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Une tradition translative de la possession des choses

Le dépassement de la remise dans les contrats translatifs de propriété

A. Les liens originels entre tradition réelle et transfert de propriété

1. Une tradition translative de la possession des choses

13 - « La tradition est à la possession, en quelque sorte, comme la naissance est à la vie »103. Présente dès la loi des Douze Tables104, la tradition réelle ou remise de la chose est un mode dérivé d’aliénation issue du droit des gens105, qui n’a que des conditions de fond106, et qu’il est possible de faire remonter « au stade

pré-juridique des groupements les plus rudimentaires »107. Celle-ci ne semble

cependant pas aussi ancienne que la mancipation, ou l’in jure cessio qui paraissent être, historiquement, les premiers modes de transmission des biens108. Si, en apparence, la remise de la chose n’apparaît être qu’une seule et même opération, le terme " tradition ", en lui-même, ne permet pas de révéler clairement l’intention des parties. Il convient, en réalité, d’opérer une dissociation entre la nuda traditio et la

traditio. La première consiste à concéder volontairement à un tiers une emprise

matérielle sur la chose, sans renoncer à l’animus domini ; la seconde en revanche, seule capable de transférer la propriété, consiste dans la translation volontaire de la possession proprement dite109. La tradition réelle peut être le siège de différentes opérations juridiques. Par elle, le tradens ou remettant, peut vouloir conférer à

103 R. Von IHERING, L'esprit du droit romain dans les diverses phases de son développement, trad. d'O. de MEULENAERE, T. III, Marescq Aîné, 1877, §50, p. 162.

104 J.-L.-E. ORTOLAN, Explication historique des Instituts de l'empereur Justinien, T. I, Paris, Librairie de la Cour de cassation, 3e éd., 1844, p. 333 ; Ch. DEMANGEAT, Cours élémentaire de droit romain, T.I, Paris, A. Maresc, 3e éd., 1876, p. 483 : « il est (…) probable que la loi des Douze Tables parlait réellement de la tradition ».

105 Le terme "droit des gens" est ici employé dans ce qui semble être son troisième sens historique, c'est-à-dire, des « règles applicables aux peuples dominés et aux rapports entre citoyens romains et étrangers ». Le premier sens historique étant celui de « règles réglant les rapports entre les peuples italiques », le deuxième étant « les règles régissant les rapports de Rome et de ses citoyens avec les peuples étrangers ». La signification précise de l’expression "droit des gens" en droit romain est toutefois débattue. Comme le note un auteur, pas moins de cinq significations peuvent être retenues : « 1. droit commun des peuples italiques, droit commun des peuples tout court ; 2. droit naturel ; 3. droit international privé et, en ce sens droit interne ; 4. droit international public ; 5. droit international tout court », S. LAGHMANI,

Histoire du droit des gens, du jus gentium impérial au jus publicum europaeum, A. Pedone, 2003, p. 11.

106 J.-P. LEVY ET A. CASTALDO, Histoire du droit civil, op. cit., p. 563 : « La tradition n’est pas un acte formaliste, mais un acte réel, où l’essentiel est la res, la possession de la chose ».

107 J. GAUDEMET, Droit privé romain, Domat, Montchrestien, 3e éd., 2009, p. 237.

108 Voir en ce sens H. SUMNER-MAINE, L'Ancien droit considéré dans ses rapports avec l'histoire de la société primitive et avec les idées modernes, Paris, Guillaumin, 4e éd., traduction par J.-G. Courcelle-Seneuil, 1874, p. 262 ; A. De BEAUVERGER, Droit romain: De la tradition; Droit français: De la tradition à titre onéreux des droits réels immobiliers à l'égard des tiers, thèse, Paris, F. Pichon et A. Cotillon imprimeurs, 1881, qui considère toutefois que « si la tradition est postérieure à la mancipation, on peut dire que celle-ci, à coté des solennités requises, contenait déjà une véritable tradition de la chose », p. 11.

109 C. ACCARIAS, Précis de droit romain, T. I, Paris, A. Cotillon et Cie, Librairie du Conseil d'Etat, 3e éd., 1879, n°225.

l’accipiens la simple détention, la possession, ou la propriété de la chose. À toutes les époques, cependant, et quelles que soient ses fonctions, la tradition a toujours eu le caractère d’un simple fait matériel110, et a toujours consisté dans la remise d’un objet à un acquéreur.

14 - Le régime spécial de la tradition romaine en matière d’actes translatifs de propriété : « l’intime relation entre tradition et possession» 111 .

La traditio sert à transférer la propriété du droit des gens aux pérégrins, qui ne sont

pas susceptibles d’être les sujets d’un droit de propriété quiritaire112, ainsi que la propriété provinciale. À l’époque de GAIUS et d’ULPIEN, elle est le moyen d’aliéner la propriété des choses nec mancipi113 entre citoyens romains114. À la suite de l’abolition de la distinction entre choses mancipi et nec mancipi par JUSTINIEN, la traditio

permet d’acquérir la propriété civile sur toutes les choses115. Cependant, la remise de la chose n’opère pas elle-même le transfert de la propriété, elle ne va en transférer que la "possession physique"116, ce qui ne rend pas, en soi, propriétaire. La réalisation d’une tradition réelle, contenant l’intention réciproque de transporter la propriété entre les parties, permet alors une remise de la "possession légale"117. C’est la possession, remise par le tradens, jointe à la volonté des parties, qui produit la propriété. Il est donc possible de déduire que le fait physique de la tradition est à lui seul impuissant à transporter la propriété, s’il n’est accompagné de l’élément intentionnel que constitue

la justa causa traditionis qui « gît dans l’accord des deux volontés tendant l’une à

110 P.-F. GIRARD, Manuel élémentaire de droit romain, Dalloz, 8e éd., 1929, p. 316. 111 J.-L.-E. ORTOLAN, op. cit., p. 399.

112 P.-F. GIRARD, op. cit., p. 316.

113 La distinction entre les rei mancipi et les rei nec mancipi est propre au droit romain. L’idée générale est que certaines choses constituent une catégorie privilégiée, sur laquelle le

paterfamilias exerce un pouvoir (ou mancipium). Les rei mancipi bénéficient donc d’une protection juridique spéciale car il s’agit de biens essentiels à l’exploitation agricole (les fonds de terre avec les servitudes foncières établies à leur profit et les édifices qui y sont construits, les esclaves et les grands animaux domestiques). Toutes les autres choses sont des rei nec mancipi. Ainsi, les rei mancipi représentaient les biens les plus précieux de l’économie rurale primitive.

114 Ulp. Reg. 19.7, « traditio, proprie est alienatio rerum. Nec mancipi rerum dominia, ipsa traditione deprehendimus : scilicet, si ex justa causa traditae sunt nobis » : « la tradition n’a lieu que pour le transport des choses nec manicpi, c’est par la seule tradition que nous acquérons la propriété de ces sortes de biens, pourvu toutefois qu’elle nous ait été délivrée par juste cause ».

115 P.-F. GIRARD, op. cit., p. 316.

116 C. ACCARIAS, op. cit., définit la tradition comme « le transport de la possession », n°228 ; V. également : R.-J. POTHIER, Œuvres de Pothier, T.IX, Traité du droit de domaine de propriété, par M. BUGNET, Cosse et Marchal, Plon, 2e éd., réimpression de 1861, n°194, qui définit la tradition comme « la translation que fait une personne à une autre de la possession d’une chose (traditio est possessionis datio) ».

aliéner, l’autre à acquérir une certaine chose »118. La tradition faite sans juste cause ne produit aucun droit. Une tradition faite pour cause de prêt, de dépôt ou de tout contrat n’entraînant pas la volonté de transférer la propriété, n’a pas de juste cause et ne produit pas la propriété. Il n’y a, dans ce cas, qu’une remise de la possession physique, une tradition purement matérielle.

15 - La particularité de l’obligation de transférer la propriété en droit romain. En droit romain, le vendeur est tenu de livrer la chose à l’acheteur et de garantir ce dernier contre l’éviction119. Il est ici remarquable qu’en aucun cas il n’est précisé que le vendeur est obligé à transférer la propriété. D’après l’étude approfondie de Marianne BUSSMANN sur l’obligation de délivrance en droit romain, cette obligation n’est « pas une obligation au plein transfert de la chose »120. Cet auteur enseigne que les romains désignent le plein transfert de la chose par les mots « rem dare » ; or de nombreux textes du Digeste « tentent d’éviter de désigner la délivrance du vendeur par dare »121. Ainsi, l’auteur, reprenant en ce sens les travaux de BONFANTE, définit la délivrance romaine comme le transfert d’un pouvoir de fait sur la chose, il s’agirait donc de « la remise de la chose avec intention de renoncer à la maîtrise sur la chose

et d’acquérir cette maîtrise »122.

L’absence d’obligation de transférer la propriété en Droit romain peut s’expliquer par le fait que la vente était un mécanisme de droit des gens, fondamental

118 C. ACCARIAS, op. cit., n°226. On peut cependant noter de véritables divergences doctrinales sur la définition même de cette justa causa. Ainsi, si ACCARIAS l’assimile à la volonté commune des parties, certains auteurs la définissent plus comme la " cause légale " , « un contrat ou un fait quelconque entraînant comme conséquence la volonté de transférer la propriété, et, dans ce but, de faire tradition » (J.-L.-E. ORTOLAN, op. cit., p. 402), ou la cause « efficiente » (J.-P. LEVY ET A. CASTALDO, op. cit., p. 566). Le sens à donner au mot causa serait alors plus le fait déterminant de la volonté de transférer la propriété que la volonté elle-même de transférer la propriété.

119 C. ACCARIAS, Précis de droit romain, T. II, Paris, A. Cotillon et Cie, Librairie du Conseil d'Etat, 3e éd., 1879, n°605, rapportant un texte de Paul (L.1 pr., De rer. perm., 19, 4). L’auteur ajoute également l’obligation de garantie contre le vice (dénommée encore aujourd’hui "garantie édilicienne"), crée par l’Edit des Édiles Curules. L’objet de l’édit des Édiles Curules était d’empêcher les fraudes des vendeurs d’esclaves. Il naissait de cet édit une triple action : l’action rédhibitoire, l’action estimatoire et l’obligation de réparer entièrement le dommage qu’avait éprouvé l’acheteur : « ceux qui vendent des esclaves doivent avertir les acheteurs des maladies et des vices qu’ils peuvent avoir, leur déclarer s’ils sont fuyards, vagabonds ou soumis à quelque action noxale. Cette déclaration doit être prononcée publiquement lors de la vente. Si l’esclave a été vendu sans cet avertissement, ou s’il en est autrement que le vendeur ne l’avait déclaré, nous donnerons action pour faire reprendre l’esclave, non seulement à l’acheteur, mais encore à tous ceux qu’il appartiendra (…) », cité et traduit par D. de BRÉARD-NEUVILLE, in

Pandectae justinianae, par R.-J. POTHIER, T. VIII, Paris, Ex Typis Dondey-Dupré, 1821, p. 2 et 4 pour la version française.

120 M. BUSSMANN, L'obligation de délivrance du vendeur en droit romain classique, thèse, Lausanne Imprimerie C. Risold et fils, 1933, p. 1.

121 M. BUSSMANN, op. cit., p. 25.

pour le commerce. Aussi, dans le but de l’étendre à tous les biens et de la rendre accessible à tous, convenait-il de se satisfaire du seul transfert de la possession, de simplement tradere. Un contrat ayant pour effet de transférer la propriété quiritaire n’aurait pas été susceptible d’une pareille extension au profit des pérégrins123.

Cette analyse est confirmée par le fait qu’en matière de vente, la tradition faite par un vendeur, en exécution de son obligation, ne permet de transférer la propriété qu’autant qu’elle est suivie du paiement réel et intégral du prix. Le transfert du droit de propriété reste donc suspendu à la réalisation de cette condition tacite124. Le concept même de traditio est ainsi susceptible, dès ses origines, de plusieurs acceptions. Celle-ci peut conférer la propriété (si elle est accompagnée de certaines conditions), la possession, ou la détention125 : « ainsi, le mot tradition en lui-même,

ne révèle pas clairement l’intention des parties »126.

16 - L’évolution du concept de tradition : l’avènement de la distinction entre différentes sortes de tradition. Une trop grande rigueur dans la conception même de la tradition aurait été source de blocage. En droit romain, les choses incorporelles étant, contrairement au droit positif, insusceptibles de possession127, il ne peut, à leur égard, y avoir de tradition. Cependant, les compilations de JUSTINIEN semblent admettre pour ce type de biens une "quasi-possession ", consistant dans l’exercice du droit ; par conséquent, certains auteurs ont pu, à ce sujet, déceler l’existence d’une "quasi-tradition "128. Peu à peu, l’exigence de l’élément matériel de la tradition est assouplie. Dès l’époque classique, divers procédés, qui ne furent véritablement classés qu’au Moyen-âge, apparaissent.

17 - Le développement des traditions dématérialisées. Il est alors possible de distinguer, outre la tradition réelle, emportant matériellement un déplacement de la chose, de nombreuses formes de traditions sans transport de la

123 Justification invoquée par M. ALTER, L'obligation de délivrance dans la vente de meubles corporels, thèse, Grenoble, LGDJ, 1972, p. 11.

124 A.-E. GIFFARD, op. cit., p. 58, qui reconnaît cependant que cette règle est écartée dans deux cas : lorsque l’acheteur fournit un gage ou une promesse de payer de la part d’un tiers ; ou lorsque la vente comporte un terme pour le paiement ; Adde, C. ACCARIAS, T. I, op. cit.,

n°230.

125 À cet égard, il est possible de noter que selon certains auteurs, le concept de détention n’était pas clairement défini en droit romain, et que les jurisconsultes n’avaient pas de termes spécifiques pour la désigner. J.-M. TRIGEAUD, La possession des biens immobiliers, préface de F. TERRÉ, Economica, 1981, n°279.

126 A. De BEAUVERGER, op. cit., p.1.

127 J.-L.-E. ORTOLAN, op. cit., p. 360

chose, qualifiées de "traditions feintes". La tradition de la chose va pouvoir s’accomplir par tous les actes de nature à en transmettre la possession. Tel est donc le cas de la "tradition symbolique"129, qui est « celle par laquelle on remet entre les mains de la personne à qui on entend faire la tradition d’une chose, non la chose même, mais quelque chose qui la représente, et qui met en son pouvoir la chose dont on entend

faire la tradition »130. Tel est également le cas de la technique de la "tradition de

longue main", qui, quant à elle, se réalise sans la moindre appréhension matérielle de la chose, et « qui consiste dans la seule montrée qui est faite de cette chose à celui à qui on entend en faire la tradition, avec la faculté qui lui est donnée de s’en mettre en

possession »131. Se développent également, à la même époque, les procédés de

"tradition de brève main", tradition réalisée fictivement afin d’éviter une double tradition, au cas où l’accipiens est déjà en possession de la chose ; dans cette hypothèse, seul l’animus change, une simple interversion de titre intervient. Enfin, il est possible de noter, dès cette période classique, l’apparition de la technique du constitut possessoire132. Dans ces hypothèses, la tradition se réalise alors « par une

modification dans l’animus des parties »133.

La dématérialisation progressive des modes d’opérer la tradition a rendu presque inutile le recours à la remise de la chose en tant qu’élément corporel, ce phénomène a permis d’ouvrir la voie vers un transfert de propriété abstrait et purement intellectuel.

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