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Chapitre VIII. L’interculturel dans une perspective actionnelle : la classe hors les murs

4. Réflexion didactique sur cette expérience d’enseignement par l’action

Cette mise en œuvre de la perspective actionnelle par tâche, dans le cadre de la « Semaine Française de Shanghai », représente une expérimentation nouvelle pour mes collègues et mes élèves sur le terrain. Ils n’ont jamais été confrontés à ce type d’approche dans un contexte où la structure traditionnelle pédagogique perdure et prédomine. La visite et la réalisation de la feuille de mission a fait de l’apprenant de langue un acteur social, et les activités langagières se sont inscrites dans des actions sociales. Concernant cette approche actionnelle par tâche, Claire Bourguignon a dit :

« Il ne s’agit plus en classe de simuler des situations d’usage en donnant à l’apprenant le rôle de l’usager. L’apprenant sera acteur d’un projet qui ne visera pas seulement la réutilisation ou l’application de connaissances mais aussi sa construction en fonction des objectifs à atteindre et des aléas de la situation. » (Bourguignon 2006 : 61)

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Ce ne sont qu’une partie des remarques que j’ai notées pendant le cours. Le témoignage concernant le changement réflexif sera encore davantage explicité dans le chapitre 10.

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Conformément aux propos de Bourguignon, dans cette visite et cette activité, les apprenants n’ont pas seulement réutilisé leur connaissance langagière65, mais il y a également eu une construction de soi explicitée par leurs changements sur la représentation de la société française. Je voudrais expliciter davantage en quoi l’activité conçue pour la Semaine française de Shanghai est « actionnelle ». À mon sens, elle l’est dans la mesure où les composantes langagières ne sont pas seulement « objectifs linguistiques », mais surtout « outils linguistiques » pour réaliser la tâche finale (répondre à la feuille de missions) qui nécessite, à la fois, l’observation méticuleuse, des échanges réels avec les francophones (pour s’informer, acheter, ou participer à une conversation banale, etc.), un apprentissage collaboratif (pas compétitif) entre les pairs et la négociation.

La compétence linguistique n’est qu’une compétence parmi d’autres pour la réalisation de la tâche car il faut mobiliser d’autres compétences comme le relationnel (aspect pragmatique, par exemple, comment réagir de manière adaptée pour avoir une réponse à sa question, comment s’adresser aux francophones pour prendre une photo avec eux, comment répartir les tâches au sein du groupe, car c’est un travail par trinôme, etc.), la technique (utiliser leurs Smartphones pour la recherche des infos…)

Dans son article Amandine Belleville a proposé plusieurs étapes de la séquence actionnelle66. En plus de la conception d’une feuille de missions, j’ai intuitivement appliqué quelques étapes importantes proposées par l’auteur pour construire ma propre séquence actionnelle (même si les étapes proposées ne correspondent pas à 100 % à ma démarche et que je ne peux pas copier mécaniquement). Par exemple, la thématique (choix du thème : découverte d’une société autre à travers la manifestation, qui est en lien avec les centres d’intérêts des élèves, consentement entre moi et les élèves), tâche intermédiaire (préciser quelques outils linguistiques utiles pour mener à bien l’enquête, par exemple, quelques formulations pour se renseigner, explication des consignes de la feuille..), définition d’une tâche finale (séquence pour préciser le produit qui sera à réaliser, c’est-à-dire, répondre à toutes les questions de leur feuille de missions), évaluation (ramasser leur feuille le jour même et corriger avant la séance de mise en commun ; solliciter leur sentiments, à travers la discussion, lors de la séance de mise en commun).

De mon propre point de vue, apprendre n’a pas pour but une simple simulation, mais une utilisation réelle dans la vie sociale. L’élève agissant se révèle de fait en tant qu’acteur social avant même d’être un apprenant. Il connaît mieux les autres dans un contexte social avec des échanges authentiques, et actualise ainsi en permanence sa représentation sur l’altérité. Ce principe est compatible avec la préconisation du CECR :

« L’objectif essentiel de l’enseignement des langues est de favoriser le développement harmonieux de personnalité de l’apprenant et de son identité en réponse à l’expérience enrichissante de l’altérité en matière de la langue et de culture. » (CECR 2005 : 9)

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Compétence fonctionnelle qu’ils ont apprise dans le cours avant la visite, par exemple, comment demander le prix d’un produit, comment solliciter l’aide de quelqu’un, etc.

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Article d’Amandine Belleville consulté sur ce site https://pedagogie.ac-orleans-tours.fr/fileadmin/user_upload/anglais/ressources/Fiche_didactique_la_perspective_actionnelle_A.BELLEVILLE-1.docx

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En lien étroit avec la perspective actionnelle du CECR, Claude Springer a proposé « la théorie de l’action/activité » qui consiste à « envisager l’apprentissage comme une activité sociale et l’élève comme un acteur social » (Springer 2010 : 512). Le terme « acteur social » apparaît une nouvelle fois dans cette définition. La notion d’acteur social implique le processus d’« agir avec » (Puren 2014 : 24), avec les autres, et cet aspect collectif et collaboratif change radicalement la nature de l’enseignement/apprentissage de la langue de l’approche communicative qui laisse entendre la tâche comme « relevant strictement de l’individuel » (Springer 2010 : 512). Dans le cadre de la « Semaine Française de Shanghai », les élèves ont collaboré entre eux (travail en groupe), avec leur professeur (en sollicitant constamment son aide), avec les vendeurs francophones (acheter, s’informer, se renseigner…), avec les francophones visiteurs (conversations, prise de photos…).

Je voudrais signaler ici et attester que, dans le cadre de cette sortie, même les élèves moins « forts » linguistiquement et académiquement (les élèves qui ont de mauvaises notes aux examens scolaires), se sont vraiment impliqués pour réaliser leur questionnaire. Comme la tâche n’était pas seulement langagière, ces élèves « plus faibles » ont pu mettre en valeur d’autres qualités comme le relationnel, la technique (recherche des informations sur leur Smartphone), le leadership, etc. Ils ont gagné de la confiance en eux, dépassant ainsi leur « complexe d’infériorité » dans le contexte scolaire chinois où on met trop l’accent sur la réussite scolaire. Cette perspective actionnelle a donc également été une perspective d’inclusion et donc une approche intégrative. L’apprenant devient un vrai acteur, la pertinence de cet aspect est clairement illustrée dans l’article de Christian Puren :

« La plupart des didacticiens européens ont considéré que la perspective actionnelle n’était pas sensiblement différente de l’approche par les tâches anglo-saxonne (TaskBased Learning), qu’elle n’était par conséquent qu’un prolongement de l’approche communicative. J’ai essayé de montrer ici que, si l’on prend vraiment aux sérieux sa nouvelle finalité d’éducation aux langues-cultures – celle de la formation d’acteurs sociaux -, implique des ruptures tout à fait fondamentales » (Puren 2014 : 35).

Dans le cas de notre sortie, la feuille de mission était un moyen de surprendre, d’éveiller la curiosité des élèves, en se basant sur un ensemble de questions auxquelles il fallait répondre. En s’amusant et en se baladant dans le cadre de la « Semaine Française de Shanghai », les élèves se sont évadés de l’espace-classe et ont appris d’une manière plus intuitive. Cette joyeuse sortie relevait à la fois des domaines du divertissement, de la collaboration, de l’événementiel et du langage. Elle a ainsi participé à la mise en valeur des performances des apprenants qui sont devenus les acteurs d’une activité ludique permettant de systématiser la compétence linguistique et culturelle dans un climat détendu.

De surcroît, suite à cette sortie, la mise en commun en cours de FLE dans une démarche interculturelle a non seulement aidé les apprenants à systématiser la compétence linguistique, mais surtout à approfondir la connaissance sur l’altérité. Une tentative de mélanger « agir avec l’autre » et « comprendre l’autre » a donc été visée dans cette sortie et sa mise en commun collective. Mon objectif pour tout cela était donc de créer une atmosphère associant travail du langage, compréhension de l’autre, efficacité et convivialité. Cette expérience de

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l’altérité avec une société autre a montré qu’une pédagogie de l’action à visée interculturelle est aussi envisageable même dans un milieu hétéroglotte.

Pour une éventuelle transposabilité de cette démarche dans d’autres contextes d’enseignement, j’aimerais signaler l’importance de tirer profit de l’événementiel, du patrimoine culturel et d’autres manifestations culturelles de la région qui peuvent servir de base pour enseigner afin de construire la classe hors les murs. Il faudrait garder à l’esprit l’importance d’alterner pédagogie de classe avec apprentissage en milieu extérieur dans une visée d’autonomie et d’intégration progressive des apprenants, et ce quel que soit leur niveau. J’insiste également sur la pertinence d’une mise en commun postérieure, dans notre cours, dans une perspective interculturelle qui est certainement propice à armer les élèves à mieux s’intégrer dans ce monde interconnecté. La perspective actionnelle correspond bien à « deux nouveaux enjeux apparus dans le CECR, à savoir le vivre ensemble et l’agir ensemble dans une Europe multilingue et multiculturelle » (Puren 2014 : 21), ce qui explique la croissance éditoriale des manuels de FLE se basant essentiellement sur l’action, comme Version Originale (2012, Édition maison des langues) et Nouveau Rond Point (2013, Édition maison des langues). Je suis persuadé qu’en suivant la logique de cette nouvelle problématique culturelle et le principe de ces nouveaux manuels de FLE, la conception et l’utilisation d’une unité didactique appuyée sur l’action et la réalisation d’une tâche présentent un passionnant et stimulant trajet à parcourir. La perspective actionnelle a mis l’accent sur l’apprentissage des langues dans une dimension sociale en donnant à réaliser une tâche ou à participer à un projet. À part ce principe, que je trouve « génial », je voulais mettre en relief, dans ce chapitre, une autre dimension importante : il s’agit d’ajouter et de privilégier un aspect interculturel dans cette approche actionnelle. C’est pour cela que j’ai mené une discussion sur « ce que je croyais/ce que j’ai découvert ». La Semaine française de Shanghai est, de ce fait, devenue à la fois une belle opportunité pour un exercice de dépassement de stéréotype et une belle découverte aux niveaux culturel et linguistique.

Il est un peu dommage que je n’aie pas pu tester une autre classe hors les murs à cause des contraintes scolaires et de mon emploi du temps très chargé sur le terrain. Vu que lycée Guangming a été construit par le gouvernement français à l’époque de la concession au 19e siècle, j’aurais bien voulu faire un rallye intitulé « Découverte de l’ancienne concession française de Shanghai »67, mais je n’ai pas pu le réaliser à cause du manque de temps. Comme pour tous les chercheurs, il y a de petits regrets comme celui-ci dans mon aventure de recherche, mais cela ne me décourage pas.

Ainsi, j’ai fait découvrir aux collègues chinois de mon terrain une nouvelle approche à laquelle ils n’avaient jamais été confrontés. Quant à mes élèves, cette sortie leur a permis de casser la routine et de vivre des moments de communication authentique. En organisant cette activité dans une perspective actionnelle, j’ai aidé les élèves à « entretenir des éléments

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J’ai pu concevoir et tester ce rallye dans le cadre de mon stage de Master à Shanghai avec la collaboration du consulat général de France à Shanghai. La concession française de Shanghai est un territoire chinois qui fut sous administration française de 1849 à 1946. Ce lieu résidentiel préservé est un point d’attraction des touristes de la ville.

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essentiels à tout apprentissage : la motivation et l’envie qui à elles seules conduisent les apprenants à s’impliquer personnellement et à collaborer avec le groupe dont ils font partie » (Bara, Bonvallet et Rodier 2011 :10). Cette classe hors les murs a ainsi amplifié le lien émotionnel positif qui doit être construit et entretenu entre les apprenants et la langue cible, en les impliquant, en les replaçant au cœur de leur apprentissage. L’implication est importante, l’action est importante, la compréhension approfondie de l’altérité par l’implication est importante, en totale adéquation avec ce que disait Benjamin Franklin : « Dis-le-moi et j’oublierai. Enseigne-le-moi et je m’en souviendrai. Implique-moi et j’apprendrai ».

J’ai déjà fait allusion, sans m’en apercevoir, à la fin de la deuxième grande partie de mon histoire. Vous avez ainsi voyagé avec moi en appréciant plusieurs déclinaisons de mon aventure visant l’exploration de l’interculturel. La réflexion menée par Jean-Marc Defays, président de la FIPF (Fédération internationale des professeurs de français),peut être convoquée avec pertinence sur le plan conceptuel pour résumer cette grande partie dans laquelle j’ai créé une multiplicité d’expériences d’altérité. Dans son billet adressé aux enseignants de FLE pour la revue Le français dans le monde, Jean-Marc Defays a fait un parallèle intéressant entre l’enseignement de la langue et la question écologique et environnementale. Il a évoqué la notion de « didactique écologique » qui serait « respectueuse des individus, de leurs particularités, comme celles de leurs contextes culturels, afin que cet apprentissage se déroule de manière pertinente et cohérente » (Defays 2017 : 25). Mon principe fait parfaitement écho à cette recommandation dans la mesure où la prise en compte de la spécificité culturelle du public sinophone a toujours constitué une priorité majeure dans la conception de mes activités interculturelles.

Cet auteur a également proposé le concept de « didactique durable », un enseignement qui ne vise « pas seulement des résultats à court terme fixés par des tests systématiques qui conforment l’apprentissage à des modèles standards et l’assujettissent à des finalités instrumentales, mais dans la perspective à long terme du libre épanouissement des personnes et des communautés plurilingues et interculturelles » (Defays 2017 :25). En amenant systématiquement les élèves « en terre inconnue », en les sensibilisant sans cesse à la diversité du cadre de pensée, en restructurant perpétuellement leur schéma culturel antérieur, j’ai en effet appliqué cette didactique durable dans mon cours de français qui a dépassé le simple objectif de réussite académique mais qui a surtout eu pour but de former des citoyens beaucoup plus ouverts et compréhensifs.

La didactique écologique et la didactique durable sont ainsi étroitement imbriquées dans les différents aspects de ma mise en pratique de l’interculturel sur le terrain. Je pense que, quels que soient les contextes, les concepts de Jean-Marc Defays montrent leur pertinence.La question de l’écologie et du développement durable étant devenue une des préoccupations majeures de notre siècle, n’est-il pas temps d’appliquer une didactique zen, une didactique zéro émission nocive, si je puis dire ainsi, dans le même sens et dans la même optique ?

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PARTIE 3

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Chapitre IX. Valorisation des matériaux pédagogiques imposés : faire

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