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Après la Seconde Guerre mondiale, le territoire taiwanais, qui compte alors quelque 6,5 millions d’habitants, est placé sous le contrôle administratif de la République de Chine (ROC) dirigé par le parti Nationaliste (KMT). Le chef du KMT, Chiang Kai-shek, engagé dans une guerre civile contre le Parti Communiste sur le continent chinois, nomme Chen Yi (陳儀) comme gouverneur général de Taiwan. Cet archipel offre d’importantes ressources au KMT, grâce aux industries et infrastructures développées à l’époque coloniale nippone (Lu, 2012). Chen Yi s’empare du système japonais de monopoles d'État (dans les secteurs du tabac, du sucre, du camphre, du thé, du papier, des produits chimiques, du raffinage du pétrole, des mines et du ciment) qu’il maintient sous contrôle étatique. Il confisque quelque 500 usines et mines appartenant à des Japonais et en fait des entreprises d'Etat contrôlées par le KMT.

Cependant, l’objectif premier du KMT est de sortir vainqueur de la guerre civile en Chine. Le parti se comporte alors à Taiwan en colonisateur, exploitant les ressources du territoire et traitant les insulaires comme des sujets coloniaux. Le KMT acquiert des marchandises taiwanaises à bas coût par la force et les expédie sur le continent chinois pour faire face aux pénuries de la guerre civile. L’instabilité économique génère une forte baisse de productivité à Taiwan et entraîne une inflation galopante, du chômage et des problèmes de sécurité. En l’espace d’une seule année, de 1945 à 1946, le prix du riz est multiplié par cent. Seulement un an après, en janvier 1947, ce prix quadruple (Human Rights Digital Exhibition, 2006).

La prise de pouvoir par le KMT est très mal perçue dès l’origine par les insulaires. En premier lieu, ces soldats continentaux défaits par la guerre civile en Chine apparaissent comme des réfugiés, en apparence sales et pauvres (Chen S.-c., 2015). Ils sont très indisciplinés : ils pillent, volent, et contribuent à l'effondrement général de

l'infrastructure et des services publics (Time Magazine, 1946). Durant le demi-siècle de colonisation japonaise, Taiwan s’est modernisé et les insulaires se considèrent comme faisant partie d'une société beaucoup plus prospère et civilisée que la société chinoise (Metzler, 2017). Le passage de Taiwan sous la domination du KMT est vécue comme le retour à un régime sous-développé. Les continentaux se comportent comme des brigands aux yeux des insulaires (Chou W.-y., 2016).

L’impopularité du KMT est telle que le moindre incident peut mettre le feu aux poudres. C’est ainsi que le célèbre « incident 228 » est le catalyseur d’un vaste soulèvement populaire en 1947. Cette affaire fut ainsi relatée ainsi par Bi-yu Chang (2015 :21) : « L'incident commença le 27 février 1947 sous la forme d'un différend relativement mineur. Une vendeuse fut appréhendée par des agents du Bureau du monopole pour avoir vendu quelques cigarettes non taxées. Quand elle supplia pour sa clémence et leur demanda de ne pas confisquer ses biens, elle fut brutalement renversée. La foule commença à se rassembler et à confronter les agents. Ceux-ci paniquèrent, tirèrent sur la foule et s’enfuirent vers un poste de police voisin. Dans la lutte, un spectateur décéda des suites de blessures par balle, ce qui outra le public. Le lendemain, une foule d'environ 2000 personnes se présenta devant les autorités pour réclamer des sanctions contre les agents et exiger une réforme de la politique de monopole. Les forces de sécurité du Bureau du gouverneur général tirèrent sur les manifestants. Au lieu de communiquer avec les représentants et de répondre à leurs demandes, le gouverneur Chen Yi déploya des policiers armés et des militaires pour réprimer le soulèvement. Le soulèvement se répandit dans toute l'île et dura plus d'un mois. Bien que le nombre exact de morts ne soit pas connu, on estime qu'il se situait entre 10 000 et 30 000 » (Chang B.- y., 2015, p. 21).

L’attitude très brutale du KMT face aux manifestations intensifie la violence et accroît le ressentiment de la population insulaire. Suite à cet incident, le KMT institue une loi martiale le 19 mai 1949, qui est maintenue jusqu’au 15 juillet 1987. Cette période, qui va durer 37 ans à Taiwan et 43 ans dans les îles de Kinmen et îles de Machu, est appelée

la « terreur blanche » (Stolojan, 2017)38. Au cours de cette période, quelque 140 000

personnes — principalement des intellectuels et des membres de l’élite insulaire — sont emprisonnées en raison de leur sympathie présumée pour le Parti Communiste Chinois ou de leur résistance au gouvernement nationaliste de la ROC. On estime que 3 000 à 4 000 personnes sont exécutées. Les insulaires se rebellent non seulement contre l’autorité du KMT mais aussi contre le régime chinois et les continentaux (Chang B.-y., 2015; Huang T.-l., 2005). Aussi, l’incident 228 est considéré comme l’un des événements les plus importants de l’histoire moderne de Taiwan, car il marque un élan décisif pour le mouvement en faveur de l’indépendance (Metzler, 2017).

Le KMT tente d'éliminer ou de contrôler tous les groupes indépendants et veille à ce qu'aucune force d'opposition n’émerge. Petit à petit, un système d’Etat-parti s’établit à Taiwan (Wu & Yeh, 1978). Chiang Kai-shek utilise le KMT pour contrôler le gouvernement de la ROC par le biais de l'Armée nationaliste. Toutes les politiques nationales des organes administratifs de la ROC sont définies par le KMT, de sorte que le parti détient un pouvoir total sur la nation entière.

Le KMT renforce le « système de hukou ». Ce système est établi pendant la colonisation nippone et devient un instrument majeur de légitimation de l’exercice de son pouvoir à Taiwan. Les droits politiques et économiques des citoyens sont définis à partir de la notion de « domicile originel » (jiguan 籍貫), (Wang P.-c., 2005). Cette notion avait été introduite par la « Loi sur l'enregistrement des ménages », qui avait instauré le hukou que l’on connaît aujourd’hui en Chine. Comme cette loi avait été mise en oeuvre en Chine par le KMT en 1931, elle s’appliquait automatiquement à Taiwan en 1947. L’article 5 de cette loi définit le « domicile originel » d'un citoyen de la ROC selon la province et le comté dont il est issu. L’article 14 indique que cette identité est liée à celle du père. C’est donc

38 Dans le cadre de la mise en œuvre de la loi martiale, le KMT adopte les « Dispositions temporaires pendant la période de mobilisation pour la répression de la rébellion » et les « Dispositions pour la répression de la rébellion », qui limitent les activités politiques du peuple insulaire. Le gouvernement permet aux services de renseignements et à la police de procéder à des purges et à des persécutions contre tous les opposants

l'origine des ancêtres qui décide de l'identité originelle d'une personne et non son lieu de naissance ou même de celui de son père en cas de migration (Wang P.-c., 2005).

Cette loi instaure un système de liens de sang entre la Chine continentale et Taiwan, qui va devenir un instrument très efficace de contrôle et de sujétion du peuple taiwanais : en créant une dichotomie entre continentaux et insulaires au sein du peuple taiwanais, le gouvernement de Chiang Kai-shek peut consolider son pouvoir en s’appuyant sur les Chinois du continent (Wang P.-c., 2005). A l’instar des puissances coloniales, le KMT confère d’importants privilèges aux continentaux et traite les populations locales comme des citoyens de second rang. Les continentaux dominent presque toute l'industrie ainsi que les fonctions politiques et judiciaires, remplaçant les insulaires qui étaient auparavant employés.

En termes de haute politique, plus de 3 000 représentants du gouvernement central élus à Nanjing (Chine continentale) sont nommés à vie après l'installation du KMT à Taiwan lors de la constitution de la ROC en 1947. L’assemblée dans laquelle ils siègent est qualifiée par les populations locales de « Parlement à durée indéterminée » (wannian

guohui 萬年國會) (Wakabayashi, 1998). Pour Chiang Kai-shek, ils sont officiellement élus

au suffrage direct en Chine continentale et à ce titre symbolisent la légitimité de la ROC en Chine. C’est la raison pour laquelle ces représentants nationaux ne peuvent être réélus avant leur retour (présumé) en Chine. Ils ne quitteront leurs fonctions qu’en 1991, lors de l’avènement d’un régime démocratique à Taiwan (Lee H.-f., 1987).

Dans le domaine de l’emploi public, les continentaux peuvent beaucoup plus facilement accéder à des postes de fonctionnaires, soit par la voie de « concours spéciaux » réservés aux militaires en retraite, soit par des concours nationaux dont les règles sont organisées à leur avantage. Les postes aux concours nationaux sont en effet attribués selon le « domicile originel » des candidats et leur nombre dépend de la taille démographique des provinces de la Chine de 1948. Ainsi, pour les candidats issus d’une province peuplée de moins de trois millions d’habitants, cinq postes seulement sont mis au concours. Ceux issus des autres provinces bénéficient d’un poste supplémentaire par

tranche de trois millions d’habitants. Par exemple, les candidats originaires de la province de Jiangsu (41,8 millions d’habitants sur le continent) disposent de 44 postes, alors qu’on ne connaît pas le nombre de ceux venus à Taiwan, ceux du Guangdong de 30 postes, tandis que les insulaires taiwanais ne reçoivent que 8 postes (6,5 millions d’habitants)39. Ce

système avantage outrageusement les continentaux, tout particulièrement ceux issus des provinces très peuplées : sur les 556 postes affichés au concours, la quasi-totalité (548, soit 99%) est attribuée aux continentaux des 35 provinces chinoises et des deux zones frontalières. Il s’en suit une forte pression sur les 8 postes destinés aux populations originaires de Taiwan, avec un taux d’admission de l’ordre 0,1 % (Lin Q.-h., 2006, p. 34).

Les continentaux bénéficient également d’importants privilèges dans le domaine du logement. Le KMT crée pour eux des « villages militaires » (juancun 眷村) à plusieurs endroits sur le territoire national (Carte 20). Des villages d’aviation sont installés autour des aéroports militaires de Taipei, Taichung, Tainan, Pintung et Hualian; des villages de marins près des ports de Keelung et Kaohsiung, et des villages d'armée de terre autour des plus grandes villes (Taipei, Taoyuan, Hsinchu, Chiayi, Tainan et Kaohsiung) . Au total, le KMT créera quelque 900 villages militaires jusqu’en 1996, accueillant 100 000 ménages continentaux ainsi que leurs descendants, soit environ 500 000 personnes au total.

39 Le nombre de postes destinés aux insulaires augmente cependant dans le temps. En 1991, dernière année de mise en œuvre de cette politique nationale, les postes pour les insulaires sont au nombre de 22. Bien qu’elle demeure inchangée, à peine deux ans plus tard, cette politique devient rapidement inapplicable. La population des autres provinces est devenue trop faible pour répondre à la demande annuelle de fonctionnaires. Par conséquent, le KMT réagit en augmentant le nombre de recrutements d’insulaires. En pratique, en plus des postes initiaux (soit 8 postes en 1950, 22 postes en 1991), les candidats taiwanais sont admis s’ils réussissent l'examen avec la note de 60 sur 100. En revanche, même s'il y a plus de places garanties pour les personnes venant d'autres provinces, de nombreuses provinces éloignées n'ont pas de

Secteur de l'aviation Secteur de la marine Secteur de l'arme e de terre

Carte 20 : Les « villages militaires » pour continentaux

SOURCE :HUANG C.-C.,2013

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