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3.1 Théorisation de l’Etat développeur

Le concept de « l’État développeur » a été employé pour la première fois par Chalmers Johnson en 1982 dans son ouvrage « MITI and the Japanese Miracle : The Growth

of Industral Policy » pour analyser l’expérience de développement réussie du Japon. Selon

Johnson, « la principale force réside dans la collaboration entre le gouvernement et les entreprises. Les fonctionnaires n’essaient pas d’obtenir un contrôle absolu sur les entreprises, mais cherchent à guider l’économie en utilisant ces entreprises comme des antennes : ils apprennent ce qui survient à la périphérie en observant de près les expériences des entreprises. La liberté du marché n’est pas un but en soi, mais l’un des nombreux instruments utilisés pour atteindre des buts prédéterminés et subordonnés à l’objectif de croissance industrielle » 54 (Johnson, 1982, p. 23).

A la suite du travail de Johnson, un nombre croissant d'économistes commence à documenter l'efficacité des interventions étatiques en Asie orientale (Gold, 1986; Haggard, 1990; Wade, 1990; Evans, 1995 ; Woo-Cumings, 1999). Trois sujets principaux sont abordés. Le premier touche au rôle du gouvernement, en particulier dans la politique industrielle, le second porte sur les raisons pour lesquelles l’intervention étatique fonctionne relativement bien et le troisième concerne l’évolution des relations entre le gouvernement et les entreprises (Weiss, 1998, p. 41). A la lumière de ces caractéristiques distinctives, la politique industrielle est considérée comme un élément central de ces modèles de rattrapage par le biais d'arrangements institutionnels. Le modèle de l’Etat développeur relève d’abord d’une « rationalité de plan » se distinguant de la « rationalité de marché » et de « l’idéologie du plan » qui qualifiaient les deux modèles historiques d’État, respectivement celui des États-Unis et de l’URSS (Thurbon, 2014; Aveline-Dubach, 2017). Ensuite, son orientation est axée sur le développement plutôt que sur la réglementation. Et enfin, la politique industrielle prime sur la politique étrangère (Kim, 1993).

La notion d’« autonomie intégrée » (embedded autonomy) introduite par Evans (1995) insiste sur le fait que les organes d'élaboration des politiques productivistes des Etats développeurs jouissent d’une certaine autonomie qui les protège de la pression des lobbies et réseaux clientélistes. La réalisation de ce type d'autonomie est liée à trois caractéristiques essentielles à l'organisation interne des États d'Asie orientale. Elles comprennent, la qualité et le prestige des responsables économiques, une forte capacité interne de collecte d'informations et la nomination d'une agence de pilotage chargée de coordonner les mutations industrielles (Weiss, 1998).

En outre, les pays qui adoptent le modèle de l’Etat développeur dépendent à un degré élevé de la coopération public-privé entre l'administration et les gestionnaires des entreprises (Johnson, 1982). L'État ne donne pas d'ordres mais influence les entreprises par des recommandations et des encouragements. Ceux-ci ne sont de nature ni coercitive ni législative, mais sont informels, rarement écrits et parfois ambigus. Les entreprises qui répondent à ces signaux de l'administration obtiennent divers avantages, qui sont essentiels à leur croissance. Cela nécessite des contacts réguliers entre l'administration et

les entreprises. Les modalités de coopération et l'équilibre des pouvoirs entre l'Etat et le secteur privé sont cependant spécifiques à chaque pays (Chaponnière J., 1997).

Il est utile ici de comparer la situation de Taiwan avec celle des deux exemples classiques de l'État développeur que sont le Japon et la Corée (Tableau 23). Au Japon, le MITI (Ministry of International Trade and Industry) tient le rôle d’agence de pilotage économique et industriel. Des parallèles frappants avec le modèle japonais s’observent en Corée du Sud. Comme le MITI au Japon, le Conseil de planification économique (Economic

Planning Boards, EPB) joue un rôle efficace de pilotage économique. Il combine les

fonctions de planification, de gestion budgétaire et de gestion économique (Weiss, 1998). Ces agences pilotes présentent « un fort consensus, parmi les décideurs publics, sur la priorité de l’objectif de rattrapage et de compétitivité techno-industriels et sur la nécessité d’un soutien actif de l’État à la création, à la commercialisation, à la production et à l’exportation » (Thurbon, 2014, p. 68).

Japon Corée du Sud Taiwan

Agence de pilote MITI EPB CEPD

Principaux acteurs

d’entreprise Conglomérats industriels Conglomérats familiaux (chaebols) PME (petite et moyenne entreprise) Relations entre l'État

et les entreprises Relation de partenariat et de coopération Capitalisme politique Subvention financière du gouvernement La culture de gestion

intra-entreprise

- Déterminée par la culture interne de chaque entreprise

-contrôle par les pairs

-État confucianiste et gestion hiérarchique -contrôle fort et

centralisé à haut niveau

-gestion de type familial -contrôle par des liens personnels

Stratégies de marché extra-entreprise

-R&D de haut niveau -fabrication et commercialisation de nouveaux produits

-Les chaebols investissent dans les industries à potentiel

-niveau faible en capital

-R&D de bas niveau -fabrication des biens de consommation Tableau 23 : Structure de l'entreprise et la relation entre l'État et les entreprises au

Japon, en Corée du Sud et Taiwan

S’agissant de la relation entre l’Etat et les principaux acteurs économiques, au Japon, la coopération est organisée autour des grands groupes d'entreprises financés par le secteur bancaire. Ces conglomérats mettent ensuite en œuvre des stratégies de développement économique dirigées par des hauts fonctionnaires efficaces (Johnson, 1982). En Corée du Sud, l’activité économique est structurée autour de grands groupes d'entreprises familiales financées par l'Etat: les chaebols. Les liens étroits entre l'État et les chaebols permettent de réaliser des économies d'échelle (Amsden A. H., 1989).

Le système productiviste à Taiwan, en revanche, ne repose pas sur des grands groupes mais sur des PME55. Le KMT favorise le développement des PME par une série

d'initiatives industrielles. En accordant des bonifications d'intérêts, le gouvernement encourage les petites et moyennes entreprises à investir dans des machines, des équipements et des usines et à leur fournir des terrains industriels à faible coût pour leur utilisation (Houssel, 1995). La plupart de ces entreprises suivent une logique « patrilinéaire » informelle, par laquelle les réseaux familiaux financent et réinvestissent dans les entreprises familiales (Biggart, 1991 ; Hamilton & Biggart, 1992). Ce système des PME familiales, qui passe d'un produit de base à un autre de manière flexible, devient dominant dans la production de biens de consommation de moyenne et bonne qualité, offrant une large gamme de produits (par exemple les vêtements, les petits articles ménagers, etc.) mais peu intensives en R&D (Régnier, 1998). Les PME sont d'importants employeurs, représentant plus de 50 % de la population active à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Leur part dans la valeur des exportations dépasse les 60 % entre 1981 et 1985 (Wu Y., 2004, p. 98).

En résumé, les trois pays présentent des caractéristiques de développement différentes. Le Japon dispose d’une élite de hauts fonctionnaires efficaces dans l’élaboration et la mise en œuvre de la stratégie de développement économique (Johnson,

55 Selon le Ministère des affaires économiques de ROC en 1994, les PME sont définies comme des entités diposant d’un capital inférieur à 60 millions de dollars taiwanais, ou un nombre d'employés en CDI inférieur à 200. Dans certains secteurs comme l'agriculture ou le commerce, ces critères passent respectivement à

1982). La Corée du Sud peut tirer parti des avantages d'échelle pour établir une relation étroite entre le gouvernement et les groupes chaebol (Amsden A. H., 1989). A Taiwan, des politiques industrielles axées principalement sur le développement de parcs industriels, associées à une forte flexibilité du tissu industriel (constitué essentiellement de PME), ont présidé à la formation d’un modèle de développement unique.

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