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2.3 Le miracle asiatique et le rôle de Taiwan

La forte croissance économique de l'après-guerre se manifeste dans de nombreux pays d'Asie orientale, dont Taiwan, connues sous le nom de « miracle asiatique » (Huang J.-j., 2006). Cette croissance économique décolle au Japon en 1950 et touche ses voisins en 1960. Taiwan, la Corée du Sud, Hong-Kong et Singapour sont qualifiés de « quatre dragons asiatiques » ou de « nouveaux pays industrialisés » (NPI). De 1950 à 1990, le taux de croissance annuel de l'économie japonaise est de 6%, celui de la Corée du Sud, de Hong Kong et de Taiwan de 6,6%. Plus tard, dans les années 1970, on assiste à l'émergence économique de la Thaïlande, et, enfin, à partir de 1980, la Chine rattrape son retard (Chaponnière J.-R. , 2014)(Figure 15).

La singularité de cette prouesse économique en Asie orientale est illustrée dans la stratégie des avantages comparatifs en « vol d’oies sauvages » (flying geese). Développée par Kaname Akamatsu en 1935, cette théorie décrit le transfert hiérarchique d'industries des pays développés vers les pays en développement, en tenant compte du processus d'industrialisation et de l’intégration par étapes dans le commerce international (Figure 16). Dans la pratique, le Japon, en tant que premier pays d'intégration régionale, mène les oies de deuxième rang (les quatre NPI) qui, à leur tour, sont suivies par une oie de troisième rang (la Chine) (Furuoka, 2005).

Unit : 1990 International Geary-Khamis dollars

Figure 15 : PIB par habitant des pays de l’Asie orientale avec forte économique entre 1950 et 1990

SOURCE :MADDISON,2010

Taiwan, en tant qu’oie de deuxième rang dans cette théorie, intègre bien ce scénario en suivant le modèle de développement industriel du Japon. Grâce à l’aide américaine après la guerre, entre 1950 et 1965, Taiwan retrouve le plus haut niveau de production agricole qu’elle avait pendant la période coloniale japonaise en 1953. Le KMT utilise les profits agricoles pour l’industrialisation de l’île (Foreign Trade Association, 2008). A la fin de l’aide américaine, le gouvernement taiwanais oriente son action vers l'extérieur. Taiwan importe du Japon de nouveaux produits tels que des pièces mécaniques (cycles, montres etc.) ou des matières premières pour favoriser le développement de produits à faible technicité comme l’industrie textile. La production pour l'exportation est supposée générer des économies d'échelle qui ne seraient pas disponibles si la production se limitait au seul marché intérieur. Les avantages des économies d'échelle, de la spécialisation et de la division du travail font qu’à Taiwan le

0 2,000 4,000 6,000 8,000 10,000 12,000 14,000 16,000 18,000 20,000 1 9 50 1 9 51 1 9 52 1 9 53 1 9 54 19 55 1 9 56 1 9 57 1 9 58 1 9 59 1 9 60 1 9 61 1 9 62 19 63 1 9 64 1 9 65 1 9 66 1 9 67 1 9 68 1 9 69 1 9 70 1 9 71 1 9 72 1 9 73 1 9 74 1 9 75 1 9 76 1 9 77 1 9 78 1 9 79 1 9 80 1 9 81 19 82 1 9 83 1 9 84 1 9 85 1 9 86 1 9 87 1 9 88 1 9 89 1 9 90

marché des exportations se développe au point de devenir plus important que le marché intérieur. Cela améliore considérablement la compétitivité sur le marché intérieur. Très rapidement, l’île a la capacité de produire elle-même ce qu'elle importait, créant ainsi un développement autocentré. La mise à niveau de l'industrie dirigée par l'État passe de l'industrie légère en 1960 à l'industrie lourde en 1970 puis à l'industrie de haute technologie en 1980. Taiwan intègre ainsi la structure triangulaire du commerce : importation du Japon, fabrication à Taiwan et exportation vers les Etats-Unis.

Figure 16 : La pratique du « vol d’oies sauvages » en Asie orientale

SOURCE :BRICABRAQUE,2009

Grâce à cette stratégie orientée vers l'exportation, Taiwan connait une croissance rapide du PIB réel (Tableau 22). Celui-ci augmente en moyenne d'environ 10% par an au milieu des années 1960 et 1970. Les exportations augmentent à un rythme impressionnant : de 22% par an au cours des années 1960, contre seulement 9% à l'époque de la substitution des importations, dans les années 1950. La hausse des exportations propulse Taiwan du 28ème rang des plus grands exportateurs de produits

Taiwan connait également une transformation massive des exportations de plus de 90% des produits agricoles en 1952 à 80% des biens industriels au début des années 1970, lorsque le régime du commerce était orienté vers l'exportation (Chu, 2017, p. 474).

1951-55 1956-60 1961-65 1966-70 1971-75 1976-80 PIB réel 9,7 6,7 9,5 9,8 9,0 10,5 Production agricole réelle 5,0 4,9 5,2 3,4 1,2 3,5 Production industrielle 17,3 10,6 14,0 18,9 13,0 15,8 Production manufacturière 19,8 10,9 13,9 20,7 13,3 16,1 Exportations réelles 6,0 12,1 22,1 22,8 17,2 17,1 Importations réelles 7,8 11,0 14,6 20,7 15,1 14,1 Implicite déflateur du PIB 14,7 8,6 2,8 4,8 11,7 8,6

Tableau 22 : Croissance annuelle moyenne (%) des principaux indicateurs économiques entre 1951 et 1980

SOURCE:HO,ECONOMIC DEVELOPMENT OF TAIWAN,1860-1970,1978;STATISTICAL YEARBOOK OF THE REPUBLIC OF CHINA,

1983;STATISTICAL YEARBOOK OF THE REPUBLIC OF CHINA,1985;ECONOMIC YEARBOOK OF THE REPUBLIC OF CHINA,1985

Des « théorie du développement » émergent pour expliquer le développement des pays précoloniaux à la lumière du phénomène exceptionnel de développement économique des NPI d'Asie orientale. Des théories représentatives ont été proposées pour chaque période.

Dans les années 1960, la théorie de la modernisation est d’abord introduite. Ses principaux arguments soulignent le fait que tous les pays qui suivent la même trajectoire de développement passent par les mêmes étapes et se dirigent vers les mêmes buts, mais en étant à des stades différents à l’instant présent (Mazrui, 1968; Rao, 1998). Selon Walt Whitman Rostow (1960), toutes les sociétés connaissent cinq étapes de croissance économique : la société traditionnelle, les conditions préalables au décollage, le décollage, la phase de maturité et l'âge de la consommation de masse. Les "pays arriérés" peuvent prendre pour modèle de développement le modèle dominant propagé par les "pays développés", et prônant la libéralisation économique, le capitalisme et la division sociale

du travail. En d'autres termes, le processus de modernisation est assimilé à une occidentalisation car la plupart des pays développés sont des pays occidentaux (Wang & Chien, 2016). La théorie du « vol d’oies sauvages » peut également être considérée comme une application de la théorie de la modernisation bien qu’elle ne concerne que le développement régional en Asie orientale (Kasahara, 2013).

Dans les années 1970, la théorie de la modernisation est remplacée par celle de la dépendance, d’inspiration marxiste. S’appuyant sur le cas de l'Amérique latine, cette théorie soutient que le faible développement des pays n'est pas un état naturel mais qu'il est causé par le colonialisme et l'impérialisme occidental. Si les pays en développement continuent de participer à la division capitaliste du monde, leur sous-développement s'aggravera. « Le développement économique de l'Amérique latine et ses principaux problèmes » publié par Raúl Prebisch en 1950 est considéré comme la recherche pionnière de cette théorie (Cypher & Dietz, 2009). De cette étude résulte une division du monde entre le centre économique, composé de nations industrialisées telles que les États-Unis et la périphérie, composée de producteurs primaires, comme les « pays arriérés ».

Marqué par la théorie de la dépendance, Immanuel Wallerstein développe une théorie du système-monde comme explication néomarxiste du processus de développement au début des années 1970. En sus des pays du centre et de la périphérie, il ajoute les pays de la « semi-périphérie » (Wallerstein, 2004). Selon la division du travail, les pays industrialisés dits avancés importent et extraient des matières premières et des ressources naturelles dans les pays dits arriérés ; ils revendent les produits industriels finis transformés aux pays arriérés, produisant ainsi de fortes valeurs ajoutées. Un tel modèle d'échange renforce le développement à faible degré des pays « en retard », formant une relation de dépendance inégale entre le centre et la périphérie. Entre les deux, la semi- périphérie devient un intermédiaire qui absorbe les technologies et les industries dépassées du centre et importe des produits primaires dans les pays périphériques (Wallerstein, 2004).

La théorie de la modernisation, avec l’approche du vol d’oies sauvages d’une part, et celle de la dépendance avec la théorie du « système-monde » d’autre part, divise les pays en différents niveaux selon leur capacité nationale. La différence, cependant, est que la théorie de la modernisation pense avec optimisme que les « pays du niveau inférieur » (les oies de deuxième ou troisième rang) ont des possibilités de mise à niveau, tandis que la théorie de la dépendance estime avec pessimisme que les « pays du niveau inférieur » (la périphérie) sont condamnés à la pauvreté (Hout, 2016). Selon ces deux de vue différents, le développement de l'Amérique latine est conforme à la théorie de la dépendance, tandis que les pays d'Asie orientale, notamment des NPI « dragons », dont Taiwan fait partie, nourrissent la théorie de la modernisation en réalisant l’étape du « décollage » puis le « miracle asiatique » entre 1960 et 1990 (Guiheux, 2002).

Les progrès du « développement tardif » des pays d'Asie orientale deviennent alors un centre d'attention. On commence à penser que la culture traditionnelle et les organisations de production de l'Asie orientale permettent d’assurer le succès économique (McCord, 1989). Les théoriciens attribuent aux valeurs communautaires, à l'éthique confucéenne du travail, à l'accent mis sur l'éducation et l'équité, aux contrats relationnels à long terme et aux réseaux informels d'entreprises et ethniques, le mérite de favoriser un environnement culturel propice à une croissance économique rapide (Pei, 1998; McCord, 1989). En outre, la nature autoritaire des régimes politiques est également considérée comme un facteur important du développement des NPI (Fukuyama, 1992). Ces facteurs explicatifs soulignent l'importance de l'intervention de l'État, en particulier son rôle dans l'orientation du développement économique.

La croissance économique des NPI amène la Banque Mondiale à revoir son point de vue. Son rapport de septembre 1993, « East Asia Miracle », pointe l’importance du rôle de l’Etat dans « les pays d’Asie de haute performance économique52 », alors que cette

52 Les économies asiatiques performantes (HPAEs) dans le rapport de la Banque Mondiale font référence au Japon, aux quatre « dragons » (Hong Kong, Corée du Sud, Singapore et Taiwan) et aux nouvelles économies industrialisées d'Indonésie, de Malaisie et de Thaïlande (Rao, East Asian Economies: Growth

institution diffuse pourtant la doctrine du « small state ». Ce rapport fait état du pragmatisme, de la flexibilité et l’efficacité des gouvernements est-asiatiques, qui ont mis en œuvre des politiques industrielles ciblées, destinées à promouvoir le développement d’industries à haute intensité en capital ou en technologie (Judet, 1997). Par conséquent, le miracle économique des NPI est loin d’être le résultat du seul libre jeu des forces du marché ; il relève également de politiques sélectives et ciblées mises en œuvre par des gouvernements pragmatiques et compétents. L'intervention de l'État contribue à promouvoir la compétitivité internationale des entreprises nationales et finalement d'atteindre l'objectif national de « gouverner le marché » (Wade, 1988).

Les hautes performances économiques des NPI d'Asie orientale, stimulées par le Japon, deviennent au centre de la théorie du développement dans les années 1980, faisant émerger la notion d’ « État développeur ». Selon Öniş, (1991 :110) [traduit de l'anglais] : « Le phénomène de "développement tardif" doit être compris comme un processus dans lequel les États ont joué un rôle stratégique en apprivoisant les forces du marché intérieur et international et en les exploitant à des fins nationales. L'accent mis sur l'industrialisation, par opposition à des considérations impliquant la maximisation de la rentabilité sur la base de l'avantage comparatif actuel, a été fondamental pour le développement de l'Asie orientale»53. Le marché est guidé par les responsables

gouvernementaux selon un concept de rationalité à long terme pour l'investissement national. C'est la synergie entre l'Etat et le marché qui constitue la base d'une expérience de développement exceptionnelle.

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