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La distinction entre la délivrance et les autres opérations de mutation d’une chose

101 - Le nécessaire départ entre délivrer et livrer. Souvent la doctrine assimile l’obligation de délivrance et l’obligation de livrer. Les termes sont fréquemment employés l’un pour l’autre dans les écrits. La lettre du Code civil apparaît à l’origine du trouble. L’article 1138 traite de l’obligation de livrer et semble l’assimiler au transfert de propriété, alors même qu’à l’article 1136 les codificateurs semblent viser la délivrance. Afin de lever les doutes quant à l’ambiguïté terminologique de ces termes, les récentes propositions de réforme du droit des contrats opèrent un choix tranché en faveur de la notion de "délivrance"524. De même, différentes théories sont invoquées afin de cerner les rôles respectifs de ces deux obligations.

Selon certains auteurs, les obligations de délivrance et de livrer doivent être distinguées puisque la seconde recouvre en réalité une remise de la chose à des fins translatives de propriété. Dans cette acception, la convention emporte l’obligation de livrer ou de faire la tradition. La tradition n’est cependant pas entendue ici comme étant une simple remise matérielle : c’est une remise d’une chose dont les parties sont convenues de transférer la propriété. Dès lors, « les obligations de donner, de livrer,

524 Ainsi, L’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, à l’article 1152-1, dispose que « l’obligation de donner emporte celle de délivrer la chose et de la conserver jusqu’à la délivrance, en y apportant tous les soins d’un bon père de famille » ; de même, l’article 113 de L’avant-projet de réforme du droit des contrats, affirme que « l’obligation de donner emporte celle de délivrer la chose et de la conserver jusqu’à la délivranceen y apportant tous les soins d’une personne raisonnable » ; enfin, le Projet Terré, dans les articles 93 et 94 consacrés à l’effet translatif du contrat traite de la délivrance et non de l’obligation de livrer.

de transférer, ne sont qu’une seule et même chose

»

525, l’obligation de livrer correspond donc non seulement à l’obligation de transférer la propriété, mais également à celle d’opérer la tradition526. Suivant cette conception, l’obligation de livrer la chose se rapproche et s’intègre même à l’obligation de donner. Cette dernière doit, dès lors, être entendue dans un sens plus large que celui qui lui est traditionnellement accordé, elle ne correspond pas au seul transfert de propriété : les deux obligations constituant une même réalité527

.

La proposition semble toutefois accorder trop de crédit à la lettre de l’article 1136 du Code civil, qui

«

par un tour de passe-passe (…) glisse de l’obligation de donner la chose à l’obligation de livrer la

chose, donc à une obligation de faire

»

528

.

Aussi, la proposition ne convainc-t-elle pas la majorité de la doctrine qui a tendance à considérer comme synonymes les termes "délivrance" et "livrer". Il est, en effet, permis de constater que la plupart des auteurs utilisent les termes l’un pour l’autre sans opérer de distinction529

.

L’obligation de délivrance et l’obligation de livrer recouvriraient donc la même réalité. Alors même que l’article 1604 du Code civil vise expressément le terme de "délivrance", celui de "livrer" peut être employé. L’assimilation n’est guère surprenante, la proximité terminologique et étymologique y

525 V.-N. MARCADÉ, Explication théorique et pratique du Code Napoléon, T.IV, Paris, Librairie de jurisprudence de Cotillon, 5e éd., 1852, p. 394.

526 En ce sens, V. par ex. A.-E. BOUVIER-BANGILLON, De la tradition en Droit romain et dans l'Ancien droit français - De la transmission de la propriété par l'effet des conventions en droit français actuel, Paris, F. Pichon imprimeur – librairie, 1877, p. 128, « il est manifeste que l’obligation de transférer la propriété doit avoir pour synonyme l’obligation de faire tradition ».

527 A.-M. DEMANTE, Cours analytique de Code civil, T. V, Par E. COLMET de SANTERRE, op. cit., n°52, dans un sens très large le mot donner « se rapproche du mot livrer, et indique le fait de mettre une chose à la disposition d’une personne, pour que cette personne puisse en retirer une utilité ; c’est ainsi qu’on dit donner à bail, donner en gage », il est toutefois notable que pour le continuateur de DEMANTE, COLMET de SANTERRE, la situation n’est pas celle décrite, selon lui, donner c’est transférer la propriété, n°52 bis ; A. DURANTON, Cours de droit français suivant le Code civil, T. X, Paris G. Thorel librairie, 4e éd., 1844, n°389 et s. ; F. ZENATI-CASTAING et T. REVET, Les biens, op. cit., n°182, selon qui l’obligation de livrer aurait une double dimension, « transférer le droit de propriété et la chose ». La conception proposée par les auteurs s’éloigne toutefois des autres présentations puisque la délivrance serait l’obligation de livrer appliquée au contrat de vente ; Rappr. N. PRYBYS-GAVALDA, La notion d'obligation de donner, thèse Montpellier, 1997, spéc. n°259 et 675, qui estime que les obligations de donner désignent les obligations qui ont pour objet une chose et donc les obligations de livrer.

528 D. TALLON, Le surprenant réveil de l'obligation de donner (à propos des arrêts de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en matière de détermination du prix), D. 1992, p. 67.

529 V. par ex. G. BAUDRY-LACANTINERIE et L. BARDE, Traité théorique et pratique de droit civil, T. XI, Des obligations, Paris, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1897, n°363, qui estime que la définition posée par l’article 1604 du Code civil devrait être généralisée à toutes les conventions faisant naître une obligation de livrer; H., L. et J. MAZEAUD, Leçons de droit civil, T. III, Montchrestien, 6e éd., 1984, p. 934 ; C. LARROUMET,

Droit civil, Les obligations, le contrat, Economica, 4e éd., 1998, n°57, « l’obligation de livrer, encore appelée obligation de délivrance (…) ».

incite. Les termes délivrer et livrer viennent, en effet, du verbe latin "liberare", qui signifie notamment rendre libre530. Toutefois, en considérant la construction orthographique de "délivrer", il est possible de considérer que l’adjonction du préfixe "dé" au verbe "livrer" traduit la spécificité de l’obligation de délivrance par rapport à l’obligation de livrer. Dès lors, il est envisageable d’admettre que la première ne serait qu’une application spécifique de la seconde.

Partant, une partie de la doctrine531 estime que la délivrance n’est qu’une facette d’une obligation plus large : l’obligation de livrer, qui serait « un genre auquel se rattache l’obligation de délivrer qui est une espèce propre à certains contrats dont

la vente

»

532

.

Le vendeur serait donc tenu d’une obligation de livrer consistant en la

délivrance et la garantie de l’objet. En ce sens, l’obligation de donner, entendue comme l’obligation de transférer la propriété, emporterait effectivement l’obligation de livrer la chose, tant il est indéniable que le vendeur doit délivrer la chose et la garantir. Considérer l’obligation de livrer comme un genre auquel sont subordonnées différentes opérations, permet de lui octroyer une véritable autonomie533 ; mais plus encore, cela autorise à la dissocier de l’obligation de délivrance. Celle-ci apparaît comme étant une espèce d’un genre plus large constitué par celle-là. Une telle conception a également le mérite de parfaitement correspondre à la définition de la vente posée par l’article 1582 alinéa 1er du Code civil, précisant qu’il s’agit d’une

« convention par laquelle l’un s’oblige à livrer une chose et l’autre à la payer ».

L’obligation du vendeur, envisagée dans un premier temps de façon générale dans le cadre de la définition du contrat, est ensuite développée plus explicitement par l’article 1603 qui dispose que le vendeur au titre de son obligation de livrer « a deux

obligations principales, celle de délivrer et celle de garantir la chose qu’il vend ».

102 - La nécessaire distinction entre la délivrance et la livraison. La délivrance ne suppose pas nécessairement la remise de la chose : « elle ne s’identifie

pas à la livraison, purement matérielle, de la chose »534. Toutefois, certains textes

530F. GAFFIOT, Le grand Gaffiot, Dictionnaire Latin – Français, V°Libero, as, are.

531 H. De PAGE, Traité élémentaire de droit civil, T.4, Les principaux contrats usuels, première partie, Bruylant, Bruxelles, 1938, n°107 et s ; Adde, H. BOUCARD, L'agréation de la livraison dans la vente, Essai de théorie générale, préface Ph. RÉMY, LGDJ, Collection de la Faculté de droit et des sciences sociales de l’université de Poitiers, 2005, spéc. n°2 et 63 et s.

532 F. COLLART-DUTILLEUL et Ph. DELEBECQUE, Contrats civils et commerciaux, n°225.

533 En outre, elle constitue la base de la réflexion sur la systématisation d’une catégorie nouvelle d’obligations : les obligations de praestare, V., Infra, n° 151 et s. et 238 et s.

534 P.-H. ANTONMATTEI et J. RAYNARD, Droit civil - Contrats spéciaux, op. cit., n°174 ; Adde, J. HUET, sous la direction de J. GHESTIN, Traité de droit civil, Les principaux contrats spéciaux, n°11239, « il importe de ne pas confondre la délivrance et la livraison ».

assimilent les termes "délivrance" et "livraison". Ainsi, par exemple, l’article 1136 pose la règle selon laquelle le vendeur doit conserver la chose « jusqu’à la livraison ». De même, la confusion est entretenue de façon plus marquante par la Convention des Nations Unies sur les Contrats de Vente Internationale de Marchandises. Celle-ci traite, en effet, à l’article 31, de « l’obligation de livraison » du vendeur. Il peut néanmoins être noté que la Convention de Vienne n’impose nullement au vendeur de remettre la chose dans les mains de l’acheteur, ce dernier doit, comme en droit interne, venir la retirer535. Le choix d’une telle terminologie peut s’expliquer par la volonté de détacher la livraison des marchandises de la conformité de celles-ci au contrat. Il apparaît, en effet, que la convention lie la livraison et le transfert des risques ; or « il a semblé inopportun de permettre que celui-ci pût être paralysé à raison d’un simple défaut des marchandises, lorsque l’acheteur en a cependant pris

possession »536. Dans le cas précis de la Convention de Vienne, les deux termes

peuvent donc être tenus pour équivalents. Au contraire, en droit interne, la délivrance et la livraison doivent être distinguées. La première consiste en la dessaisine de la chose par le vendeur alors que la seconde est la « remise matérielle de la chose chez

le destinataire »537. En principe, le vendeur n’est pas tenu d’une obligation de

livraison, il n’a pas à transporter la chose chez l’acheteur ; ce type d’obligation ne pèse sur le vendeur que si les parties en sont convenues ainsi. La jurisprudence confirme ce raisonnement par une décision rendue en matière de transport maritime. Dans cette perspective la Chambre commerciale de la Cour de cassation définit la livraison comme « l'opération par laquelle le transporteur remet la marchandise à

l'ayant droit qui l'accepte »538. Le simple abandon de la chose par le tradens n’épuise

pas la livraison. Dès lors, la détention de la marchandise, « c'est-à-dire une

appréhension matérielle, physique par le destinataire ou son représentant »539, doit

535 Art. 60 C.V.I.M. ; Adde, E. LAMAZEROLLES, Les apports de la convention de Vienne au droit interne de la vente, préface Ph. RÉMY, Collection de la Faculté de Droit et des Sciences sociales de Poitiers, 2003, n°199.

536 V. HEUZÉ, sous la direction de J. GHESTIN, Traité des contrats, La vente internationale de marchandises, Droit uniforme, LGDJ, 1ère éd., 2000, n°240.

537 A. BÉNABENT, Droit civil – Les contrats spéciaux civils et commerciaux, n°183.

538 Cass. com. 17 novembre 1992, Bull. civ. IV, n°365 ; D. 1992, IR, p. 280 ; JCP 1993, IV, 275.

539 B. MERCADAL, Droit des transports terrestres et aériens, Dalloz, coll. Précis Dalloz, 1ère éd. 1996, n°193 ; Rappr. G. RAYMOND, Le livre vert sur le droit communautaire de la consommation, CCC. 2007, n°4, p.5, qui propose de définir la livraison comme « la mise en possession de la chose vendue, conforme à celle qui a été désignée dans le contrat, entre les mains du consommateur. (…) Une telle définition de la livraison remet en cause le transfert de risque puisqu’il est admis aujourd’hui que la remise à un transporteur opère transfert des risques, le consommateur devant alors agir contre le transporteur et non contre le professionnel (…). Une harmonisation doit être effectuée non en jouant sur un délai de réflexion accordé à l’acheteur mais en définissant autrement la livraison », n°24 ; Comp. Société de législation comparée, Livre vert sur le droit européen de la consommation réponses françaises, Droit privé

être transmise. Il est ainsi possible d’affirmer que la livraison est l’obligation principale du transporteur et non du vendeur. L’existence d’une obligation de livraison est ainsi subordonnée à la conclusion par les parties d’un contrat de transport ou d’une clause stipulant une telle obligation à la charge du vendeur. La différence entre délivrance et livraison tient au transport de la chose. L’obligation de délivrance n’impose nullement au vendeur de transporter la chose alors que l’obligation de livraison porte justement sur ce transport. Cette analyse se confirme par le fait que, selon la jurisprudence, le vendeur exécute parfaitement son obligation de délivrance en remettant le bien au transporteur afin que ce dernier puisse en opérer la livraison540. Cette conception de l’obligation de délivrance semble pour partie due à l’influence du droit commercial sur le droit civil : en effet, « la conception civile réduirait le transport au rôle d’acte préparatoire à la délivrance, retardée jusqu’au moment où la marchandise parvient à l’acheteur. C’est à ce moment seulement que ce dernier est mis en possession. La conception commerciale accorde une plus large place à l’expédition. Par elle, le vendeur s’est dessaisi de l’objet vendu ; il a fait au moins en partie les opérations qui

lui incombent pour procurer la marchandise à l’acheteur »541.

La délivrance doit être distinguée de la remise de la chose. La seconde, dans son acception classique, ne constituant qu’un mode d’exécution de la première, la tradition réelle n’épuise pas le concept de délivrance. Ce constat établi, il est possible d’affirmer que la délivrance peut également être dissociée des opérations issues des obligations de livrer et de livraison. L’obligation de livrer semble être l’obligation générale du vendeur, comprenant la délivrance mais également la garantie de la chose. La livraison, quant à elle, correspond à l’acheminement de la chose du vendeur vers l’acheteur et doit être nécessairement prévue par les parties. Aussi, d’un point de vue matériel, l’obligation de délivrance se détache-t-elle fortement de la définition

comparé et européen, vol. 5, sous la direction de B. FAUVARQUE-COSSON, 2007, 5.3, réponse à la question I1, p. 94 et s., qui estime que le terme "livraison", doit être entendu comme la « prise de possession physique ». Cette prise de possession ne peut être réalisée « que sous réserve d’une mise à disposition », définit comme l’abandon volontaire de la maîtrise de la chose. Dès lors, « livraison signifierait, par défaut, que les biens sont mis à la disposition du consommateur ».

540 Cass. com. 8 octobre 1996, Bull. civ. IV, n°229, « le vendeur avait remis les marchandises litigieuses au transporteur et (…) celui-ci les avait acceptées sans réserve, ce dont il résultait que le vendeur avait rempli son obligation de délivrance » ; Adde, Cass. com. 17 février 1988, Bull. civ. IV, n°84, qui affirme que le vendeur a rempli son obligation de délivrance conforme dès lors que le mandataire de l’acheteur a inspecté la marchandise chez le vendeur et l’a remise au transporteur. Un tel principe est confirmé par le DCFR, IV A-2 :201, 2), « if the contract involves carriage of the goods by a carrier or series of carriers, the seller fulfils the obligation to deliver by handing over goods to the first carrier for transmission to the buyer (…) », (nous soulignons).

541 R. DECCOTIGNIES, L'exécution de l'obligation de délivrance, in La vente commerciale de marchandises, Etudes de droit commercial, sous la direction de J. Hamel, Paris, Dalloz, 1951, p. 161.

posée par l’article 1604 du Code civil. La première partie de cet article apparaît, en effet, en contradiction avec le concept moderne de délivrance qui ne peut plus être assimilé à « un transport de la chose ». L’analyse conduit également à rejeter sa seconde partie : contrairement à l’enseignement de DOMAT, l’acquisition de la possession n’est plus liée à l’exécution de la délivrance.

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