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La gratuité, condition essentielle à la qualification de contrat réel

Le dépassement de la tradition dans les autres contrats

B. L’éventualité d’une efficience protectrice de la remise

2. La gratuité, condition essentielle à la qualification de contrat réel

74 - La légitimité d’une protection dans les contrats réels. L’inefficacité de la promesse de don manuel semble avoir pour cause la nature gratuite du contrat357. Rien ne s’oppose, dès lors, à la généralisation de cette réflexion à l’ensemble des contrats réels. Les contrats de dépôt, prêt à usage et de consommation pourraient ainsi conserver leur nature réelle, dès que ceux-ci seraient conclus à titre gratuit. L’idée d’une lecture instrumentaliste de la notion est ici prégnante : la remise de la chose serait indispensable dans certains cas à la formation du contrat en ce qu’elle constituerait une protection pour la partie qui remet le bien. Les remettants, dans ce type de relation, se dépouillent, à titre gratuit et peuvent à ce titre bénéficier d’une protection supplémentaire. La protection visée ici est spécifique au type de relation issue des contrats réels : elle se caractérise par l’impossibilité d’être engagé par le seul effet de sa volonté. Comme en attestent les articles 1876358, pour le prêt à usage et 1917359 pour le dépôt, cette théorie apparaît proche de la philosophie qui a pu inspirer la rédaction du Code. N’y voyant que des contrats de bienfaisance, issus de relations amicales, les codificateurs auraient consacré une qualification formaliste pour ces contrats afin de préserver les intérêts de celui qui se dépouille à titre gratuit360.

356 M.-N. JOBARD-BACHELIER, Existe-t-il encore des contrats réels en droit français ? Ou la valeur des promesses de contrat réel en droit positif, préc., n°11, p. 9, Adde, N. PETERKA, Les dons manuels, op. cit., n°333.

357 C. LEBEL, Evolution de la propriété mobilière et don manuel (Origine et exception à la règle de la solennité des donations entre vifs), Dr. et patr. 1999, n°74., « le don manuel est une libéralité (…). Pour cette raison fondamentale, la jurisprudence actuelle continue à exiger la réalité de la tradition, pour que le don manuel soit valable (…) ».

358« Ce prêt est essentiellement gratuit ».

359 « Le dépôt proprement dit est un contrat essentiellement gratuit ». On peut toutefois préciser que l’article 1928 prévoit expressément la faculté pour le dépositaire de stipuler un salaire.

360 M. GALLI, « Le prêt à usage n’est pas un contrat commutatif ; il est entièrement lucratif vis-à-vis de l’emprunteur. Aussi, les jurisconsultes mettent le prêt à usage parmi les contrats de bienfaisance, étant de son essence d’être gratuit » in P.-A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, t. XIV, Otto Zeller Osnabrück, 1968, p. 450.

La distinction entre contrat réel et contrat consensuel pourrait ainsi découler de la nature gratuite ou onéreuse du contrat. Cette distinction permettrait de répondre à la traditionnelle opposition formulée à l’encontre des contrats réels, consistant à se demander pourquoi le bailleur, même particulier, est en principe totalement lié par le contrat dès l’échange des consentements, alors que le prêteur ne pourrait l’être avant la remise de la chose : parce que ce prêteur à usage ne reçoit rien en retour. La dimension gratuite de l’acte engendrerait « une certaine gravité de l’actejustifiant une

protection voisine de celle qui est organisée pour le don manuel

»

361

.

La théorie présentée n’est pas dénuée de toute positivité. La jurisprudence semble fixée depuis l’arrêt du 28 mars 2000 dans lequel la Cour de cassation a jugé

que

«

le prêt consenti par un professionnel du crédit n’est pas un contrat réel »362. La

solution est précisée dans un arrêt rendu le 4 juin 2002 par lequel la Cour de

cassation a pu affirmer que « le caractère consensuel d’un contrat n’impose pas que

les volontés soient formulées de manière expresse » 363. Dans cette conception la

qualification du contrat se déduit de la qualité des parties contractantes et la solution inverse a été retenue en matière de prêt d’argent consenti par un non professionnel. Ainsi, la Haute juridiction a pleinement consacré la divergence de qualification en décidant que « le prêt qui n'est pas consenti par un établissement de crédit est un

contrat réel qui suppose la remise d'une chose »364. Si la combinaison de ces

différentes décisions peut paraître convaincante, elle laisse toutefois subsister certaines zones d’ombre et, à l’analyse, se révèle critiquable365. Que décider, en effet, si un prêteur d’argent non professionnel prête des fonds avec intérêts ? La logique actuelle, proposant de dissocier entre contrat conclu par un professionnel et contrat

361 L. LEVENEUR, Classification des contrats : le rétrécissement de la catégorie des contrats réels est engagé, JCP. E. 2000, p. 1383.

362 Civ. 1ère 28 mars 2000, Bull. civ. I, n°105 ; GAJC, 11e éd., n°269-270 (II) ; D. 2000, p. 482, n. S. PIEDELIÉVRE ; D. 2000, somm. p. 358, obs. Ph. DELEBECQUE ; D. 2001, somm. p. 1615, obs. M.-N. JOBARD-BACHELIER ; D. 2002, somm. p. 640, obs. D.-R. MARTIN ; JCP 2000, II, 10296, concl. J. SAINTE-ROSE ; JCP N. 2000, II, p. 1270, note D. LOUCHOUARN ; Defrénois, 2000, p. 720, obs. J.-L. AUBERT ; CCC 2000, n°106, obs. L. LEVENEUR ; pour une analyse plus critique de la décision V. F. GRUA, Le prêt d’argent consensuel, D. 2003, p. 1492.

363 Civ. 1ère, 04 juin 2002 Bull. civ. I, n°159.

364 Cass. civ. 1re, 7 mars 2006, Bull. civ. I n°138, RDC 2006, n°3, p. 778, note P. PUIG ; RLDC, 12/2006, n°33, p.5 note M.-P. VIRET; S. PIEDELIÈVRE, Le prêt qui n'est pas consenti par un établissement de crédit est un contrat réel qui suppose la remise d'une chose, JCP éd. E. 2006, 2195.

365 S. PIEDELIÈVRE, Le prêt qui n'est pas consenti par un établissement de crédit est un contrat réel qui suppose la remise d'une chose, préc., pour l’auteur, rien dans la définition de l’article 1892 ne permet de dissocier les prêts consentis par des professionnels et ceux consentis par des non professionnels. «Cette disposition impose une interprétation unique et donc une unité de qualification, sauf à lui dénier une quelconque utilité ». En ce sens, « la distinction posée par la première Chambre civile de la Cour de cassation aboutit à des règles à géométrie variable, en fonction de la qualité d’une des parties ».

conclu par un profane conduirait à qualifier cette opération de contrat réel. Or est-il véritablement pertinent d’accorder une protection supplémentaire, celle de n’être engagé que par la remise des fonds, alors même que le prêteur espère tirer un avantage du contrat ? L’idée de protection inhérente à la matière des contrats réels semble s’opposer à une telle solution. Consacrer une distinction dans la qualification en fonction de la nature du contrat, et non en fonction de la qualité des parties paraît alors s’imposer. L’argument soulevé tendant à nier la catégorie des contrats réels en référence au bail, prend ici une certaine ampleur. Selon l’article 1709 du Code civil, un bail est nécessairement conclu à titre onéreux366. De plus, même s’il est conclu par un particulier, il est considéré comme étant un contrat consensuel. Le droit n’accorde pas une protection supplémentaire au bailleur dans la formation du contrat, en raison de l’assurance d’une contrepartie pour le bailleur. L’esprit du contrat de bail et du prêt à intérêt n’est pas si éloigné, le prêteur et le bailleur remettent la chose dans le but de percevoir un prix, sous la forme d’intérêt ou d’un loyer. Dans un prêt à usage, l’esprit est différent, puisque la transmission du bien se fait sans contrepartie, aussi, la qualification de contrat réel s’impose-t-elle. L’attribution de la nature réelle à un contrat doit donc s’opérer au regard de l’essence même de l’opération. Intéressée, celle-ci doit être qualifiée de contrat consensuel ; à titre gratuit, la qualification de contrat réel peut s’imposer. Sans contrarier en substance les principes posés par la Cour de cassation367, et en respectant plus la lettre du Code civil, la conception proposée ici apparaît également plus juste.

75 - La nature de la protection dans les contrats réels. L’exigence d’une remise de la chose serait, en matière de contrat réel, source de protection. D’après un auteur, quand l’accord n’est que verbal, les parties ne se sentent pas engagées368. Ce formalisme permettrait donc d’attirer l’attention du contractant sur l’engagement qu’il est sur le point de prendre. En cela, la catégorie des contrats réels traduirait

« l’importance du déplacement de valeur et (exprimerait) une conception moins

intellectuelle et par là plus vraie des relations contractuelles »369. La protection en

366 Un bail ne peut être à titre gratuit, sinon il serait requalifié en prêt à usage.

367 Les contrats conclus par les professionnels étant toujours intéressés.

368 M. GARNIER, le prêt à usage, op. cit., n°104, « celui qui dans un élan de générosité, a promis à un camarade de lui prêter un bien, n’a pas l’impression d’avoir contracté tant qu’il n’a pas remis la chose et se réserve le droit de revenir sur sa décision après mûre réflexion ; l’emprunteur n’est quant à lui pleinement satisfait que lorsqu’il a la chose entre ses mains, doutant de la parole donnée jusqu’à la tradition. L’exigence de la remise donne ainsi au commodant le temps de la réflexion, protection non seulement utile mais aussi particulièrement adaptée au prêt à usage verbal ».

369 J. GHESTIN, Traité de droit civil, la formation du contrat, L.G.D.J, 3ème éd., 1993, n°452,

Adde., J. FLOUR, J.-L. AUBERT et É. SAVAUX, Droit civil, Les Obligations, L’acte juridique, op. cit., n°304.

cause s’entendrait donc de la faculté laissée au tradens de pouvoir ne pas être lié par un contrat avant la remise de la chose ; l’objectif recherché étant d’attirer son attention sur la décision qu’il est en train de prendre. Conditionner la formation du contrat à la remise de la chose traduirait la volonté de pallier les déséquilibres obligationnel et relationnel issus de telles opérations. Le remettant prend en effet un risque en se dépouillant à titre gratuit : celui de voir sa propriété altérée370.

Toutefois, l’idée d’accorder à la remise de la chose, le statut d’élément de protection contractuelle peut laisser dubitatif. Il n’a véritablement jamais été démontré que la remise de la chose permet d’assurer une protection du consentement. Il semble, en effet, que la protection accordée par la qualification de contrat réel soit moins psychologique371, que juridique. Elle consisterait dans la faculté pour celui qui a promis de ne pas être tenu par les termes de la promesse372. Si le contrat est à titre gratuit, le promettant disposerait d’une faculté de retenir la chose, correspondant à un droit de ne pas contracter373. Calquées sur le régime de la promesse de don manuel, les promesses de contrats réels, contrats à titre gratuit par

370 A.-F. EYRAUD, Le contrat réel – Essai d’un renouveau par le droit des biens, op. cit., n°14, « le point commun des diverses opérations encadrées par le contrat réel réside d’ailleurs dans le constat d’un déséquilibre relationnel et obligationnel. Une partie prend le risque de confier son bien à son cocontractant, sans contrepartie équivalente, tandis que seul ce contractant est ensuite obligé au stade de l’exécution du contrat. L’adoption du contrat réel serait donc liée à la volonté de stigmatiser un déséquilibre obligationnel aux dépens de l’acceptant ». Le formalisme imposé par la remise de la chose « traduit une même volonté de mettre en exergue le déséquilibre relationnel résultant de la perte de maîtrise physique du propriétaire sur son bien rendant fébrile sa relation de propriété et imposant le maintien de la maîtrise jusqu’au stade ultime de la concrétisation de la relation contractuelle envisagée » (n°100).

371 La protection "psychologique "consistant dans la concrétisation de l’idée que peut se faire le

tradens selon laquelle il ne peut être engagé que par la remise de la chose.

372 Une autre protection, de type plus procédurale toutefois s’évince également de la qualification en contrat réel ou consensuel. Il apparaît, en effet, que la charge de la preuve de la remise varie en fonction de cette qualification. Deux arrêts, rendus par la première Chambre civile de la Cour de cassation le 14 janvier 2010 (Cass. civ. 1ère, 14 janvier 2010, Bull. civ. I, n°6 et n°7, D. 2010, p. 620 comm. J. FRANÇOIS) en matière de prêt d’argent, en attestent. Alors que classiquement, lorsque le prêt est réel, c’est à celui qui demande la restitution des sommes prêtées de prouver la remise, il en va différemment en présence d’une reconnaissance de dettes. Dans cette hypothèse, bien que la cause de la reconnaissance de dettes ne soit pas exprimée, les juges présument la remise des fonds et font peser sur l’emprunteur la charge de la preuve de leur non remise. La solution est donc protectrice des intérêts du prêteur (2nde

espèce, n°08-18581 ; V. déjà Cass. civ. 1ère, 8 octobre 2009, Bull. civ. I, n° 203, D. 2010, p. 218, note V. REBEYROL ; Defrénois 2010, p. 109, obs. É. SAVAUX ; Cass. civ. 1ère, 19 juin 2008, Bull. civ. I, n°175 ; Contra, Cass. civ. 1ère, 7 mars 2006, Bull. civ. I, n° 138). Au contraire, lorsque le prêt est consensuel, la situation apparaît particulièrement en faveur de l’emprunteur. Dans la première espèce des arrêts du 14 janvier 2010 (n°08-13160), la Cour affirme avec force que « si le prêt consenti par un professionnel du crédit est un contrat consensuel, il appartient au prêteur qui sollicite l'exécution de l'obligation de restitution de l'emprunteur d'apporter la preuve de l'exécution préalable de son obligation de remise des fonds ».

373 Réfutant toutefois cette analyse V. CA Colmar, 8 mai 1845 : S. 47, 2, p. 117 ; DP 1846, 2, p. 219, concernant le prêt à usage d'un local. La Cour d’appel décidant que la promesse de prêt à usage emporte une obligation de livrer la chose pour le prêteur.

essence, devraient être considérées comme dépourvues d’efficacité et donc de force obligatoire. Les contrats traditionnellement qualifiés de réels, mais conclus à titre onéreux374, ne devraient plus l’être, la promesse devant alors être pleinement respectée.

Il est toutefois possible de s’interroger sur les effets qu’aurait, eu égard à la protection accordée au tradens375, une requalification en contrat consensuel. Un tel mouvement de "déréalisation" accorderait une nature synallagmatique à ces contrats. Le remettant serait ainsi débiteur d’une obligation de remettre la chose ; or la situation juridique subséquente pourrait paraître paradoxale. Dans le cadre d’un prêt à usage ou d’un prêt de consommation, le débiteur serait obligé de remettre la chose, à titre gratuit ; il serait obligé de se dépouiller sans contrepartie, situation que la doctrine a toujours refusée d’admettre en matière de don manuel. Dans l’hypothèse d’un contrat de dépôt consensuel376, la situation est encore plus marquante : le remettant pourrait être obligé de tirer le bénéfice d’un contrat dont il ne veut plus. Ces considérations ne valent pas si le contrat est conclu à titre onéreux. Dans cette hypothèse, la situation est différente : les deux parties bénéficient du contrat. Une différence de qualification peut alors s’imposer, l’essence de ces contrats n’est pas la même. Conclu à titre onéreux, un contrat de prêt ou de dépôt, ne répond pas à la même opération économique qu’un contrat de prêt ou de dépôt conclu à titre gratuit. Dans la première situation, le prêteur ou le dépositaire recherchent nécessairement un profit et peuvent agir en vertu d’une activité commerciale, alors que dans la seconde, ces mêmes parties contractent uniquement dans le but de rendre service sans viser un quelconque enrichissement. Aussi, dans le cadre d’un contrat conclu à titre onéreux, exiger la tradition n’est-il pas choquant, puisque le débiteur de la remise est également créancier d’une prestation que devra lui fournir l’accipiens.

À l’opposé, la nécessité d’une remise de la chose pour former le contrat, quand celui-ci est à titre gratuit, paraît être le seul moyen de préserver l’équité d’un rapport

374 Sont ici essentiellement visés le dépôt et le prêt de consommation, la gratuité étant de l’essence même du prêt à usage. Les prêts à usage consentis à titre "intéressés", ne devraient pas être qualifiés de la sorte, en raison de la contrepartie éventuelle que peut tirer le prêteur du contrat. Pour une analyse des prêts à usage gratuits mais "intéressés", V. C. MAURO,

Permanence et évolution du commodat, Defrénois 2000, p. 1024, spéc. p. 1035, selon cet auteur, quand l’opération est intéressée, le régime juridique du prêt à usage ne devrait pas s’appliquer.

375 À l’accipiens dans le dépôt, le déposant étant dans cette opération le bénéficiaire du contrat, contrairement aux prêts où le bénéficiaire du contrat, celui qui tire profit de l’opération, est l’emprunteur.

376 Sur l’hypothèse d’un dépôt consensuel, V. P. PUIG, Preuve du dépôt verbal : qui croire ?, note sous Cass. civ. 1ère, 12 avril 2005, RDC 2005, p. 1120, et du même auteur, Contrat de coffre-fort : l'énigme continue !, note sous Cass. com., 11 octobre 2005, RDC 2006, p. 422 et V.

contractuel naturellement déséquilibré. La qualification solennelle ne pouvant pas être retenue en l’espèce377, maintenir le "réalisme" et la formalité de la remise, apparaît comme la seule faculté offerte pour tenir compte de l’impératif de protection en la matière, faute de mieux. Le rôle créateur et protecteur de la remise est donc, à l’image de son rôle translatif, particulièrement restreint. Ne trouvant à s’appliquer que dans des hypothèses réduites, elle contribue à autoriser le maintien d’une catégorie juridique aux contours désormais mieux définis378. Si une telle proposition se comprend, elle pourrait toutefois être remise en cause par la qualification de certaines opérations, pourtant conclues à titre onéreux, en contrat réel. De nombreux auteurs proposent, en effet, d’analyser la dation en paiement de la sorte.

3. Une résistance à la proposition : la qualification de la dation en

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