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L’entretien avec l’enseignante et le regard croisé des francophones sur le cours de langue

Chapitre III. Le lycée chinois vu par le chercheur : un univers familier et méconnu

3. Observation d’un cours de FLE : exemple d’un style d’enseignement ?

3.3. L’entretien avec l’enseignante et le regard croisé des francophones sur le cours de langue

En raison de ma sincérité et du climat de confiance que j’ai pu créer avec mes collègues, j’ai minimisé l’effet de « perturbation de l’observateur » (Papinot 2014 : 2) chez l’enseignante. À visée formative, tant pour l’observateur que pour l’observé, l’observation du cours ne trouve tout son intérêt que si elle est suivie d’un entretien entre l’observateur et l’enseignante. Les convictions méthodologiques chez les enseignants se manifestent dans leurs pratiques dans la classe. Voici le commentaire de l’enseignante que j’ai noté ; c’était une discussion en mandarin et j’ai traduit en français. Selon son souhait, j’ai anonymé le nom de l’enseignante :

Enseignante : J’ai l’habitude de contextualiser le lexique, la structure syntaxique et le point grammatical par un simple exercice de thème. C’est vachement utile je trouve. Car en faisant tel exercice de traduction, l’étendue du vocabulaire et la systématisation de la grammaire peuvent être réalisées en même temps. Je préfère ce type d’exercice. Le vocabulaire et la grammaire sont extrêmement importants pour développer d’autres compétences langagières.

56 Dans le commentaire cité ci-dessus, les adverbes subjectifs « vachement, extrêmement », la locution verbale « avoir l’habitude de » et le verbe « préférer » démontrent clairement son principe méthodologique. L’accent mis sur la grammaire et la traduction et la centration sur les lexiques dans la pratique de classe sont illustrés à travers ce témoignage et mon observation. Concernant la dimension culturelle et interculturelle dans le cours, elle a déclaré :

J’aime exploiter la dimension culturelle, mais le fait que les élèves doivent acquérir le niveau B1 pour pouvoir continuer leurs études en France et pour réussir leur bac en français en seulement deux ans et demi ne me permet pas d’avoir suffisamment de temps pour intégrer la composante culturelle. Il faut vraiment faire le maximum sur le contenu grammatical et lexical pour garantir leur réussite au bac et au TCF ou au DELF. En plus, la culture est un phénomène qui englobe pleins d’aspects et cela me paraît assez difficile. Pendant la période de ma licence et de mon master en Chine dans le département de français de l’université, je n’ai pas appris beaucoup de choses concernant la culture française, ce que nous avons appris, c’est plutôt l’aspect linguistique et littéraire de la langue. Du coup, je suis plus à l’aise dans ce domaine. À travers cette confession honnête de la part de ma collègue, j’ai remarqué à quel point la pression de l’examen et les résultats scolaires sont importants dans l’enseignement/apprentissage des langues dans les lycées chinois. Cette contrainte institutionnelle amène les enseignants à penser que, dans une certaine mesure, la composante culturelle et interculturelle est une « perte de temps ». La composante culturelle et interculturelle constitue un contenu supplémentaire ajouté à la composante linguistique. En effet, elle ne s’est pas rendue compte que l’on peut très bien intégrer la dimension culturelle et interculturelle sans perdre le fil de l’apprentissage de l’aspect linguistique proprement dit. En outre, le commentaire de ma collègue m’amène à réfléchir plus profondément aux raisons de l’absence de l’apprentissage culturel dans l’enseignement des langues en Chine. Beaucoup de didacticiens constatent que, dans l’enseignement actuel, l’exploitation des dimensions culturelles est largement négligée en classe de langue, « on rabâche que langue et culture sont liées, mais on met rarement ce principe en œuvre et, dans les faits, elles restent séparées » (Porcher 2004 : 49). Face à cette absence, les didacticiens, parmi lesquelles Florence Windmüller, ont mené des recherches pour en trouver des raisons. Elle en a fait une synthèse assez complète dans son ouvrage. Selon elle, le manque de formation est la première raison de cette absence de l’apprentissage culturel :

« L’apprentissage culturel suppose des connaissances des différentes disciplines annexes de la linguistique et dans d’autres disciplines issues des sciences humaines pour lesquelles les enseignants, les formateurs et les auteurs de méthodes n’ont pas été formés. La didactique récente ne présente pas la formation dans les disciplines extralinguistiques » (Windmüller 2011 : 27).

La formation classique d’un enseignant de langue en Chine est dominée par l’aspect littéraire et linguistique. Par conséquent, en ce qui concerne l’enseignement de l’aspect culturel, les professeurs se sentent souvent démunis et impuissants à cause d’un manque de formation. À cela s’ajoutent, selon Jean-Claude Beacco, les expériences personnelles des enseignants :

57 « Nombre d’enseignants de langue n’ont que très peu de contacts directs avec les pays étrangers dont ils enseignent la langue, pour des raisons économiques évidentes : dans bien des régions du monde, un salaire d’enseignant ne permet pas d’investir dans les déplacements et certains enseignants ne se sont jamais rendus dans ces pays » (Beacco 2000 : 90).

Ce propos de Jean-Claude Beacco est également compatible avec le contexte chinois où la plupart des enseignants de langue étrangère, notamment ceux des établissements secondaires, n’ont pas l’expérience de séjours dans les pays de la langue cible. Face à cette réalité, le savoir culturel chez les enseignants reste « largement imaginaire et indirect » (Beacco 2000 : 90) ce qui provoque également l’absence d’un enseignement culturel dans le cours. D’ailleurs, sous la plume de Florence Windmüller, les tentatives pour aborder les différentes disciplines concernant la culture existent mais ne sont malheureusement pas suffisamment prises en compte dans les manuels de langue.

Le commentaire de ma collègue m’a ainsi incité à avoir une réflexion profonde sur l’absence culturelle dans le cours de langue en Chine. Je me suis rendu compte de l’importance de la formation des enseignants et des concepteurs de manuels sur la dimension culturelle et interculturelle dans l’enseignement. C’est une des raisons principales pour lesquelles j’ai animé une formation sur mon terrain, en collaborant avec ma directrice de thèse. Cette formation a été organisée par le consulat général de France à Shanghai, à l’intention des enseignants du second degré, pour promouvoir l’approche culturelle et interculturelle dans un cours de FLE (voir chapitre 9). Simon, l’élève francophone que j’ai cité précédemment, a également assisté au cours de français des différents profs du lycée, par curiosité. Il a remarqué la prédominance du manuel scolaire chez les profs et il m’a confié son sentiment :

Simon : Dans toute ma scolarité, on avait un manuel pour la langue, mais on ne n’utilisait quasiment jamais, c’est-à-dire que c’étaient surtout les profs qui faisaient leurs propres cours. Pour le cours d’anglais, par exemple, on utilisait le manuel surtout pour voir les verbes irréguliers ou quelque chose comme ça, mais autrement, on utilisait très très rarement le manuel, et même pour le cours de chinois, on avait un manuel, mais je n’ai jamais ouvert mon manuel. C’était vraiment le travail à travers les polycopiés ou les feuilles que mes profs nous donnaient. En Chine, pour les cours d’anglais et français que j’ai observés, les profs suivent les manuels à la lettre. Et mes camarades chinois dans la classe utilisent parfois les expressions et les formulations qu’ils ont apprises de leur manuel de français mais qu’on n’utilise pratiquement pas dans la vie réelle en France. Cependant, je ne veux pas dire par là que la méthode traditionnelle est nulle, cela oblige, dans une certaine mesure, les apprenants à systématiser et à mémoriser les contenus du cours. Il y a beaucoup d’élèves Français qui ne sont pas capables de progresser en langue dans notre méthode dite « modernisée ». (Entretien du 27 septembre 2016 dans mon bureau).

À travers les propos de ce lycéen français, la méthode pédagogique de langue en Chine présente une grosse différence avec la sienne. Il a signalé également la faiblesse de cette méthode en citant l’exemple de ces camarades chinois. Cependant, il sait faire la part des choses en évoquant les éventuels points positifs des méthodes adoptées par les professeurs chinois. En parlant avec lui, j’ai commencé à comprendre, avec clarté, le sentiment d’un jeune français vis-à-vis de l’enseignement des langues en Chine.

58 Fabienne, une professeure francophone de lettres, qui a enseigné le français pendant un an à Pékin et un an au lycée Guangming de Shanghai, a également exprimé son point de vue à partir d’expériences d’enseignement dans ces deux villes chinoises :

Fabienne : C’est vrai qu’en suivant les manuels et en appliquent la méthode traditionnelle, ça manque un peu d’inventivité et de création. Après est-ce que c’est complètement critiquable ? J’ensais rien, parce que finalement, est-ce que c’est pas non plus une méthode pédagogique adaptée au type d’élèves que sont les Chinois ? C’est une question qui doit se poser. Pourquoi on doit absolument plaquer la méthode dite « occidentale » dans un contexte culturel qui ne fonctionne pas de la même manière ? Sans la contrainte de manuel, c’est vrai qu’en France il y a des professeurs qui créent des bonnes choses et qui suivent la bonne progression, mais tu peux aussi avoir des enseignants qui font des trucs complètement pourris (rire). Alors qu’en Chine, le fait d’imposer un manuel, c’est comme quelque chose qui te maintient, c’est un squelette qui maintient, il y a un squelette qui oblige les enseignants à respecter, et une petite part de recherche personnelle. Ce qui me gêne beaucoup, c’est que d’un point de vue occidental ou européen, on a toujours la sensation d’être détenteur du savoir quoi, mais ce n’est pas juste de regarder les choses comme ça. (Entretien du 23 septembre dans notre bureau).

Conformément au sentiment de Simon, cette professeure qui enseignait dans un lycée français, a également exprimé sa critique à l’égard de la méthode pédagogique en Chine. Néanmoins, j’ai constaté chez ma collègue, une aptitude à relativiser les phénomènes et une capacité à se mettre à la place des autres. Elle renie une sorte d’admiration aveugle envers la mentalité occidentale et met en valeur l’importance de l’adaptation comportementale et pédagogique selon le contexte culturel différent.

À travers mon observation participante dans cet univers familier méconnu, j’ai découvert beaucoup de choses nouvelles, des petits détails sur les us et coutumes d’un lycée chinois que je prétendais connaître suffisamment. En privilégiant la méthode de conversation de terrain avec les différentes personnes du lycée et en examinant méticuleusement les anciennes traces pédagogiques, j’ai approfondi la compréhension sur mon terrain. Et surtout, en échangeant et en faisant des entretiens avec les francophones du lycée, j’ai remarqué à quel point nous étions différents sur les plans idéologique, pédagogique, éducatif et sur plein d’autres aspects. Le contexte culturel différent entraîne la diversité de pratiques, et la diversité de pratiques provoque ainsi les éventuels malentendus et malaise. Néanmoins, l’entretien dans un climat de confiance avec les francophones du lycée et ma propre expérience en France m’ont sensibilisé davantage au fait que chaque système éducatif vit sa propre évolution liée à son histoire et à sa valeur. J’ai remarqué, à travers les témoignages de mes collègues francophones et de mon élève français, Simon, une sorte de décentration culturelle et un relativisme culturel - une qualité que j’ai beaucoup appréciée chez eux, une qualité que je trouve cruciale dans un contact interculturel, et une qualité qu’on a besoin de promouvoir, en tant que professeur de FLE, dans la classe par l’intermédiaire de notre enseignement des langues. De ce point de vue, la clé, dans les contacts interculturels, n’est pas « À Rome, il faut faire comme les Romains », ce qui est d’ailleurs une illusion, mais plutôt, « À Rome, il faut comprendre les Romains ». En effet, ce temps d’immersion, lent et long, d’un an dans un lycée chinois, a produit un effet de « décentrement réflexif » du chercheur, si je reprends le terme utilisé par Claudine Moïse

59 (2009). Les observations, les échanges avec les francophones et sinophones du lycée Guangming m’ont poussé, dans une nécessité de meilleure compréhension, à me retourner sur moi-même. « Le terrain, le réel à observer, constitué d’altérité, nous construit autant que nous le construisons comme objet de recherche » (Moïse 2009 :180), dans la mesure où le travail ethnographique du terrain a changé mon regard et mes modes d’analyse. C’était un processus de déconstruction positive et productive de moi-même. Je prétendais avoir suffisamment de connaissance sur le lycée chinois en tant que chercheur originaire de Chine. Je pensais également connaître le système éducatif français dans sa profondeur en raison de mon séjour en France. J’estimais qu’il n’y avait aucune efficacité dans la méthode traditionnelle des langues vivantes. Je croyais que les Français étaient toujours attachés à leur propre schème interprétatif et seraient choqués par l’habitus du lycée chinois. Cependant, je me suis rendu compte de cette surestimation de ma capacité d’interprétation après les échanges et les observations. Je me suis sensibilisé à la diversité des pratiques, et au changement à l’intérieur d’un même contexte culturel, dépassant ainsi mes certitudes homogènes et mon inclination d’égocentrisme.

J’apprends à voir qu’il existe plus d’une manière de faire les choses, en l’occurrence, le système éducatif, et que notre présupposé n’est pas universel. Cette réflexivité, est un retour sur soi, une exploration de son arrière-scène (Moïse 2009) en faisant preuve de l’aptitude à réfléchir et prendre du recul. Comme Todorov l’a précisé en invoquant le « retour vers soi d’un regard informé par le contact avec l’autre » (Todorov 1987 :17), cette réflexivité implique une conscience de la relativité de mon propre système d’interprétation et une tentative de comprendre le système d’interprétation d’autrui. L’observation participante au lycée Guangming, devient, dans ce sens, une sorte d’« objectivation participante » (Bourdieu 2003), car elle rend « nécessaire une objectivation du sujet de l’objectivation qui ne se résume pas à un exposé de l’expérience vécue, mais à une analyse des conditions sociales de possibilité de cette expérience » (Bourdieu 2003 : 44). C’est une objectivation et déconstruction de la personne qui objective l’Autre et, c’est exactement ce que j’ai vécu. J’ai suivi un chemin « de l’étonnement au décentrement du chercheur » (Arborio et Fournier 2005 :65). J’ai dû me tourner et rentrer à l’intérieur de moi-même. C’est une introspection, une démarche intérieure dans laquelle je suis parti, si je puis dire, à la recherche de mon « moi » caché.

À travers l’observation sur mon terrain, j’ai donc remarqué la faiblesse que recèle la méthode traditionnelle de l’enseignement en Chine, mais en même temps, je me suis aperçu de certains points positifs qu’apporte cette méthode pédagogique. Je ne manifeste pasde dénigrement à l’égard de la méthode d’enseignement chinois, je ne suis pas non plus le porte-parole de la méthode dite occidentale. Mais ce qui est sûr, c’est que l’enseignement essentiellement linguistique et grammatical basé sur le manuel dans un cours de langue n’est pas propice à former des élèves interculturellement compétents.

En outre, le décentrement réflexif de moi-même à travers mon enquête ethnographique, m’a sensibilisé encore plus profondément à l’importance et à l’indispensabilité de l’interculturel. Cette réflexivité, que j’ai vécue par la confrontation avec le terrain dans une perspective ethnographique, fait écho à l’aspect opérationnel de ma recherche – l’approche interculturelle

60 dans l’intervention pédagogique, une méthode qui vise à former, à mon tour, par le biais de mon enseignement du français, la réflexivité et le relativisme culturel des apprenants. Par conséquent, mon enquête ethnographique et le principe pédagogique de mon cours constituent une mise en abîme parfaite, et font preuve d’une sorte de congruence et de complicité. Ainsi, la perspective ethnographique de terrain et la perspective interculturelle dans mon enseignement se stimulent et trouvent une résonance, ce qui fait la singularité de ma recherche. Cela explique également mon souhait d’être un défenseur de la pédagogie interculturelle qui amène les élèves, tout en les sensibilisant à leur culture d’appartenance, dans un voyage intellectuel, un voyage vers l’altérité, un voyage de découverte.

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Chapitre IV. Culture chinoise et interculturel. Entre tradition et

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