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Une “perversion” du principe concurrentiel

L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

2.3. L’essor du système de fabrique

2.3.2. Une “perversion” du principe concurrentiel

La théorie traditionnelle ne laisse aucune place à la question du pouvoir à tel point qu’en concurrence pure et parfaite, les travailleurs peuvent être pensés comme louant le capital et le travail des capitalistes. C'est pour contredire ce point de vue que Marglin écrit que (p. 91) " le trait majeur du putting-out system était une spécialisation

si parcellaire qu'elle interdisait à l'ouvrier l'accès au marché (concurrentiel !) relativement large qui existait pour les produits, remplaçant le marché des produits par un marché étroit des sous-produits qui, dans une aire géographique limitée, pouvait être dominée par quelques putter-outers”. La division capitaliste du travail reposerait

donc sur une “perversion” du principe concurrentiel. Pour cette raison, Marglin insiste à maintes reprises sur le fait que le développement du capitalisme requiert absolument la

137 Cette idée sera farouchement combattue par Landes [1986] qui considère qu’à la fin du XVIIIème

comme au XIXème siècle la loi sur les brevets était très mal appliquée, ce qui laissait le champ libre à toutes les contrefaçons possibles. Le brevet n’aurait donc pas eu de vertu incitative à l’innovation. Au contraire, les inventeurs pouvaient selon Landes se satisfaire des retours qu’assurait leur propre exploitation de l’invention indépendamment de toute protection par les brevets. Il écrit (p. 614) : “(...) les

brevets n’étaient pas la principale incitation pour l’invention. La source de gains la plus importante et la plus sûre était l’application de l’invention dans sa prore entreprise -un avantage Schumpeterien- et le rôle du brevet, s’il pouvait être obtenu, était de décourager d’autres personnes d’utiliser des techniques identiques ou similaires”.

dénégation de l'hypothèse de concurrence parfaite138. Ainsi, selon cet auteur, la

discipline et la surveillance n'étaient-elles pas une question d'efficience technologique. Un manque de discipline et de contrôle pouvait être désastreux pour les profits.

L'indiscipline, du point de vue des capitalistes, signifiait en fait, que lorsque les salaires augmentaient (du fait de l'élargissement des débouchés), les ouvriers sous le

putting-out-system préféraient moins travailler. Marglin écrit : "Le succès même du capitalisme préindustriel contenait en germe sa propre transformation. Alors que le commerce intérieur et le commerce extérieur de la Grande Bretagne se développaient, les salaires montèrent et les ouvriers exigèrent d'échanger une partie de leurs gains contre davantage de loisirs” (p. 93). Ce qui, comme le remarque ironiquement l'auteur,

est loin de s'opposer à l'analyse micro-économique du comportement rationnel139. L'un

des avantages, pour les capitalistes, de la concentration des ouvriers dans des ateliers surveillés par des contremaîtres, était de supprimer la possibilité pour les ouvriers d'adapter à la marge travail et loisir. Outre le fait que les baisses de salaires étaient fréquemment prônées et pratiquées pour inciter, par la faim, les ouvriers à travailler, ceux-ci n'avaient plus la possibilité de déterminer eux-mêmes leur temps de travail. Malgré les lois successives adoptées en Grande Bretagne au cours du XVIIIème siècle, pour obliger les ouvriers à finir et renvoyer leur ouvrage dans les délais impartis, le capitaliste ne pouvait étayer son pouvoir sur la main d'œuvre qu'au prix d'une action plus directe. Ses intérêts exigeaient qu'il fixât lui-même les parts respectives de travail et de loisirs, et donc que l'ouvrier n'ait plus le choix qu'entre se soumettre au patron et ne pas travailler du tout, c'est-à-dire mourir de faim.

La discipline et le contrôle au sein de l'atelier permirent d’enlever à l'ouvrier la liberté d'établir lui-même sa propre cadence. Par ailleurs, la perte pour le travailleur du contrôle sur le processus de production le priva d’une multitude d'occasions d'augmenter ses gains, et ceci malgré la complaisance du législateur du XVIIIème siècle en faveur des intérêts capitalistes. En effet, un ouvrier travaillant la laine pouvait substituer de la

138 Les historiens ont montré comment le capitalisme, loin de se développer à partir d'une concurrence

parfaite, a au contraire bénéficié d'un très grand nombre de dispositions très variées entravant la libre concurrence et favorisant toutes sortes de monopoles. Cet élément est d'autant plus avéré à propos du marché du travail : le livret ouvrier, ainsi que de très nombreuses autres dispositions législatives, mettaient les employeurs en situation de quasi monopsone. Sur ces points, consulter par exemple Soboul [1976], Bruhat [1976] et Perrot [1979].

139 ibid., p.92, note n°69, Marglin écrit : "It may be slightly ironic that an important necessary condition

for the indifference-curve model to be applicable to one of the most fundamental problems of economic choice is inconsistent with capitalism. For the indifference-curve model to be applicable to goods-leisure

choices, control of the hours of work must rest with the worker. But this is inconsistent with capitalist

médiocre à de la bonne, ou cacher les imperfections dans le filage, ou encore mouiller la fibre pour la faire paraître plus lourde. Il pouvait encore détourner de la marchandise, d'autant plus que leur écoulement devenait plus facile avec le développement et la croissance du commerce. Toutes ces pratiques "malhonnêtes" et "paresseuses", ces petits "pouvoirs compensateurs" érodaient le profit du capitaliste. En faisant cesser les détournements de marchandises et autres formes de fraudes, la surveillance de la main d'œuvre réduisait le salaire réel, ce qui modifiait le partage du gâteau en faveur des capitalistes.

Marglin souligne avec insistance le fait que discipline et contrôle n'avaient pas de rapport avec l'efficience économique.140 Il écrit à nouveau (pp. 94-95) "Discipliner la

force de travail signifiait une production plus conséquente en retour d'un input de travail plus important, et non, plus d'output pour le même input”. Le passage aux mains

des capitalistes du contrôle du choix entre biens et loisirs des ouvriers signifiait "un

déplacement le long d'une fonction de production donnée et non le déplacement de la fonction elle-même” (p. 95, note 77, souligné par l’auteur). Jusqu'au moment où le

machinisme à vapeur fut intégré aux fabriques, ce système n'avait donc pas selon Marglin de supériorité technologique sur le putting-out system.

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