plus concernant la France et la culture française ? Quel contenu culturel voulez-vous apprendre dans votre cours de français ? ». Les réponses sont riches et variées, mais il y a des thématiques récurrentes comme le film français, la chanson française, les vacances, les paysages, etc. En tenant compte de ces récurrences, j’ai orienté mon choix sur les supports qui ont un lien avec ces aspects culturels pour les « linguistifier » en cours dans le but de motiver mes élèves. Ces séances sont donc, dans une large mesure, la concrétisation didactique des centres d’intérêt des élèves. « Il faudra un changement de perspective dans la méthodologie d’enseignement-apprentissage des langues pour que la centration ne se passe plus (implicitement) sur la grammaire…mais sur l’apprenant lui-même et ses besoins » (Dejean et Nissen 2013 : 29). Cette partie a vraiment été conçue selon les besoins et les intérêts des élèves. Signalons-le de nouveau, il ne s’agit pas ici de faire une présentation exhaustive de toutes ces séances, je vais juste citer deux exemples concrets pour rendre compte de mon principe.

Commençons par une séance matinale à la fin du premier semestre concernant la « linguistification » des extraits de films. Pour cette séance, j’ai soigneusement sélectionné deux extraits de deux films différents. Il s’agit des films Le Fabuleux Destin d’Amélie

Poulain (2001) et Le Prénom (2012). La première visualisation est une courte vidéo de deux

minutes, le tout début du film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Dans cet extrait, il y a une scène très amusante. La mère d’Amélie, et en même temps sa préceptrice, apprend à lire à sa fille, comme indiqué dans la figure 3 ci-dessous, la fameuse phrase « Les poules couvent

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souvent au couvent ». Au lieu de lire différemment l’homographe « couvent », Amélie a lu en prononçant « kuvɑ̃ » dans les deux cas et a été réprimandée par sa mère.

Une scène ludique d’un point de vue cinématographique, mais une scène appropriée d’un point de vue didactique. J’ai profité de cette scène amusante pour introduire une leçon de phonétique – les différentes prononciations du groupe de lettres « ent » et élargie également la sphère de ce phénomène (homographes de prononciation différentes), en donnant deux autres exemples : « Ils résident à Paris chez le résident d’une ambassade étrangère », « Ces femmes se parent de fleurs pour leur parent ». Je leur ai demandé de lire et d’essayer de trouver la règle générale pour les différentes prononciations de « ent » selon ces exemples. C’était un peu comme un jeu de mots « ludique » et les élèves ont été très participatifs. Certains ont même deviné très rapidement la règle concernant cette différence (‘ent’ en tant qu’élément de conjugaison pour la troisième personne du pluriel et en tant que suffixe d’un nom). Cette auto-découverte implique mon intention d’appliquer une démarche de « phonétique inductive » en la contextualisant dans un support culturel.

Ensuite, je les ai fait réfléchir sur leur langue maternelle, le mandarin. Ils ont donc trouvé le même exemple dans les caractères chinois. Ils se sont rendu compte que, malgré l’éloignement évident de ces deux langues, il existe le même phénomène d’homographie selon la nature des mots. Il s’agit là d’une approche contrastive qui vise à sensibiliser la parenté entre les systèmes de langues et à approfondir la connaissance de la langue maternelle à travers l’apprentissage de la langue cible. Cette approche contrastive (Whorf 1941) a connu un beau succès chez les apprenants, car cela leur a permis de valoriser le « statut d’expert » sur leur langue maternelle, et de se sensibiliser à une certaine « universalité du langage ». Cette approche a également été appliquée pour d’autres aspects linguistiques, comme les expressions idiomatiques (différence de découpage de la réalité selon la langue), onomatopées, etc., pendant les autres séances matinales ; je n’expliciterai pas en détail dans cette thèse, mais je voudrais signaler la pertinence de cette approche dans l’optique de l’interculturel.

Figure 3 : « Linguistification » des deux extraits de film

Le deuxième petit extrait de 3 minutes est en rapport avec le film Le Prénom. Dans cette scène, Pierre, un professeur de français, taquine son beau-frère pour sa « faute » de français pendant le repas. Comme illustré dans la figure 3 ci-dessus, voici le dialogue de cet épisode :

140 « - Qu’est-ce que tu nous AMÈNES alors ? - Non ! Qu’est-ce que tu nous APPORTES ? - Qu’est-ce que tu es lourd ! » . Encore une fois, je leur ai demandé de deviner la raison pour laquelle Pierre s’est moqué de son beau-frère, car cette scène est bien contextualisée (la préparation d’une table de dîner). La situation nous permet de découvrir les nuances entre ces deux verbes « amener » et « apporter ». De nouveau, une démarche inductive ! Certains élèves ont vraiment pu deviner la différence entre ces deux termes (un pour désigner des êtres vivants, l’autre pour des choses). Je les ai félicités pour leur bonne réponse en insistant sur le fait que même les Français natifs peuvent commettre des erreurs, comme illustré dans ce film, et les Français se taquinent souvent pour cela. Les subtilités et les nuances des verbes ont ainsi été englobées dans un support culturel. Pour aborder le français authentique, j’ai également expliqué la signification de l’expression familière apparue dans le dialogue et je l’ai écrite sous forme oralisée : « Qu’est-ce que t’es lourd ! » (L’usage familier du mot lourd et le phénomène d’élision dans « t’es »). Les élèves étaient très concentrés car l’aspect linguistique revêtait une dimension culturelle dans une situation à la fois ludique et instructive.

Après cette découverte linguistique, pour stimuler encore plus la réflexion de mes élèves, nous avons discuté ensemble au sujet de l’erreur et de la norme d’une langue. « Les non-natifs font-ils souvent l’objet de discrimination négative, à cause de leurs erreurs linguistiques et de leur accent, de la part des locuteurs natifs en Chine et en France ? Est-il légitime et respectueux de mépriser une personne non-native ou native juste à cause de sa maîtrise imparfaite de la langue ? Avez-vous subi ce type de discrimination ? La survalorisation de la norme, l’exigence excessive pour le « bon usage » du français est-elle souhaitable ? ». Autour de ces questions, une vive discussion a été entamée et, en écoutant leur verbalisation, j’ai remarqué un changement réflexif de la part des élèves, changement que je vais expliciter dans le chapitre suivant.

Un autre exemple que je voudrais vous raconter concernant la didactisation des centres d’intérêt culturel des élèves est en rapport avec des personnalités publiques, d’origine chinoise, en France. J’ai remarqué que les élèves s’intéressaient particulièrement à ce type de personnage, et cette curiosité a été exprimée par mon enquête au début de mon séjour et également par des questions des élèves pendant la récréation ou après le cours. Cela m’a amené à leur présenter une institution très réputée, celle de l’Académie française, par le biais d’une émission réalisée par la CCTV, la chaîne de télévision nationale en Chine. En effet, il s’agissait d’une émission sur François Cheng, le seul académicien d’origine chinoise parmi les quarante. J’ai fait cette séance matinale dans la semaine de l’échange face-à-face avec le chanteur français Dantès, car d’une part, c’était un bon relais, un enchaînement logique pour mon cours, et d’autre part, ces deux célébrités incarnaient bien la beauté de l’interculturel, mais en miroir. La CCTV a distribué une récompense honorifique à François Cheng, en 2014, en l’incluant parmi les « dix personnages les plus importants qui jouent un rôle de pont entre l’Orient et l’Occident et qui contribuent le plus à la popularisation de la culture chinoise ». J’ai donc montré dans la classe l’extrait du clip sur la cérémonie de récompense, durant laquelle les présentateurs de la CCTV ont fait une brève introduction sur ce prestigieux institut français et également sur le parcours de François Cheng à travers un beau petit documentaire dans lequel il parle en deux langues, mandarin et français.

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Les élèves ont très attentivement regardé la vidéo et ils ont été saisis d’admiration devant cet homme extrêmement doué en langue et culture françaises. En profitant de leur enthousiasme, j’ai introduit des éléments linguistico-culturels, en leur présentant les termes relatifs à cet institut et qui étaient apparus dans ce clip vidéo : « quarante immortels », « habit vert » (François Cheng était en habit vert d’académicien dans ce documentaire), « épée » (épée d’académicien)… en affichant les photos correspondantes sur mon PPT, comme une source culturelle et également comme un apprentissage lexical et phonétique (en les faisant lire après moi ces nouveaux mots). J’ai donc présenté et expliqué ces spécificités culturelles, en lien avec l’Académie française, tout en introduisant ce nouveau vocabulaire en français.

Après l’exploitation de la dimension linguistique et culturelle de ce clip, j’ai visualisé de nouveau ce petit documentaire de six minutes sur François Cheng, et cette fois-ci, je me suis arrêté sur trois passages susceptibles de stimuler la réflexion des apprenants. La première pause, évoque la partie dans laquelle François Cheng a parlé au journaliste de CCTV en français : « le souffle est à la base de la pensée chinoise, à partir de l’idée de souffle, les penseurs chinois ont avancé une conception unitaire et organique de l’univers. Donc moi-même aussi, je suis toujours habité par cette idée du souffle, et j’aimerais intégrer ce souffle chinois dans mon écriture en français »58.

Le deuxième passage concerne le commentaire du président de l’Académie française « François Cheng enrichit la culture chinoise par l’essence de la culture française, et il intègre également le principe abstrus de la philosophie chinoise dans la culture française ». Il a déclaré cela quand François Cheng avait reçu le Grand Prix de l’Académie française pour son livre Le Dit de Tianyi. Et la dernière scène sur laquelle je me suis arrêté, c’est la fin de ce clip qui illustre l’appréciation de l’ex-président de la République Jacques Chirac sur François Cheng : « Il est non seulement le pont entre les cultures chinoise et française, mais ses œuvres ont vraiment enrichi la culture française ».

En basant sur ces discours et ces commentaires, nous avons mené une discussion sur la pertinence d’ajouter le « souffle étranger » dans une culture, sur l’enrichissement réciproque entre les cultures orientale et occidentale, et nous avons également discuté de l’importance des personnages « passerelles » comme François Cheng et Dantès et sur la compréhension mutuelle à l’ère de la mondialisation. Les élèves étaient très actifs et particulièrement impliqués dans la discussion. Dans le cadre de mon cours, ils ont fait la connaissance de deux célébrités qui font le pont entre la Chine et la France - Dantès et François Cheng, avec un premier échange authentique face-à-face, un autre par le biais d’une rencontre indirecte dans leur cours de langue. Ces deux personnages publics, qui parlent chacun parfaitement la langue de l’autre tout en ayant une maîtrise parfaite de leur langue maternelle, produisent un effet de « miroir inversé », ils sensibilisent les élèves à la beauté des personnages interculturels et ils renforcent la conviction des apprenants d’être des citoyens interculturels. Les témoignages sur ce sujet seront explicités en détail dans le chapitre qui traite des retours des apprenants pour notre année interculturelle.

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Vu que François Cheng parlait en français, cela constituait également un exercice de compréhension orale pour les élèves.

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Je voudrais préciser à nouveau que, dans cette thèse, je ne peux certainement pas présenter toutes les activités interculturelles que j’ai mises en place pour ces séances matinales. En présentant ces quelques exemples concrets, j’aimerais mettre en lumière mon principe. Tout au long de ces « lectures matinales », j’ai progressivement introduit des thématiques culturelles variées, les notions d’« universel-singulier » comme les fêtes, les vacances, la gastronomie, la composition de la famille, l’amour, le rythme scolaire… en fonction de l’intérêt de mon public et du poids culturel. Ces thèmes dits universels sont « actualisés » différemment selon les cultures. Autrement dit, ces catégories de pensée sont « universelles » mais leurs pratiques variables sont constamment explicitées et abordées dans les séances matinales. Les supports vidéo et graphiques sont majoritairement utilisés comme documents déclencheurs qui représentent, pour moi, un énorme travail de préparation, de recherche, de conception, mais ils sont très adaptables et agréables pour les apprenants. C’est pour cette raison que, dans son témoignage sur mon cours de FLE, Simon, mon élève francophone a utilisé le terme « mesure phare » (voir annexe) pour désigner mes séances matinales au lycée Guangming.

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