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Une justification de l’autorité et de la hiérarchie

La réponse du courant dominant au défi radical

3. Hiérarchie et autorité dans la théorie des coûts de transaction : vers une théorie de la relation d’emploi comme monopole bilatéral

3.1. Une justification de l’autorité et de la hiérarchie

Outre les critiques déjà mentionnées à l’encontre de la théorie de la production en équipe, notamment sur la question de la non séparabilité, Williamson, Wachter et Harris entendent montrer, par l’étude des vertus comparées de trois formes contractuelles alternatives, que la relation d’emploi ne peut pas impliquer une renégociation incessante du contrat de travail ainsi que le supposent Alchian et Demsetz. Par ailleurs, opposés aux radicaux “segmentationistes”, les travaux notamment de Harrison et de Wachtel et Betsy sont cités comme représentants de ce courant, Williamson et al. reprennent très largement à leur compte l’ouvrage de Doeringer et Piore. Ce dernier serait donc le point de bifurcation entre la théorie de la segmentation et la théorie des coûts de transaction. L’essentiel de cet article consiste en une réinterprétation en termes d’efficience des “faits stylisés” contenus dans le livre de Doeringer et Piore.

Il est en outre utile de mentionner ici le passage du texte de Williamson et al. sur la technologie qui montre que ces auteurs n’ont pas été indifférents vis-à-vis du défi radical. En effet, à l’instar de ces derniers qui, refusant le déterminisme technologique stricte de la théorie néoclassique, ont montré la nécessité de traiter les aspects organisationnels indépendamment de la technologie pour comprendre le fonctionnement de la firme, Williamson et al. ouvrent leur réflexion sur une section consacrée spécialement à cette notion. Ils entendent démontrer “que les problèmes intéressants de

l’organisation du travail impliquent l’étude des transactions et de la contractualisation et, excepté dans un sens idiosyncrasique, ne tournent pas principalement autour de la technologie” (Williamson et al. [1975], p. 252).278

Pour cette raison, les auteurs estiment que les indivisibilités en termes de capital physique et informationnelles ne permettraient pas de comprendre les raisons pour lesquelles le marché interne se substitue au marché externe. De même, ils considèrent que les non séparabilités, mises en avant par Alchian et Demsetz, (outre la critique de Williamson dont nous avons déjà rendu compte) ne sont pas en elles-mêmes pertinentes pour comprendre le problème de la mesure des productivités marginales. En effet, en

277 cf. Williamson [1971]. Il est intéressant de remarquer que la théorie des contrats incomplets de

Grossman, Hart et Moore suivra le même itinéraire théorique : ces auteurs s’intéresseront tout d’abord à l’intégration verticale puis, parmi d’autres préoccupations, se tourneront vers la question de la spécificité du rapport employé-employeur; cf. troisième partie de cette thèse.

l’absence de deux variables importantes de l’approche transactionnelle que sont l’opportunisme et “l’information impactedness”279 (littéralement : encastrement de

l’information), les difficultés posées par les non séparabilités disparaissent.

Reprenant Doeringer et Piore sur la spécificité des compétences, Williamson et

al. fondent toute leur analyse de la relation d’emploi à partir de la notion de “tâche

idiosyncrasique”. Celle-ci, mise en relation avec les trois autres notions que sont l’opportunisme, l’information impactedness et la rationalité limitée, permettrait de voir l’entreprise comme un espace d’action collective privée, où l’autorité et la hiérarchie des postes et des rémunérations permettraient d’atteindre l’efficience.

La notion d’idiosyncrasie des tâches repose à la fois sur les éléments d’apprentissage informel, mis en avant par Doeringer et Piore, et sur la singularité et l’incommunicabilité de l’information individuelle que Hayek [1945], formalisant l’un des principaux arguments autrichiens contre la planification centralisée280, a pointé du

doigt lors de sa réflexion sur la dispersion du savoir dans la société. Williamson et al. considèrent que les tâches idiosyncrasiques résultent de quatre facteurs : 1) des équipements non-standardisés, 2) des particularités du procès de production, 3) des arrangements informels entre les travailleurs d’une même équipe et 4) de la singularité de l’information circulant au sein d’une firme donnée. Ces idiosyncrasies, qui mettent en avant des éléments opposés à la dépossession des travailleurs par le management de la connaissance du processus de production que dénonce Braverman, vont placer le salarié en position de force vis-à-vis de son employeur. En effet, les connaissances spécifiques, dont chaque employé dispose de manière privée, peuvent ne pas être utilisées pour servir l’efficience. Étant opportuniste, chaque agent peut être tenté de l’utiliser de manière privative pour promouvoir ses propres intérêts. En particulier, Williamson et al. écrivent que “le danger est que les employés de l’entreprise (incumbent employees) accumulent l’information pour leur propre avantage personnel

et s’engagent dans une série d’échanges monopolistiques bilatéraux avec le management - au détriment à la fois de la firme et des autres employés” (Williamson et al. [1975], p. 257, souligné par nous). Cette idée de la relation d’emploi comme

monopole bilatéral, où l’employé fait courir un risque de hold-up à l’organisation, sera au cœur de la théorie des contrats incomplets quinze ans plus tard (cf. troisième partie de cette thèse).281 Il faut en outre remarquer que la problématique est inversée par

279 cf. Williamson [1975], p. 31 et suiv.

280 sur les débats des années 1930 sur la planification centralisée, cf. Maucourant [1993], Palermo [1998]

et Milonakis [2000].

281 Zylberberg [2000] (p. 23) propose un modèle simple qui rend compte du pouvoir de hold-up de

l’employé. Une telle configuration suppose que les coûts de formation sont entièrement supportés par l’employeur. La situation se complique et peut être inversée si de tels coûts sont supportés par l’employé.

rapport aux radicaux. À travers l’idée d’exploitation, ces derniers mettaient en exergue l’excès de pouvoir dont jouit le management sur les salariés dans l’entreprise capitaliste. Les auteurs néoinstitutionnalistes quant à eux entendent au contraire montrer les inconvénients d’un trop grand pouvoir de l’employé.

Cette approche conduit par ailleurs à un renouvellement de la notion de concurrence sur le marché du travail. Bien que ne souscrivant pas littéralement à l’idée dualiste d’une stricte séparation entre marché interne et marché externe, l’analyse de Williamson et al. montre que le fait même de nouer des contrats sur un marché concurrentiel peut mener, dans les cas où des idiosyncrasies sont présentes, à des situations de type monopolistes. Williamson [1975] désigne ce passage d’une situation mettant en scène un grand nombre de contractants potentiels à un petit nombre d’acteurs, ayant acquis un “first mover advantage” par le capital humain spécifique qu’ils ont accumulé en participant à la production de l’entreprise, par la notion de “transformation fondamentale”. Il résume cette idée comme suit : “lorsque

l’opportunisme est joint à une condition de petit nombre (sic), la situation d’échange est grandement transformée. Tous les types de difficultés associées à l’échange entre des monopoleurs bilatéraux (...) apparaissent. Le dilemme transactionnel que cela pose est le suivant : il est dans l’intérêt de chaque partie de rechercher les termes qui lui sont le plus favorables, ce qui encourage les démarches opportunistes et le marchandage. Les intérêts du système, au contraire, sont promus si les parties peuvent être reliées d’une manière qui permet d’éviter à la fois les coûts de négociation et les coûts indirects (...) qui sont générés durant le processus” (Williamson [1975], p. 27).282 Face au risque

d’opportunisme post-contractuel de la part de l’employé que produit une telle transformation, quel est le type de contrat le plus à même de promouvoir l’efficience?

Les auteurs montrent qu’en raison de la rationalité limitée des agents, des contrats contingents complets ne permettent pas de répondre aux besoins spécifiques de la relation d’emploi. De même, compte tenu des effets d’apprentissage et de l’accumulation dans le temps par les employés d’un savoir spécifique, la renégociation permanente de contrats de très court terme ne semble pas non plus capable de faire face aux comportements monopolistes des salariés. La relation d’autorité, telle que Simon [1951] la définit, semble au contraire à même de dépasser certaines limites posées par les deux autres types de contrats. En effet, en raison de l’incomplétude du contrat de travail, lequel repose sur l’acceptation de l’autorité de l’employeur par l’employé pour décider au fur et à mesure des tâches à accomplir, les problèmes posés par la rationalité

Rajan et Zingales [1998] (cf. chap. 2, partie 3 de cette thèse) montrent que, dans ce second cas, l’employeur devra proposer un contrat qui garantit à l’employé un accès exclusif aux actifs de la firme.

282 Ces idées trouveront un cadre conceptuel plus précis dans ce que Klein, Crawford & Alchian [1978]

limitée pour écrire un contrat complet disparaissent. De même, la relation d’autorité étant un contrat de long terme, les coûts associés à la renégociation permanente tendent à être fortement diminués. Toutefois, les comportements opportunistes ne semblent pas pouvoir être supprimés par l’autorité seule. Deux éléments, mis en avant notamment par Doeringer et Piore, permettent de dépasser ces difficultés : l’aspect collectif des négociations salariales et de la production, et la hiérarchie des postes et des rémunérations.

Les risques d’exploitation de leur position monopoliste par les individus, au détriment de l’ensemble de l’organisation, dans la négociation individuelle des salaires sont éliminés lorsque les négociations ont lieu au niveau collectif, par le truchement des syndicats. En outre, les auteurs insistent sur le pouvoir de police qu’exerce la discipline de groupe sur l’opportunisme individuel. Reprenant Chester Barnard283, dont s’est

inspiré Simon à propos de la notion de zone d’acceptation de l’autorité, Williamson et

al. estiment que tant que les ordres ne sont pas considérés comme extravagants, le

groupe exerce une fonction disciplinaire contre l’insubordination individuelle284,

laquelle est alors considérée comme une atteinte à l’intérêt collectif. En effet, pour Barnard les individus sont conscients que leur intérêt, tant collectif qu’individuel, dépend de l’efficience de l’organisation. Celle-ci étant tributaire de la bonne exécution des ordres, à moins qu’ils ne s’écartent de la zone d’acceptation, le groupe exercera une fonction disciplinaire contre les comportements d’insubordination individuelle. Baudry [1999] a montré que Williamson place la relation d’autorité285 au fondement de

l’entreprise dès 1975, mais ce n’est que dans son ouvrage de 1985 et dans une contribution de 1991 qu’il approfondira ses réflexions. L’originalité de la conception williamsonienne de l’autorité, selon Baudry, reposerait sur son aspect double : si l’on retrouve bien l’idée hobbésienne d’une abdication par les individus de leur liberté en faveur d’une autorité extérieure, laquelle émanerait du sommet de la hiérarchie, l’idée lockéenne d’une libre adhésion serait aussi fortement présente. Cette vision de l’autorité proviendrait de l’influence de Barnard qui “retient (...) une conception consensuelle de

l’autorité, et plus généralement du contrat, les individus adhérant aux buts d’une organisation à condition bien entendu qu’ils en retirent un bénéfice net” (Baudry

[1999]). La notion de zone d’acceptation de l’autorité, “variant en fonction de

l’adhésion plus ou moins forte des individus à l’organisation interne” (ibid.), que

Williamson et al. retiennent pour comprendre le pouvoir disciplinaire du groupe, met

“l’accent (...) sur l’aspect horizontal de la coordination via l’autorité” (ibid.). La

283à propos de l’influence de Barnard sur Williamson, cf. Williamson [1996], chap. 2. 284 sur les pressions de groupe, voir aussi Williamson [1975], p. 48.

285 Baudry remarque au passage que l’autorité et la hiérarchie ne sont pas clairement différenciées chez

subordination du salarié à son employeur serait donc volontaire286 et “finalement, sans

le dire vraiment explicitement, Williamson semble adhérer à la théorie de “l’équilibre de l’organisation” développée par Barnard dans son ouvrage de 1938, théorie selon laquelle les individus, pour accepter l’autorité, feraient un calcul entre la contribution fournie et la rétribution perçue” (ibid.).

Les possibilités de promotion qu’offrent la hiérarchisation des postes et des rémunérations pour inciter à la coopération active et à l’effort et pour limiter l’opportunisme viennent compléter la discipline de groupe. Williamson et al. notent que le fait de dire à l’employé d’effectuer telles ou telles tâches ne suffit pas pour que celles- ci soient effectuées correctement. Il est nécessaire que les agents s’engagent dans une “coopération accomplie” (consummate cooperation).287 Ce type de comportement est

sanctionné positivement au moyen de la hiérarchie. Les ports d’entrée dans l’entreprise étant situés plutôt au bas de la hiérarchie, “les positions plus élevées (...) sont pourvues

par la promotion interne dans la mesure du possible. Cette pratique (...) lie les intérêts du travailleur à la firme d’une manière continue. Étant donnés ces liens, le travailleur regarde la promotion interne comme le principal moyen d’améliorer sa position. La pratique de restriction des entrées aux emplois des échelons inférieurs et de promotion interne a des implications intéressantes en termes d’évaluation. Elle permet aux firmes de se protéger contre les individus faiblement productifs, qui autrement se feraient passer avec succès pour des candidats ayant une productivité élevée, en intégrant les employés à des positions basses puis en les élevant par la garantie de l’expérience. De plus, les employés qui ont été promus à tort puis “démasqués” plus tard, et donc privés de promotions internes subséquentes, sont incapables de passer dans une nouvelle organisation sans pénalité” (Williamson et al. [1975], p. 273-274). Les auteurs

précisent que les restrictions aux ports d’entrée seraient inutiles si les marchés étaient capables de réaliser correctement cette fonction d’évaluation. Ils ajoutent : “les

avantages de la hiérarchie dans ces circonstances sont particulièrement grandes si ceux qui sont les plus familiers avec les caractéristiques d’un agent, habituellement son superviseur immédiat, effectue aussi l’évaluation” (ibid.).

L’autorité et la hiérarchie, qui fondent l’organisation pour ces auteurs, seraient une réponse à la présence d’idiosyncrasies, lesquelles conduiraient à une multiplication

286 Notons toutefois que, pour Williamson, les règles juridiques viennent aussi soutenir l’autorité. En

outre, au-delà de cette vision consensualiste, cet auteur reconnaît à travers sa notion d’opportunisme que le conflit reste présent dans l’organisation. De ce point de vue, selon Baudry, cette approche aurait de nombreux points communs avec l’analyse stratégique des organisations développée par Crozier et Friedberg.

287 Williamson [1975] (p. 37 et suiv.) développe aussi la notion “d’atmosphère” dans le travail. Pour un

des situations de monopole bilatéral, et permettraient d’éviter les inconvénients (opportunisme accru de la part du salarié) du monopole bilatéral et d’en conserver les avantages (coopération accomplie des salariés et donc investissements importants en capital humain idiosyncrasique). C’est pourquoi, Baudry [1999] écrit que “en définitive,

pour Williamson, le marché interne du travail représente une réponse institutionnelle au problème de l’opportunisme et encourage un comportement coopératif de la part des employés”.

Reconnaissant, à la suite des radicaux, que les rémunérations puissent ne pas correspondre parfaitement avec les caractéristiques productives des individus au niveau des ports d’entrée, les auteurs considèrent en revanche que l’évolution des salaires en fonction des postes permet aux travailleurs d’anticiper, compte tenu du principe de promotion fondé sur le mérite productif, que les différences de talent et de propension à coopérer seront en tendance récompensées. C’est en ce sens que la hiérarchie interne à l’entreprise est considérée comme orientée vers la réalisation de l’efficience. Il faut ici remarquer, compte tenu des difficultés auxquelles se sont heurtés les radicaux vis-à-vis de la notion d’efficience, que ce n’est pas hasard si Williamson et al. ont attaqué Doeringer et Piore sur ce thème et ont finalement “récupéré” et intégré leur analyse au

mainstream. Toutefois, ainsi que le reconnaissent les auteurs à la fin de leur article, leur

analyse est incomplète dans la mesure où ils se sont uniquement intéressés aux gains et non aux gains nets de la hiérarchie. Si les radicaux avaient tendance à ne retenir que les inconvénients de la hiérarchie, cette approche proposée par les néoinstitutionnalistes a tendance pour sa part à n’en montrer que les qualités.288 Mais si ces inconvénients

proviennent sans doute de présupposés d’ordre politique, il ne faut pas non plus sous- estimer les difficultés théoriques liées à la question de l’efficience. Ainsi que le montre Ménard [1990] dans le sixième chapitre de son ouvrage, outre les nombreux critères d’efficience interne à l’organisation qu’il est possible de construire, il est aussi nécessaire de prendre en compte des “critères d’efficence globale” pour comprendre la réussite ou l’échec de telle ou telle forme organisationnelle. Cette imprécision, de part et d’autre, dans la définition de la notion d’efficience aura sans aucun doute permis au débat de prendre place.

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