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Le recours à la notion de tradition civile

b. La particularité des biens incorporels

2. Le recours à la notion de tradition civile

41 - La tradition civile, un concept flou. Souvent invoquée par les auteurs afin d’expliquer le principe du transfert de propriété solo consensu, le concept de tradition civile n’a pas de contours particulièrement bien définis. Le flou régnant autour de cette notion en permet différentes interprétations souvent contraires les unes des autres. Les faiblesses de la définition dégagées majoritairement en doctrine (a), conduisent à en proposer un renouvellement plus en adéquation avec l’analyse duale du transfert de propriété (b).

a. La conception "classique" d’une tradition purement théorique

42 - La définition de la notion de tradition civile. Présentant le principe du transfert solo consensu, PORTALIS, affirmait que « le système est encore plus favorable au commerce. Il rend possible ce qui ne le serait souvent pas, si la tradition matérielle d’une chose vendue était nécessaire pour rendre une vente parfaite. Par la seule expression de notre volonté nous acquérons pour nous-mêmes, et nous transportons à autrui toutes les choses qui peuvent être l’objet de nos conventions. Il

223 V. Supra n° 25.

s’opère par le contrat une sorte de tradition civile qui consomme le transport du droit, et qui nous donne action pour forcer la tradition réelle de la chose et le paiement du prix »224. La citation a été reprise, par une partie de la doctrine225, lui permettant d’adopter une interprétation particulière de l’article 1138226 du Code civil. L’exigence d’une tradition n’aurait pas été supprimée par le Code civil, mais une tradition civile aurait été substituée à la tradition réelle. L’accord des volontés, nécessaire au transport de la propriété, constituerait la substance de cette tradition, purement intellectuelle. La théorie selon laquelle le transfert de propriété s’opèrerait par le recours à la tradition civile trouve une assise textuelle dans certains textes du Code. Ainsi, l’article 938227 paraît la consacrer implicitement. La précision « sans qu’il soit

besoin d’autre tradition » implique nécessairement l’existence d’une tradition

antérieure à celle dont l’utilité est ici niée. Cette hypothèse est confirmée par le fait que le projet primitif du Code complétait l’article par

«

que celle qui résulte du

consentement

»

228

,

cette disposition finale ayant été supprimée en raison de sa

redondance avec la première partie de l’article. Le « seul consentement des parties » constituerait la première tradition, civile, donc intellectuelle et dématérialisée229.

224 J.-E.-M. PORTALIS, in Code civil des français, suivi de l'exposé des motifs, sur chaque loi, présenté par les orateurs du gouvernement, des rapports faits au Tribunat au nom de la Commission de législation, des opinions émises dans le cours des discussions, des discours prononcés par les orateurs du Tribunat, T. VI, Paris, Firmin-Didot, 1804, p. 7.

225 M. PLANIOL, Traité pratique de droit civil français, T. I, op. cit., n°2595 ; F. ZENATI-CASTAING, Essai sur la nature juridique de la propriété, contribution à la théorie du droit subjectif, op. cit., n°270, note 41 ; F. ZENATI-CASTAING et T. REVET, Les biens, op. cit.,

n°278, p. 283 ; J.-P. CHAZAL et S. VICENTE, Le paiement d'une somme d'argent ne constitue ni la livraison d'une chose ni l'exécution d'une prestation de services, JCP 1997, II, 22821 ; Le transfert de propriété par l'effet des obligations dans le Code civil, RTD civ. 2000, p.477 ; S. VICENTE, L'activité en tant que bien, réflexion sur les fondements de la distinction des obligations de faire et de donner, Thèse Grenoble, 1999, n°300 et s. ; Y. LOUSSOUARN, Cours de droit civil (doctorat), Le transfert de propriété par l'effet des contrats, op. cit., p. 27.

226 « L’obligation de livrer la chose est parfaite par le seul consentement des parties contractantes.

Elle rend le créancier propriétaire et met la chose à ses risques dès l'instant où elle a dû être livrée, encore que la tradition n'en ait point été faite, à moins que le débiteur ne soit en demeure de la livrer ; auquel cas la chose reste aux risques de ce dernier ».

227 « La donation dûment acceptée sera parfaite par le seul consentement des parties ; et la propriété des objets donnés sera transférée au donataire, sans qu'il soit besoin d'autre tradition. »

228 PLANIOL opère ici un rapprochement avec l’article 278 de la coutume d’Orléans qui aurait servi de modèle à l’article 938 : « Dessaisine et saisine […] valent et équipollent à tradition de fait et prise de la chose, sans qu’il soit requis autre appréhension. », M. PLANIOL, Traité pratique de droit civil français, T. I, op. cit., n°2595.

229 Contra N. PRYBYS GAVALDA, La notion d'obligation de donner, Thèse Montpellier, 1997, n°233. Pour cet auteur, lorsque PORTALIS évoque l’idée d’une tradition civile, il entend expliquer un phénomène nouveau (le transfert de propriété solo consensu) en se référant à l’expérience déjà connue de la tradition. De plus, les termes « autre tradition » de l’article 938 du Code civil signifieraient « aucune tradition ».

43 - Le rôle de la tradition civile : l’explication du transfert solo consensu. L’appréhension du transfert de propriété au travers de la notion de tradition civile entraîne une nécessaire exégèse de l’article 1138 du Code civil. L’analyse permet d’y découvrir la suppression de l’antique différence entre le modus

acquirendi et le titulus ad acquirendum et de décider qu’inter partes le seul

consentement est translatif de propriété. PORTALIS propose ainsi de différencier deux traditions : l’une civile et nécessaire pour opérer le transfert de propriété, l’autre matérielle qui ne serait que facultative. La tradition civile de l’alinéa premier de l’article 1138 du Code civil apparaît, dès lors, comme la consécration de la pratique antérieure des clauses de dessaisine-saisine devenues de style dans l’Ancien droit230

.

Les parties s’étaient habituées à se passer de la tradition réelle pour opérer le transfert de propriété, lui substituant un simple jeu d’écriture et de clauses, les codificateurs les en dispensent. La tradition civile est aujourd’hui sous-entendue dans le contrat. La loi tient la tradition pour exécutée, alors même que la remise de la chose, la tradition réelle, quant à elle, ne l’a pas encore été. Les clauses de dessaisine-saisine ne sont plus nécessaires, puisqu’elles sont sous entendues par le législateur,

«

elles se trouvent impliquées dans le fait générateur de l’obligation, donc

dans la convention

»

231

.

L’article 1138 semble donc affirmer que la tradition est

réputée faite à l’époque où les parties ont voulu la placer. Si le contrat est muet quant au moment du transfert, celui-ci s’opère au moment même du contrat, si les parties ont stipulé à ce sujet, le transfert se réalise au moment prévu. La loi tient la tradition pour faite, mais respecte l’intention des parties et place le transfert de propriété au moment choisi par elles. Cette affirmation exclut l’obligation de livrer – puisqu’elle

«

est parfaite par le seul consentement des parties contractantes »

donc l’exigence

d’une tradition réelle, ces deux termes étant tenus pour synonymes232 en ce qui concerne le transfert de la propriété. Ainsi, c’est le recours à la tradition civile qui permet d’expliquer le principe du transfert solo consensu.

44 - Des effets au demeurant limités. Adoptant une position critique du transfert de propriété solo consensu, certains auteurs limitent dans leur analyse l’effet de la tradition civile : elle ne transfèrerait qu’une propriété relative. Le contrat n’emporterait le transport que d’ « une propriété restreinte entre les parties »233. Un

230 V. Supra n° 19.

231 C. BUFNOIR, Propriété et contrat, op. cit., p. 45.

232 Sur la signification de l’expression "obligation de livrer", V. toutefois, Infra, n°101.

233 M. HUREAUX, Etude historique et critique sur la transmission de la propriété par actes entre vifs. Transcription sous le Code civil et sous le Code de procédure, Revue de droit français et étranger 1846, T. III p. 765. L’auteur analyse ce droit transmis comme un droit de créance.

« pur droit [qui] ne doit pas être confondu avec la maîtrise complète de la chose, ou

propriété pleine et entière (domini pleni natura), qui ne s’obtient que par la

délivrance »234. La thèse est séduisante en ce qu’elle a l’avantage de concilier les

articles 1138 et 1141, la condition de bonne foi étant alors traitée comme un moyen de pallier la fraude235. En application de la règle de l’effet relatif des conventions, le droit transféré par la tradition civile ne serait qu’une propriété relative, qui n’aurait de valeur qu’entre les parties. Il ne s’agirait que d’un "droit à la chose", c'est-à-dire « le

droit de se faire remettre la chose et le devoir d’en supporter les risques »236. Ainsi,

suivant cette théorie, en matière de vente seule la délivrance ou tradition emporte le transfert de la pleine propriété, sous réserve du paiement du prix237. Le moment du transfert de propriété correspond alors au moment de la délivrance. La conception proposée ici paraît très proche du droit romain et de l’Ancien droit qui subordonnaient, dans la vente, le transport de la propriété au paiement du prix238 ; or, cette théorie peut surprendre notamment en raison la volonté des codificateurs de s’affranchir d’un système trop formaliste. De plus la conception scindant la propriété, en une propriété relative et une propriété opposable à tous, ne semble pas, malgré les efforts des auteurs pour la rapprocher des textes du Code, être celle retenue par les codificateurs. En outre, l’exigence d’une tradition matérielle pour opérer le transfert de la propriété pleine et entière confirmerait une logique quelque peu particulière des codificateurs : ceux-ci auraient renoncé à la tradition réelle et l’auraient remplacé par une tradition civile pour opérer le transfert de la propriété entre les parties, mais auraient maintenu cette exigence en ce qui concerne le transfert à l’égard de tous. La propriété serait ainsi subordonnée à la maîtrise effective de la chose. Pourquoi dès lors ne pas

234 J.-P. CHAZAL et S. VICENTE, Le transfert de propriété par l’effet des obligations dans le code civil, op. cit., n°35, p. 496. Les auteurs caractérisent également cette propriété comme étant une « simple faculté morale », n° 46, p. 501.

235 J.-P. CHAZAL et S. VICENTE, préc., n°37, p. 497.

236 J.-P. CHAZAL et S. VICENTE, préc., n°38, p. 497.

237 J.-P. CHAZAL et S. VICENTE, préc., selon ces auteurs, en droit civil, le paiement du prix conditionne dans certaines hypothèses, le transfert de la propriété : « le code invite à distinguer plusieurs hypothèses. Ou bien, le vendeur a remis la chose en accordant un délai de paiement et, dans ce cas, la propriété est transmise à l'acheteur, même si celui-ci est ensuite déclaré en redressement judiciaire avant d'avoir acquitté le prix. Ou bien, la remise s'est faite sans l'octroi exprès d'un délai de paiement et le vendeur reste propriétaire de la chose avec la possibilité de la revendiquer dans les conditions de l'article 2102 4°. Ou bien encore la vente a été conclue avec un délai de paiement, mais l'acheteur est en déconfiture ou en faillite avant d'être mis en possession de la chose, et le vendeur ne sera plus obligé de la lui délivrer sans obtenir un paiement préalable ou une caution (art. 1613). L'économie générale du système est donc de lier, autant que faire se peut, le transfert de propriété et le paiement du prix ».

238 R.-J. POTHIER, in Œuvres, T.III, Traité du contrat de vente, traité des retraits, traité du contrat de constitution de rente, par M. BUGNET, Paris, Cosse et Marchal, Plon, 2e éd., réimpr. 1861, n°372, p. 134 : « il est particulier à la tradition qui se fait en exécution du contrat de vente, qu’elle ne transfère la propriété à l’acheteur que lorsque le vendeur a été payé ou satisfait du prix ».

maintenir en la matière le principe ancien ? Une autre critique peut être relevée à ce sujet. Dans l’hypothèse d’une vente conclue avec une clause de réserve de propriété, si le transfert de la propriété s’opère par la tradition, il est impossible d’expliquer que le vendeur reste propriétaire de la chose alors même que l’acquéreur l’a entre ses mains239.

Si le recours à la notion de tradition civile en droit positif, afin d’expliquer le mécanisme du transfert solo consensu, est utile, la conception classiquement retenue semble comporter de trop nombreuses faiblesses. Partant, une analyse alternative de celle-ci paraît souhaitable.

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