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Un transfert de propriété "subi"

b. Le renouvellement du concept de tradition civile

1. Un transfert de propriété "subi"

49 - La notion de transfert "subi". Le transfert de propriété, bien qu’indispensable à la réalisation de l’objectif poursuivi par les parties, peut dans certains cas, s’opérer indépendamment de la volonté de ces dernières, pour cette raison il peut être qualifié de subi. Dans cette hypothèse, les parties n’ont, en effet, manifesté leur volonté que sur le transfert de la seule détention précaire du bien et non sur la mutation de la propriété. Elles subissent donc le transfert de propriété. L’indissociabilité entre la remise d’une détention précaire et le transfert de la propriété apparaissant comme imposée par la nature des choses (a), conduit à opérer un lien entre l’utilisation du bien et le transport du droit (b).

a. Un transfert de propriété imposé par la "nature des choses"

50 - Transfert de propriété et nature des choses. La nature de certaines choses semble imposer un lien entre l’acquisition matérielle de l’usage et le transfert de la propriété. Les contrats dont l’objet est un transfert de l’usage ou de la simple détention des choses consomptibles ou fongibles, emportent nécessairement leur transfert de propriété, « le détenteur de la chose fongible ou consomptible n’a rien de

la précarité qui s’attache à sa condition »249. Dans le cas d’une chose consomptible,

l’usage de la chose coïncide avec la consommation du bien ; or si la faculté de disposer du bien ou d’en altérer la substance correspond à son usage, il est possible

d’en déduire que « l’usage du bien consomptible impliquerait l’acquisition

248 L’expression "transfert accidentel" est empruntée à R. LIBCHABER, Une fiducie française, inutile et incertaine…, in Liber amicorum Philippe Malaurie, Defrénois, 2005, p. 303, spéc. n°8, p. 312.

249 F. ZENATI, La nature juridique du quasi-usufruit (ou la métempsycose de la valeur), in

Études offertes à Pierre Catala, Le droit privé français à la fin du XXe siècle, Litec, 2001, n°2, p. 606.

concomitante de la qualité de propriétaire »250. En ce sens, il est traditionnellement enseigné que, par exemple, le prêt de consommation emporte un transfert de la propriété du bien objet du contrat251. De la même manière, les contrats ayant pour objet de conférer l’usage des choses de genre entraînent un transfert de la propriété de ces biens252. Dans ce cas, le transfert est lié à l’ « impossibilité effective de les individualiser et de les identifier, résultant de leur confusion avec des biens identiques

appartenant au créancier »253. La mutation de la propriété apparaît alors comme

implicite254. Un auteur explique le mécanisme du transfert comme une conséquence de la perte de l’action en revendication pour le tradens. Une fois remises à l’accipiens, les choses consomptibles et fongibles se mêlent dans le patrimoine de ce dernier à ses propres biens, elles ne sont alors plus reconnaissables et ne peuvent ainsi plus être revendiquées par leur propriétaire ; or la perte de la faculté de revendiquer est assimilée à la perte de la propriété255. Le transfert de propriété serait le fruit de la

« force des choses »256.

51 - Les critiques adressées au mécanisme du transfert subi. Le fait qu’un simple détenteur précaire de la chose soit considéré comme propriétaire est déroutant. Certains cas sont en effet particulièrement marquants : par exemple, le

250 B. LOTTI, Le droit de disposer du bien d'autrui pour son propre compte, contribution à la distinction de la propriété et des droits réels, Thèse Paris XI, 1999, n°6, l’auteur refuse cependant de considérer qu’une telle opération puisse opérer un transfert de propriété, mais estime qu’il ne s’agirait que d’une « utilisation du bien d’autrui » n°38.

251 Art. 1893 du Code civil ; le transfert de la propriété est même de l’essence du prêt de consommation, R.-J. POTHIER, in Œuvres, T.V, Traité du contrat de prêt de consomption, par M. BUGNET, Cosse et Marchal, Plon, 2e éd., réimpr. 1861, « il est de l’essence du contrat de prêt de consomption, que la propriété de la chose prêtée soit transférée à l’emprunteur », n°4, p. 41.

252 Pour certains auteurs toutefois, l’idée de ce transfert de propriété ne serait pas « substantiellement justifiable », proposant une conception plus positive de la fongibilité faisant porter la propriété sur toutes les choses identiques à celles remises dans le patrimoine de l’accipiens. Le droit de propriété ne se perdrait donc plus en remettant une telle chose, mais il se reporterait sur d’autres. Cela entraînerait ainsi la reconnaissance d’un « droit de propriété flottant », R. LIBCHABER, Rep. civ. Dalloz, Biens, préc., n°34. Cette conception semble cependant, de l’aveu même de l’auteur, particulièrement en marge des conceptions doctrinales traditionnelles du droit de propriété et de la fongibilité.

253 A. AYNÈS, Validité et spécificité du gage-espèces, RDC 2008, n°2, p. 425, spéc. n°6 ; Adde,

P.-G. MARLY, Fongibilité et volonté individuelle – Étude sur la qualification juridique des biens,

LGDJ, coll. Bibliothèque de l’Institut André Tunc, t. 4, 2004, préface Ph. DELEBECQUE, n°215, p. 185.

254 R. LIBCHABER, Une fiducie française, inutile et incertaine…, préc., n°8, p. 312.

255 En ce sens, le transfert de propriété résulterait « d’une sorte d’accident, qui n’est que très indirectement un effet de la loi », Ibid. ; Contra, S. STORCK, La revendication des choses fongibles, RRJ 1996-2, p. 483, spéc. n°23, p. 495, l’auteur ne voyant pas de « lien de cause à effet » entre la confusion des biens et l’acquisition de la propriété.

256 F. LEDUC, Le gage translatif de propriété : mythe ou réalité ?, RTD civ. 1995, p. 307, spéc. n°7.

dépositaire, dans le cadre d’un dépôt irrégulier et le créancier gagiste, dans l’hypothèse d’un gage portant sur une chose consomptible ou fongible, acquièrent la propriété, alors même qu’ils n’ont en principe pas le droit de se servir de ces biens. De même, le quasi-usufruitier, « dont on sait qu’il exerce pourtant un droit sur la chose

d’autrui […] a l’usufruit de sa propre chose »257. La contestation du caractère translatif

de telles opérations n’est pas nouvelle, POTHIER consacre ainsi de longs développements à contredire SAUMAISE qui affirmait que le prêt de consommation n’entraînait pas de transfert de propriété, le prêteur conservant le dominium des sommes prêtées258. Plus récemment, des auteurs ont pu faire remarquer que l’effet translatif étant attaché à l’indissociabilité entre usus et abusus, le gage ne pouvait être translatif de propriété puisqu’il n’a pas pour objet de transférer l’usus. Les actes pouvant être passés par le créancier gagiste afin de préserver son gage, notamment l’aliénation de celui-ci si la chose menace de dépérir, seraient jugés utiles et pourraient se justifier par les règles de la gestion d’affaires et non par un effet translatif de l’opération259. Le même type de critiques s’est porté envers l’éventualité d’un transfert des biens dans le cadre d’un dépôt irrégulier, et plus particulièrement le dépôt de monnaie en banque260, malgré l’admission d’un tel mécanisme translatif par la Cour de cassation261. Afin, toutefois, de justifier l’effet translatif de ces opérations, et plus spécialement celui du dépôt irrégulier, un auteur invoque un argument «

d’ordre économique et de pure opportunité »262 qui ne manque cependant pas de

pertinence. En contemplation de la confusion due à la fongibilité des biens, il serait

257 F. ZENATI, La nature juridique du quasi-usufruit (ou la métempsycose de la valeur), préc., n°2, p. 606.

258 C. SAUMAISE affirmait qu’ « il n’intervenait aucune aliénation dans le contrat de mutuum et que le prêteur retient le dominium, ou la propriété de la somme ou quantité qu’il a prêtée, non pas (…) la vérité des corps et individus dont la somme ou quantité considérée indeterminate et abstrahendo a corporibus qui doit lui être rendue par l’emprunteur à qui il n’en a accordé que l’usage », n°8, p. 43 cité par R.-J. POTHIER qui réfute cette théorie en cela qu’elle confond le

jus in re et le jus ad rem, in Traité du contrat de prêt de consomption, op. cit., n°9 et s. p. 43-44.

259 F. LEDUC, Le gage translatif de propriété : mythe ou réalité ?, préc., n°8 et 13.

260 F. GRUA, Le dépôt de monnaie en banque, D. 1998, p. 259, qui considère que le dépôt d’espèces ne peut entraîner un transfert de leur propriété. L’auteur adopte toutefois un point de vue particulier en ce qu’il considère que la monnaie n’est pas un bien mais une chose (n°5), et qu’à ce titre elle ne peut faire l’objet d’un droit de propriété. Le seul pouvoir matériel envisageable sur celle-ci serait dès lors la détention (n°7). La qualification donnée à ce type d’opération a été discutée en doctrine ; ainsi si certains y voient un dépôt irrégulier (V. en ce sens, G. RIPERT et R. ROBLOT, Traité de droit commercial, T. 2, LGDJ, 16e. éd., par Ph. DELEBECQUE et M. GERMAIN, n°2361), d’autres l’ont assimilé à un prêt de consommation (V. en ce sens J. HAMEL, G. LAGARDE et A. JAUFFRET, Traité de droit commercial, T. 2, Dalloz, 1966, n°1640), d’autres, enfin, considèrent qu’il s’agit d’un contrat innommé (V. en ce sens, J. ESCARRA, Cours de droit commercial, Sirey, 1952, n°1339).

261 Cass. 1ère civ., 7 févr. 1984, Bull. civ. I, n° 49 ; Defrénois 1984, art. 33427, note C. LARROUMET. Sur l’appropriation de la monnaie, V. Infra n° 274 et s.

« plus simple de rendre le dépositaire propriétaire des biens déposés »263. Ce serait donc la perte de l’action en revendication qui se déduirait du transfert de propriété, et non plus l’inverse, l’accipiens restant malgré cela débiteur d’une obligation de restitution. Si la propriété n’apparaît plus comme un effet de la confusion mais comme la source de celle-ci, il convient de déterminer comment s’opère le transfert du droit.

b. L’usage, condition de l’acquisition de la propriété

52 - Le rapport entre usage et propriété : la force de la res. À considérer que les contrats procurant l’usage d’une chose fongible ou consomptible entrainent un transfert de la propriété du bien en question, il faut se demander lequel des deux pouvoirs emporte l’autre. La propriété conditionne-t-elle l’usage de la chose, ou est-ce l’usage de la chose qui emporte la propriété ? En d’autres termes, ne peut-on user d’une chose de cette nature qu’autant que l’on est propriétaire, ou est-on considéré propriétaire à mesure que l’on utilise la chose ? Un arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 21 janvier 2004 est éclairant à ce sujet. La Haute juridiction déclare que « l'ouverture de crédit, qui constitue une promesse de

prêt, donne naissance à un prêt, à concurrence des fonds utilisés par le client » 264. Il

apparaît que selon cet arrêt, l’emprunteur d’argent acquiert la propriété des fonds mis à sa disposition par l’établissement de crédit au fur et à mesure de l’utilisation qu’il en fait. Le transfert semble donc s’opérer en fonction de l’usage ; dès lors, l’utilisation de la chose conditionnerait le transfert de la propriété. La logique historique du contrat réel de prêt de consommation265 est inversée, de façon plus marquante encore que n’a pu le faire l’arrêt du 28 mars 2000266. Ce n’est pas la remise des fonds qui prime ici

263Ibid.

264 Cass. com. 21 janvier 2004; Bull. civ. IV, n°13, p. 14 ; JCP éd. E. 2004, p. 814, note J. STOUFFLET ; RTD com. 2004, p. 352, note D. LEGEAIS; C. JAMIN, L'incertaine qualification de l'ouverture de crédit, D. 2004 p. 1149 ; S. PIEDELIÈVRE, Nature juridique de l'ouverture de crédit en compte courant au regard du contrat de prêt, JCP, 2004, II 10062 ; V. AVENA-ROBARDET, L'ouverture de crédit est une promesse de prêt, D. 2004 p. 498 ; D. HOUTCIEFF,

Les promesses à l'épreuve de la dure réalité du prêt, RDC 2004 p. 743 ; M. COHEN-BRANCHE,

Dans quelle mesure une ouverture de crédit donne-t-elle naissance à un prêt?, LPA 2004, n°28, p. 5.

265 Sur lequel, V. Infra, n° 74.

266 Cass. civ. 1ère, 28 mars 2000, Bull. civ. I, n°105 ; GAJC, 11e éd., n°269-270 (II) ; D. 2000, p. 482, n. S. PIEDELIEVRE ; D. 2000, somm. p. 358, obs. Ph. DELEBECQUE ; D. 2001, somm. p. 1615, obs. M.-N. JOBARD-BACHELIER ; D. 2002, somm. p. 640, obs. D.-R. MARTIN ; JCP 2000, II, 10296, concl. J. SAINTE-ROSE ; JCP N. 2000, II, p. 1270, note D. LOUCHOUARN ; Defrénois, 2000, p. 720, obs. J.-L. AUBERT ; CCC 2000, n°106, obs. L. LEVENEUR ; pour une analyse plus critique de la décision V. F. GRUA, Le prêt d’argent consensuel, D. 2003, p. 1492.

mais l’utilisation que l’emprunteur décide d’en faire267. Si la qualification du prêt de consommation en contrat consensuel n’est évidemment pas remise en cause par cette décision268, la logique de l’acquisition de la propriété est, quant à elle, modifiée. L’idée suivant laquelle le transfert de propriété est subi est ici manifeste, les parties ne peuvent conférer l’usage d’une chose fongible ou consomptible sans opérer la mutation du droit attaché au bien visé. Le sort de la chose conditionne celui du droit. La res se voit ici confier une véritable force : le pouvoir de transférer la propriété. Le cas de l’ouverture de crédit traduit l’existence d’un contrat consensuel, n’emportant toutefois pas un transfert de propriété solo consensu.

53 - Le rôle primordial accordé à l’activité de l’accipiens. En admettant que l’usage permette l’acquisition de la propriété en matière de chose fongible, le droit semble faire une place à la remise de la chose dans le système d’acquisition de la propriété. Suivant cette logique, le transfert ne s’opèrerait que grâce à la tradition réelle, dématérialisée ou non. L’argumentation ne convainc cependant pas totalement, en ce qu’elle confond ici l’usage de la chose et la remise de la chose. La remise de la chose est l’activité positive du tradens, alors que l’usage constitue, quant à lui, l’activité positive de l’accipiens. Le transfert de propriété se déduit ici du comportement de l’acquéreur et non du prêteur. L’activité du tradens est exigée mais en cela seul qu’elle permet l’usage de la chose. Se retrouve donc ici encore la logique duale du transfert de propriété269. Le prêteur met les fonds à la disposition de l’acquéreur, opérant ainsi l’individualisation270 nécessaire, sans avoir à remettre matériellement et c’est l’acquisition, l’usage de ceux-ci, qui entraîne la mutation de la propriété.

54 - Le rôle secondaire de l’activité du tradens. La remise pourrait n’être ainsi considérée que comme une modalité d’exécuter la prestation à la charge du

tradens. Dans ce cas, la mise à la disposition et l’acquisition de la propriété du bien

seront concomitantes. La tradition apparaît alors comme un moyen d’exécuter le transfert, et non le transfert lui-même. Il est notable que le seul abandon de la chose,

267 En ce sens D. HOUTCIEFF, Les promesses à l'épreuve de la dure réalité du prêt, préc., «

l’ouverture de crédit conduit en effet à une sorte d’inversion du contrat réel, où la remise des fonds n’est pas exigée en tant qu’expression du consentement du prêteur, mais où l’utilisation des fonds manifeste le consentement du bénéficiaire. La "déréalisation" du prêt aura ainsi fait passer de l’autre côté du miroir », p. 745.

268 Affirmer que l’acquisition de la propriété des choses fongibles et consomptibles ne s’opère que par l’usage, n’amène pas à affirmer que la remise de la chose est nécessaire pour former le contrat. Le mécanisme de formation du contrat ne peut être confondu avec le transfert du droit.

269 V. Supra n° 29 et s.

permettant au bénéficiaire du contrat d’acquérir la maîtrise de la chose est suffisant. Si le contrat, siège de l’opération, est qualifié de réel, sa formation dépend de la remise de la chose, mais le transfert de propriété n’y est pas nécessairement lié. La mutation de la propriété n’est qu’un effet permis par la remise, celle-ci conditionnant la détention de la chose. Seul l’usage du bien détenu emporte le transport définitif de la propriété. Le raisonnement suivi à partir de la combinaison de l’ouverture de crédit aboutissant à un prêt de consommation semble pouvoir être mené dans tous les contrats emportant une remise de la détention, et donc de la propriété des choses fongibles et consomptibles.

La fin poursuivie par les parties n’est pas, dans les cas étudiés, le transfert de la propriété mais seulement le transfert de la détention à titre précaire. Or les parties ne peuvent l’écarter, il est bel et bien subi. Dans d’autres cas, celui-ci est considéré comme utilitaire mais est également désiré. Sans être le but ultime de l’opération économique, le transfert de la propriété s’y intègre. Accidentelle, la mutation est toutefois indispensable.

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