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De la dichotomie travail / force de travail à l’incomplétude du contrat de travail

L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

3.1. De la dichotomie travail / force de travail à l’incomplétude du contrat de travail

Pour cet auteur, la théorie de la firme capitaliste doit être fondée sur deux notions : 1) la propriété privée des moyens de production et 2) la distinction travail / force de travail. Cette distinction est considérée comme seule à même d’appréhender les relations, autres que celles de type marchand, propres à la production. L’essentiel de l’apport théorique des radicaux réside dans cette “remise à jour” des concepts marxiens de travail et force de travail. Selon cette approche, le salaire et l’intensité du travail sont endogènes aux décisions prises par les capitalistes. Le salaire, s’il est bien en partie influencé par le marché, est affecté par les choix de l’employeur en matière d’organisation du travail. Cette approche admet que la structure hiérarchique de l’entreprise puisse servir à coordonner les actions décentralisées par la division technique du travail et à contrôler la production, mais elle met surtout en évidence le fait que la hiérarchie elle-même produit la division du travail indépendamment de toute considération de productivité, en vue de servir les seuls intérêts des employeurs.

Le travail ne doit pas être considéré comme une marchandise ordinaire car ce qui est échangé sur le marché (la force de travail) n’est pas l’entité qui entre dans le processus de production (le travail). Ce dernier dépend donc non seulement du comportement du travailleur mais aussi de l’habileté déployée par le capitaliste pour l’exploiter. C’est pour cette raison que la lutte des classes, loin de se limiter à la sphère politique, serait enracinée dans le procès de production. Gintis écrit (p. 37) : “Le travail

qui va sortir d’un travailleur dépend, en plus de sa biologie et de son savoir-faire, des états de conscience, des degrés de solidarité avec les autres travailleurs, des conditions du marché du travail et de l’organisation sociale du procès de travail”. Remarquons

que dans la dispute qui l’opposera vingt ans plus tard à Currie et Steedman, Gintis défendra avec ardeur l’approche unidimensionnelle et techniciste de la théorie du salaire

152Gintis dira même que s’il en avait eu connaissance, son article eut été de bien meilleure qualité; cf.

d’efficience.153 Ce changement radical d’opinion sera examiné plus en détail dans la

seconde partie.

À la suite de ce qui se dégage des contributions de Braverman et Marglin, l’organisation du travail serait pour Gintis [1976] “le produit historique d’une

interaction dynamique entre la technologie et les relations de classes” (p. 37). L’auteur

ajoute que les questions liées à l’autorité, la structure hiérarchique, la segmentation des postes, les différentiels de salaires, le racisme et le sexisme, qui sont pour les radicaux des caractéristiques de la firme, doivent être interprétées à travers cette interaction dynamique entre technologie et relations de classes. Pour Gintis, la firme en tant qu’organisation doit être comprise comme une institution médiatrice de la contradiction entre le fait que le travail est d’une part objet de domination et de profit et d’autre part sujet “auto-réalisant”154. La firme serait non seulement médiatrice de cette contradiction

mais elle reproduirait aussi “les formes de conscience et les relations sociales sur

lesquelles est fondée l’intégrité du capital”. C’est pourquoi Gintis insiste sur

“l’influence” et la “légitimation”.

Coase aurait bien identifié la singularité de l’entreprise capitaliste en reconnaissant que c’est l’autorité qui régit son fonctionnement interne. Toutefois, il ne ferait que souscrire de manière sophistiquée à l’idée néoclassique selon laquelle le travail peut être échangé sur le marché comme toute autre marchandise. Par ailleurs, la formalisation par Simon [1951] de la relation d’autorité, où l’employé accepte de se rendre disponible, dans certaines limites, pour exécuter les tâches que lui indique son employeur, aurait selon Gintis pour défaut principal de supposer que, une fois conclu le contrat entre le capitaliste et le travailleur, la question de savoir qui a du pouvoir sur qui est résolue. Dans l’optique retenue par Simon, le capitaliste n’aurait plus qu’à dire à son employé ce qu’il doit faire et ce dernier, soit ferait effectivement ce que lui indique son supérieur, soit chercherait un autre emploi. Pourtant, Gintis estime que les relations de pouvoir dans l’entreprise ne sont précisément pas résolues par ce type d’échange marchand.

Il remarque, en écho aux préoccupations des économistes des coûts de transaction sans toutefois se référer à eux155, que la vision néoclassique du contrat

d’échange repose entièrement sur l’idée selon laquelle l’État, en tant que garant des lois, est capable de rendre exécutoires tous les types de contrats. Toute réflexion sur la coercition serait dès lors considérée comme étrangère à l’analyse économique standard parce que les forces qui garantissent la bonne exécution des contrats seraient en fait implicitement supposées totalement extérieures à l’échange. Tout contrat étant garanti,

153 cf. Currie & Steedman [1993], [1995] et [1997] et Gintis [1995].

154Par sujet “auto-réalisant”, Gintis veut dire que le travail n’est pas une simple marchandise. 155nous savons par ailleurs qu’il n’en avait alors pas connaissance (conversation avec l’auteur).

c'est-à-dire rendu exécutoire, par un pouvoir politique externe, un contrat de service particulier (changer un lavabo) peut être traité de manière analogue à l’échange de toute autre marchandise. En d’autres termes, il n’y aurait pas de problème “d’exécutabilité” (enforcement) des contrats dans un cadre d’analyse néoclassique. Bien que Gintis n’utilise pas cette notion, on peut dire que, dans l’approche néoclassique, les contrats sont complets. Selon cet auteur, une telle conception du contrat n’est pas du tout adaptée pour appréhender la réalité du travail salarié précisément parce que le contrat stipule seulement que l’employé doit, en retour d’un salaire, se soumettre à l’autorité de la firme.

Le contrat de travail légal, bien qu’il renvoie à un grand nombre d’éléments tels que la durée du travail, les conditions de sécurité dans lesquelles le travail doit être exécuté etc., en général ne conduira pas à lui seul à un comportement du salarié qui satisfasse les besoins de l’employeur. L’échange de travail est spécifique car, selon Gintis, il est rendu exécutoire de manière endogène : ce que va effectivement accomplir le salarié dépendra de la manière particulière dont l’employeur exercera un contrôle sur lui car ce que doit faire un salarié pour que des profits soient générés va bien au-delà de ce qui est précisable dans le contrat légal. Les obligations du salarié et ce qu’il va faire effectivement ne sont donc pas garantis par le contrat mais résultent de la relation qui s’instaure entre le salarié et son employeur. Pour Gintis, le pouvoir est un complément indispensable au contrat qui permet à l’employeur d’obtenir du salarié les comportements que le contrat de travail à lui seul ne peut pas induire.

Bien qu’il n’emploie pas ces termes énoncés par l’approche néoinstitutionnaliste, Gintis opère donc ici une distinction entre le contrat complet et le contrat incomplet. Ce dernier caractériserait l’échange de travail. Ce serait donc l’incomplétude qui mènerait à la nécessité d’un système de mise à exécution endogène des tâches car la loi ne serait pas suffisante pour garantir un comportement de travail de la part du salarié adapté aux besoins du capitaliste. Selon Gintis, “l’échange de travail implique l’échange d’une

marchandise (la force de travail) contre une autre (le salaire). Mais la substance concrète du travail qui entre réellement dans le processus de production est conceptuellement distincte de la force de travail et doit être analysée en des termes fondamentalement différents. Le travail réel n’est pas échangé pour un salaire selon les principes marchands. C’est pourquoi les relations de pouvoir entre le capitaliste et le travailleur sont des résultantes de l’organisation économique et ne peuvent pas être prises comme antérieures à l’analyse économique” (Gintis [1976], p. 42, souligné par

l’auteur).

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