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L’analyse économique du putting-out system

L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

2.1. L’analyse économique du putting-out system

Selon Marglin, sans spécialisation, le capitaliste n'aurait pas eu de rôle essentiel à jouer dans le processus de production. Le putting-out system se caractérisait par l’existence d’artisans façonniers soumis au “donneur d’ordres” (putter-outer), “marchand-fabricant” qui ne fabriquait pas mais donnait à façon à ses artisans spécialisés. Le putter-outer quant à lui coordonnait les différentes activités du processus de production de manière à s'interposer entre les artisans et le marché. Il se trouvait vis- à-vis d’eux en situation de monopsone, ceux-ci n'avaient pas accès au marché du produit final, le marché de leur sous-produit était très restreint puisque les seuls demandeurs étaient les putter-outers locaux. Avec le putting-out system, l'un des deux aspects du contrôle artisan de la production disparaissait : le contrôle sur le produit. Il ne leur restait alors plus que le contrôle du processus de travail concernant le sous-produit qu'ils devaient livrer.

Si les travailleurs avaient pu intégrer toutes les différentes tâches de la fabrication d'un produit final donnant accès à un marché suffisamment élargi, ils auraient “découvert”, selon Marglin, que la “médiation” du putter-outer n'était pas nécessaire pour se placer sur le marché. Ils auraient pu vendre directement un produit fini et s'approprier le profit que le capitaliste prélevait par sa position de médiateur entre producteur et marché. C'est pourquoi, dans la période où l'emploi des machines n'était pas encore répandu, la spécialisation en plusieurs métiers était le seul moyen par lequel le capitaliste pouvait s'assurer une fonction. En effet, il restait essentiel dans le processus de production comme intégrateur de ces opérations séparées pour aboutir à un produit pour lequel existait un large marché.125 Marglin ajoute : "La contribution

particulière à la production du putter-outer était rémunérée non pas du fait d'une véritable rareté d'habileté à intégrer les fonctions séparées; mais plutôt la rareté a été artificiellement créée126pour préserver le rôle du capitaliste” (Marglin [1974], p. 70).

Le rôle des capitalistes était donc "artificiel", c’est à dire, selon Marglin, qu’ils n’avaient pas à l’origine de compétences techniques qui puissent justifier ex ante de leur existence en tant que capitalistes, ils n’avaient aucune productivité, aucune fonction utile. C'est pourquoi ils devaient “diviser pour régner” et veiller sans cesse à être les

125 Marglin [1984] approfondira ses réflexions à propos du rôle du monopole sur la connaissance dans

l’émergence de la fonction du capitaliste comme intégrateur de tâches séparées.

126 On retrouve ici le but que donne Veblen à l'institution : celle-ci a pour fonction de créer

artificiellement la rareté; cf. Maucourant [1994] (partie 3, chapitre 3) à propos de l’institution de la rareté monétaire.

seuls à tenir la totalité des étapes du processus de production. Le moyen le plus sûr d'y parvenir était de faire en sorte que chaque ouvrier ne connaisse qu'une partie du tout. En guise d'illustration de ce propos, Marglin fait état du témoignage d'un patron de l’industrie textile sous le putting-out system qui, défendant ouvertement la spécialisation en tant que méthode de domination, approuvait l’un de ses concurrents de ne permettre à aucun de ses employés de mélanger le coton, pas même son directeur afin qu'il ne puisse jamais le déposséder de son affaire. Personne, hors le patron lui-même, ne savait ce qui se faisait en totalité127.

En revanche, Landes refuse cette idée d’une inutilité du rôle du capitaliste et réaffirme une conception classique de l’entrepreneur : “L’aptitude à combiner les

facteurs de production de manière à rendre les biens moins chers est l’un des aspects centraux de l’activité de l’entrepreneur. La problématique doit être retournée : à la période ayant précédé les machines, la capacité des “capitalistes” (les marchands- manufacturiers) à décomposer la production en un certain nombre de tâches simples et à les attribuer à des travailleurs de différents degrés de compétence et d’expérience, et donc travaillant pour des salaires différents, était la tâche essentielle du capitaliste”

(Landes [1986], pp.; 594-595, souligné par l’auteur). Cet auteur réaffirme par conséquent sans ambiguïté la conception, qualifiée par les radicaux de “technologiste”, pour expliquer tant les différences de salaires que la division technique et la division hiérarchique du travail. Landes remarque toutefois que Marglin modifiera quelque peu son point de vue dans sa contribution de 1984 lorsqu’il admettra l’existence d’une compétence organisationnelle spécifique. Ce changement est aussi perceptible dans Marglin [2000].

Pour Marglin la séparation et la spécialisation sous le putting-out system avaient donc un double intérêt pour le capitaliste. Elles lui permettaient à la fois de : 1) prélever un profit en s'interposant entre le producteur direct et le marché en tant qu'intégrateur des tâches qu’il avait séparées; 2) se maintenir en tant que médiateur en lui garantissant le contrôle de la totalité du produit.

C'est pour cette raison que les coopératives de travailleurs étaient perçues comme une menace : elles ruinaient le capitaliste et sapaient la hiérarchie128. Ajoutées à

la division du travail et aux secrets de fabrication, les avances sur salaire semblent avoir été dans certaines professions un important moyen d'asservissement129 et ont donc

largement contribué à maintenir l'hégémonie du capitalisme. Selon Marglin, elles

127cf. Marglin [1974], p.72. 128 cf. ibid., pp. 72-73.

129Ces moyens étaient d'ailleurs multiples et complémentaires (livret de travail, working houses...), cf.

créaient un lien de dépendance130 complémentaire de celui qui résultait de la

spécialisation. Les avances s'apparentaient à une servitude virtuelle et contractuelle. Marglin admet qu'il est cependant difficile de prouver de manière directe que la division capitaliste du travail cherchait avant tout à diviser pour régner. Si l’on considère que les ouvriers ont été exclusivement spécialisés pour permettre au capitaliste de les contrôler, alors on peut s'attendre à ne point trouver de spécialisation là où le capitaliste peut régner sans diviser. C'est par exemple le cas de l'industrie charbonnière britannique où la division capitaliste du travail ne s'est pas développée et où, au contraire, a subsisté l'auto-organisation en équipes de travail. Si les capitalistes, de cette industrie, ont accepté de ne pas contrôler totalement le processus de production, c'est que l'institution de la propriété privée conjuguée à la rareté des gisements charbonniers leur garantissait une situation de monopole vis-à-vis des ouvriers. Ceux-ci n'auraient pas pu s'organiser en coopérative faute de gisements disponibles. Les capitalistes pouvaient donc s'approprier le profit de l'exploitation du charbon en ne contrôlant que la mine et non le processus de production sans risque d'être concurrencés et évincés par des mineurs travaillant pour leur propre compte.131

L'auteur souligne enfin que, contrairement à ce qui est avancé par les thèses classiques, le capitaliste ne s'est pas interposé en raison de l'augmentation du coût des machines, parce que sous le putting-out system, celles-ci ne s'étaient pas encore développées et généralisées. Les grandes machineries ne feront leur apparition qu'après l'essor de la fabrique, laquelle ne ferait que pousser à son terme la logique du “diviser pour régner” mise en place avec le putting-out system.

2.2. Une analyse ambiguë de la notion d’efficience technologique

Selon Marglin, "(...) la concentration des travailleurs dans les fabriques fut une

conséquence logique du putting-out system (un résultat (...) de ses contradictions internes) dont le succès a peu de rapport avec la supériorité technologique des machines de production à grande échelle” (p. 84). S'il restait à l'ouvrier à domicile le

contrôle de son processus de travail, c'est-à-dire qu'il pouvait choisir librement la durée et surtout l'intensité de son effort, cette liberté lui fut enlevée par la fabrique. "La clé du

130 L'auteur va même jusqu'à comparer les avances sur salaire à une drogue, cf. ibid., p. 79 : "Wages

advances were to the capitalist what free samples of heroin are to the pusher: a means of creating dependence. It is of little moment that one was a legal and the other a physiological dependence. Both represent an addiction from which only the exceptionally strong-willed and fortunate escape."

131C’est peut être d’ailleurs notamment grâce à cette maîtrise du procès de production par les mineurs

que la reprise en 1994 des houillères de Tower Colliery, en Grande Bretagne, par ses ouvriers après qu’elles eurent fait faillite en tant qu’entreprise capitaliste est une réussite; cf. Charbons Ardents, film de Jean-Michel Carré, 2000.

succès de la fabrique, comme celle de son inspiration, était la substitution du capitaliste au contrôle du processus de production par l'ouvrier; la discipline et la surveillance pouvaient et ont réduit les coûts sans être technologiquement supérieures” (p. 84,

souligné par l’auteur). Remarquons que s’il est d’accord avec l’idée défendue par Marglin selon laquelle la question de l’organisation du travail doit être séparée de celle de la technologie, Braverman considère toutefois que la discipline et la surveillance ne suffisent pas pour garantir un contrôle total sur le procès de travail.

Marglin considère "qu'une méthode de production est technologiquement

supérieure à une autre si elle produit plus d'output avec les mêmes inputs. Il n'est pas suffisant qu'une nouvelle méthode de production procure plus d'output par jour pour qu'elle soit technologiquement supérieure. Même si le travail est le seul input, une nouvelle méthode de production peut nécessiter plus d'heures de travail, ou un effort plus intensif, ou des conditions de travail plus difficiles, dans un tel cas elle fournirait plus d'output pour plus d'input, et non pour le même niveau” (p. 64). De leur côté, les

économistes néoclassiques considèrent qu'une méthode de production est technologiquement efficiente "s'il n'existe aucune alternative technologiquement

supérieure. Elle est inefficiente si une alternative supérieure existe. Par conséquent, pour un produit donné, il peut exister plus d'une méthode de production technologiquement efficiente (...) Mais si l'on regarde l'efficience et la supériorité technologique du point de vue de l'économie dans son ensemble, ces concepts se réduisent, sous certaines conditions, à la supériorité et l'efficience économique. Sous les hypothèses typiques de concurrence parfaite et universelle, la méthode de production technologiquement efficiente est celle qui coûte le moins, et la réduction du coût est un indice de supériorité technologique. La relation entre le coût minimum et l'efficience technologique est purement logique, elle ne dépend pas du tout du réalisme des hypothèses du modèle. D'autre part, la pertinence de l'identification de l'efficience technologique à l'efficience économique dépend absolument de l'applicabilité des hypothèses du modèle de concurrence au développement du capitalisme. A propos de ce point crucial, le développement du capitalisme requiert nécessairement la dénégation, la non réalisation, des hypothèses de la concurrence parfaite” (p. 65).

Marglin refuse la conception néoclassique de la supériorité technologique. Il veut montrer que le passage du putting-out-system à la fabrique ne s’explique pas par des raisons de supériorité technologique. Le système de fabrique n'aurait pas permis de fournir plus de produit pour les mêmes inputs, mais plus d'output grâce à plus de travail. En apparence, l'efficacité est supérieure mais elle est payée par un travail additionnel non rémunéré. Landes [1986] rejette ce point de vue et considère qu’il faut non pas comparer différentes techniques de production en termes d’inputs physiques mais en termes de coût. Il écrit (p. 594) : “Un changement de technique qui substitue du travail

permettant d’atteindre le même output à un coût plus faible, ne peut être saisi par ce cadre conceptuel”.

La discipline et la surveillance ont été, selon Marglin, un moyen pour les capitalistes d'allonger la durée journalière de travail et l'intensité de l'effort productif des ouvriers. La hiérarchie provoque un transfert de revenu en faveur des profits. Ce n'est pas le processus productif qui est plus efficient, c'est le processus d'exploitation. Le capitaliste obtient, en effet, un plus grand surplus uniquement au détriment du travailleur car celui-ci doit livrer un effort plus intense et non payé, et ceci sans modification au moins à l’origine de la technologie. Puisque le capitaliste ne paie pas cet input additionnel, les coûts unitaires moyens de production baissent : c'est pourquoi il s'agit, en apparence, d'une efficacité supérieure. Mais en réalité, le produit supplémentaire est payé par l'effort additionnel non rémunéré du travailleur.

Ces commentaires critiques sur la conception néoclassique de la notion d’efficience technologique demeurent toutefois ambigus, Marglin semble en effet hésiter entre une conception purement réelle, voire même en termes d’unités physiques, et une approche plus “monétarisée” de la technologie, qu’il qualifie “d’économique”.132

Pour Gintis [1976]133, la prise en compte de la dichotomie entre travail et force de

travail sera à même d’éclairer ces difficultés conceptuelles.

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