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1.2 Une recatégorisation stratégique de la population

Comme nous venons de le voir, la notion de « domicile originel » permet non seulement d’accorder des privilèges aux continentaux, mais constitue un puissant moyen de sinisation des populations locales par le renforcement du « lien historique » entre Taiwan et la Chine. Le KMT force les Taiwanais à adopter un imaginaire chinois alors qu’ils sortent d’un demi-siècle de colonisation japonaise. Pour rendre cette notion de « domicile originel » opérationnelle, le KMT recourt à une recatégorisation de la population taiwanaise via l’outil stratégique du recensement. Le projet du KMT est d'utiliser Taiwan comme modèle dans la manière de mener un recensement de masse en vue d'un retour en Chine continentale (Wang P.-c., 2005). En effet, le KMT n’est pas en mesure d’établir des statistiques fiables. Ses estimations de la population des provinces chinoises sont erronées et il ne peut faire le recensement à Taiwan que grâce à l’héritage de l’appareil statistique japonais (7 recensements) (Wang P.-c., 2005).

Au cours de la période autoritaire, le KMT organise trois recensements, en 1956, 1966 et 1980. Le « domicile originel » doit être renseigné dans les deux premiers recensements (Figure 11). Cependant, il est extrêmement difficile de transposer à Taiwan cette notion qui vient de la Chine ancienne. Les han chinois venus sur l'île entre 1945 et 1949, désignés comme populations « domiciliées dans les provinces extérieures » (waisheng ji 外省籍)40, autrement dit les continentaux (Wang P.-c., 2005), adoptent

facilement cette notion de « domicile originel ». Pour ces derniers, il est question d’indiquer leur « domicile originel » en Chine continentale parmi les trente-quatre Provinces, les douze municipalités spéciales, la région administrative spéciale de Hainan, la zone de Mongolie ou celle du Tibet en Chine continentale (cf. Carte 21). Ces zones sont le territoire de la République de Chine tel que défini dans la Constitution de la ROC 1947. Nous développerons cet aspect plus loin au paragraphe 1.3 « La construction d’un imaginaire d’Etat ».

Pour les populations « domiciliées dans la province locale » (bensheng ji 本省籍), c'est-à-dire celles qui sont installés de manière permanente à Taiwan depuis l'ère Qing, ou avant (plus simplement dénommés « Taiwanais 41 »), on leur demande de choisir

parmi les 21 villes et comtés taiwanais leur « domicile principal » (benji 本籍) lié à l'attachement local de leur père à Taiwan. Pour les han, on leur demande de renseigner le « domicile des ancêtres » (zuji 祖籍), lié aux provinces de Chine. Seules les provinces du Fujian et du Guangdong sont proposées, sinon il faut indiquer « autre ». En revanche, pour les aborigènes, le KMT reprend la classification japonaise de « sauvages crus », avec une appellation euphémisée de « compatriotes des montagnes » (shandi tongbao 山地同胞). Seulement neuf « liens ethniques »42 sont proposés (Wang P.-c., 2005). Le groupe des

40 La notion de « continental » est associée à la prise de pouvoir par le KMT, quelle que soit la province de la Chine d’où avaient migré ces populations entre 1945 et 1949 (Corcuff, 2000; Chang B.-y. , 2015).

41 La définition de la population locale par « Taiwanais » est très controversée. Dans les études taiwanaises sont parfois utilisées les notions de « Taiwanais de souche », « gens de cette terre (本地人)» (Corcuff, 2000; Cabestan, 2005), ou « gens de la province locale » (Chang B.-y. , 2015).

42 Selon la classification faite par les Japonais pendant l’époque coloniale nippone, les aborigènes « crus » ou de « tribus des montagnes » comprennent : les ethnies de Taiya 泰雅, Saixia 賽夏, Bunong 布農, Cao 曹,

« sauvages cuits » ou « tribus des plaines » doit s’assimiler à la catégorie han avec le « domicile des ancêtres » marqué « autre » car aucune autre option n’est possible43.

En raison de la séparation de Taiwan avec la Chine continentale pendant un demi- siècle sous la colonisation japonaise, la plupart des han insulaires ne sait pas où se situe le domicile de ses ancêtres en Chine continentale. Confronté à cette difficulté, le KMT a pris en compte le dialecte local comme norme officielle : les locuteurs du minnan sont systématiquement considérés comme issus du Fujian. De même, les locuteurs du hakka sont classés dans le Guangdong44.

Figure 11 : La catégorisation des populations par le KMT (recensements de 1956 et 1966)

SOURCE :WANG P.-C.,2005, ORGANISEE PAR L’AUTEURE

43 Selon les résultats du recensement de 1956, environ 20 000 personnes se sont inscrites dans la catégorie han avec la mention « domicile des ancêtres » marquée « autre » (Yap, 2013, p. 192).

44 Cependant, on trouve des locuteurs de hakka issus du Fujian et des locuteurs de minnan issus du

recensement de 1956 et de 1966 Renforcer la sinisation provinces extérieures [continentaux] domicile originel province locale [Taiwanais] domicile principal Fujian locuteurs du minnan Guangdong locuteurs du hakka autres [Sauvage "cuit"]

tribus des plaines

compatriotes des montagnes

[Sauvage "crus"]

liens ethniques

A partir de 1970, le lien d’origine aux provinces du continent n’est plus renseigné dans les enquêtes démographiques et les recensements. La notion de « domicile originel » n'est liée qu'à l’information sur l’attachement local taiwanais (qui comprend 23 villes ou comtés au niveau régional dont 339 localités au niveau local) (Wang P.-c., 2005). Ceci peut être considéré comme un effet de la transformation du KMT en parti proprement taiwanais. En 1992, le gouvernement abolit officiellement l'enregistrement du domicile originel et le remplace par le lieu de naissance.

La figure 12 présente le changement de composition de la population taiwanaise de la fin de période coloniale nipponne (1942) au début de la période autoritaire du KMT (1956)45. En 1942, la population est constituée à 94% de Taiwanais et à 6% de Japonais,

pour un total de 6,5 millions d’habitants. A la fin de l’année 1947, presque tous les Japonais (environ 490 000 personnes en comptant les civils et les militaires) ont quitté Taiwan (Lin T.-f., 2018, p. 4). Entre 1945 et 1950, quelque 1,5 million de continentaux migrent vers Taiwan, ce qui représente environ 17% de la population totale de l'île (Chang B.-y., 2015, p. 3). Cependant le recensement de 1956 n’enregistre une population continentale qu’à hauteur de 10% car la population militaire issue de Chine (soit environ 300 000 personnes) n'est pas incluse dans le compte (Lin, 2018, p. 4-5).

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