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2.2 Connaissance approfondie des peuples colonisés

Le cadastrage est une condition préalable au recensement. Le cadre géographique permet de définir et de localiser avec précision les districts faisant l’objet d’un recensement (Hannah, 2000). Une fois l’arpentage achevé, Gotō Shinpei organise le premier recensement de la population de Taiwan en 1905. Dix ans plus tard, en 1915, le gouvernement colonial organise un deuxième recensement. En fait, ces deux premiers recensements sont effectués avant même que le premier recensement ne soit fait au Japon en 1920 (Barclay, 2015). À partir de 1915, le recensement est effectué tous les cinq ans jusqu'en 1935. Au cours des cinquante années de colonisation, sept recensements seront effectués au total (Yao, 2006).

Entre le premier et le dernier recensement effectués par le Gouverneur colonial à Taiwan, nous pouvons constater certains changements dans la gestion des ethnies (Figures 5 et 6). Dans le recensement de 1905, les « insulaires » (bendao ren 本島人) sont définis par trois catégories : les « han », les « sauvages cuits » et les « sauvages crus », dans la continuité de la pensée de l’époque Qing. Le recensement de 1935 coïncide avec la période de la politique d'assimilation mise en place dans la colonie. Dans la colonne des insulaires, la catégorie des han est supprimée, ce qui signifie une dé-sinisation, et la désignation neutre des aborigènes indique l’assimilation des sauvages. Le gouvernement colonial ne distingue plus les « tribus des plaines » des han, et les « tribus des montagnes », qui représentent les aborigènes, deviennent encore plus minoritaires, ne représentant

que 1 à 2 % de la population totale. Les aborigènes disparaissent progressivement et leur voix est ignorée (Yap, 2013).

Figure 5 : classification ethnique de Taiwan par le gouvernement colonial japonais en 1905

SOURCE:WANG P.-C.,2005, P.73

Figure 6 : classification ethnique de Taiwan par le gouvernement colonial japonais en 1935 SOURCE:WANG P.-C.,2005, P.73 Recensement de 1905 continentaux [Japonais] insulaires han

Fujian Guangdong autres

sauvages cuits sauvages crus

étrangers des Qing autres Recensement de 1935 continentaux [Japonais] insulaires

Fujian Guangdong autres tribus des

plaines montagnestribus des

Coréens étrangers

de la ROC autres

Pour le Gouverneur colonial, comprendre les dynamiques démographiques représente un moyen fondamental de contrôler efficacement les populations locales (Suemitsu, 2007). Car les chiffres, les faits et les connaissances qui génèrent une grande quantité de documents administratifs, créent un sentiment de certitude et de contrôle au sein l’Etat colonial (Yao, 2006). Les recensements permettent d'identifier chaque individu de la colonie. Les renseignements personnels tels que le nom, l'âge, le sexe, l'état civil, l'adresse, l'origine ethnique, la profession, sont mentionnés dans les formulaires de recensement. En outre, les recensements taiwanais sont effectués à un grand niveau de précision, en particulier en ce qui concerne l’intégrité de la déclaration, la cohérence des classes ethniques variées et l'exactitude des informations telles que la notification de l'âge. À cet égard, la qualité de ces recensements est souvent de loin supérieure à celle des recensements les plus avancés du monde occidental à la même époque (Barclay, 2015).

A l'exception des recensements concernant la situation démographique à Taiwan, les Japonais mènent des enquêtes exhaustives dans tous les domaines possibles. Comme le fait remarquer George Barclay (2015 : viii) « sous la domination japonaise, Taiwan a probablement la particularité d'être la zone coloniale la mieux répertoriée au monde. D'énormes compilations de statistiques et de nombreuses enquêtes spéciales sont effectuées d'année en année. L'économie, le terrain, les tribus autochtones, les richesses minérales, la production agricole, la production industrielle et le commerce extérieur sont tous étudiés et réétudiés jusqu'à ce qu'il y ait peu à ajouter à ces connaissances à moins que de nouvelles preuves non disponibles ne soient découvertes ».

Cependant, les enquêtes quantitatives ne suffisent pas pour comprendre la vie des populations locales ainsi que leurs habitudes, coutumes et cultures traditionnelles. Les Chinois viennent de différentes provinces et ont des modes de vie différents. La diversité ethnique des aborigènes est encore plus complexe. Afin de lancer des politiques coloniales plus adaptées, Gotō Shinpei, crée, en 1901, un « Bureau temporaire d'enquête sur les coutumes traditionnelles » (linshi tiiwan jiu guan diaocha hui 臨時台灣舊慣調查會) dont l’objectif est de collecter des connaissances de nature qualitative sur les pratiques locales

dans les domaines agricole, industriel, commercial et économique28. Selon Chao-yan Tu

(1992), ce Bureau est probablement « la première institution de recherche en sciences humaines à Taiwan » (Tu, 1992, p. 34).

En 1911, en plus de ses recherches principales sur l'ethnie han, le Bureau d’enquêtes s’intéresse aux sauvages crus de Taiwan. Neuf groupes principaux sont explorés : Taiyai (泰雅), Saisett (賽夏), Ami (阿美), Bunun (布農), Tsuou (曹), Piyuma (卑 南), Tsarisen (魯凱), Paiwan (排灣), et Yami (雅美). C'est la première fois dans l'histoire de Taiwan que les peuples autochtones de l'île font l'objet d'études scientifiques en étant clairement identifiés (Yao, 2006; Zhou, 2010). Pendant la mission de ce Bureau entre 1901 et 1919, les résultats de ses recherches sont publiés dans plusieurs ouvrages (Chen Q.-l., 1980)29.

Tous ces efforts fournis au début de l'occupation par Gotō Shinpei s'inscrivent dans le cadre de la politique d’association. Cette politique vise à préserver les traditions culturelles locales (Cheng, 2009). Alors que Taiwan est une "page blanche" pour les Japonais, l'objectif principal est d'avoir une connaissance globale de cette île inconnue et sous-développée, afin d'établir des lois adaptées à sa population. Toutefois, les résultats du Bureau d’enquêtes sur les habitudes des résidents locaux ne peuvent pas appuyer la mise en place de politiques. Le Gouverneur colonial décide de remplacer la politique d’association par une politique d'assimilation. Cette nouvelle politique met l'accent sur l'exportation de la culture et de la langue du colonisateur. Nous voyons bien ici les relations mutuelles entre la géographie, la cartographie, le savoir et le pouvoir politique (Yao, 2006).

28 Avant l'opération formelle de la commission, l’autorité étudie d’abord tous les dossiers sortis dans l’époque des Qing de 212 ans comme ordre juridique, jugement de la cour, contrat, livre de comptes etc. pour établir la compréhension de base sur la culture chinoise (Suemitsu, 2007).

29 « Droit privé taiwanais », « Loi administrative de la dynastie Qing», « Rapport de données économiques » et « Rapport sur les traditions des aborigènes sauvages » etc., avec les recherches très profonds sur le

Les mesures disciplinaires, éducatives et civilisationnelles sont considérées comme faisant partie de l'« élévation » de la colonie (Heé, 2014). Les actes de violence qui ne sont pas documentés ou mis en évidence dans la plupart des textes coloniaux sont des outils importants pour les colons dans le processus de mise en œuvre des politiques d'assimilation. Les Japonais font de Taiwan une « colonie modèle » en montrant le « caractère civilisé » de la colonie, comprenant les autochtones soumis et l'aspect urbain moderne (Heé & Schaper, 2009; Heé, 2014).

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