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La contribution de Kenneth J Arrow : une approche complexe de l’autorité

La réponse du courant dominant au défi radical

2. La contribution de Kenneth J Arrow : une approche complexe de l’autorité

Faisant allusion au contexte dans lequel l’œuvre de Hobbes fut écrite, Kenneth J. Arrow265 [1974] écrit que “les époques qui ont mis en cause l’autorité ou au moins des

autorités particulières ont eu tendance à examiner les fondements et la nécessité de

264 Ce qui est le cas puisque, chez Alchian et Demsetz [1972], le droit à la totalité du résidu est supposé

inciter optimalement "l'agent central".

265 Kenneth J. Arrow est né dans la ville de New York en 1921. Il commence tout d’abord des études de

mathématiques à l’université de Columbia puis se tourne vers l’économie en 1941, sous l’influence de Harold Hotelling. Il fera notamment partie de la Cowles Commission de 1946 à 1949, sous la direction de Tjalling Koopmans et Jacob Marschak. En poste à Harvard depuis 1968, il enseigna à Stanford les dix- neuf années précédentes. Il recevra le prix Nobel, conjointement avec J. Hicks, en 1972 pour “leur contribution pionnière à la théorie de l’équilibre général et à la théorie du bien-être”. Mais Arrow est aussi connu pour ses travaux sur les choix collectifs, la théorie de l’information et des incitations, la théorie du risque et la théorie des organisations.

l’autorité” (p. 78). Ce texte ayant été écrit au cœur de la période d’agitation étudiante de

la fin des années 1960, il est peu douteux que son auteur soit conscient d’écrire dans un contexte social particulier et de donner sa propre réponse à certaines revendications anti- hiérarchiques : “La mise en question de l’autorité peut conduire dans un cas extrême à

réaffirmer son importance, et même à l’exalter de façon hystérique, ou à la refuser et à l’écarter complètement dans l’autre cas extrême que créent les tendances antinomiques et anarchisantes. Une réaction modérée consiste cependant à affirmer qu’il est nécessaire d’être responsable, qu’il faut des systèmes dans lesquels l’autorité joue son rôle fonctionnel, mais où elle soit soumise par ceux qui la subissent à des actions correctives. De toute façon, l’autorité est souvent mauvaise ; on perçoit clairement le besoin de contrôler, d’obliger l’autorité à rendre compte. Dans la tradition anglo- américaine le pouvoir est entouré de suspicions de cette sorte. On a noté au cours des

dernières années plus de méfiance qu’à l’accoutumée” (p. 79-80, souligné par nous). Un peu plus loin, après avoir brièvement discuté la thématique, soulevée dans les années 1930, de la responsabilité des entreprises vis-à-vis de leurs actionnaires, il ajoute que cette question “a fait place aujourd’hui à des revendications plus radicales de

responsabilités vis-à-vis des autres membres de l’entreprise - les travailleurs et les clients. Depuis longtemps maintenant, les syndicats de travailleurs ont dans une certaine mesure altéré la structure de pouvoir au sein de l’entreprise à l’aide des comités de grève et de règlements de travail. De nombreux critiques de gauche, n’ayant pour la plupart aucun lien direct avec le monde du travail, pensent que ce processus n’est pas allé assez loin, que les conditions de travail et les relations d’autorité dans le travail elles-mêmes provoquent des distorsions personnelles et sociales” (ibid., p. 81-

82). À travers cet ouvrage, l’auteur a donc, parmi d’autres objectifs, celui de donner une réponse modérée aux revendications de l’extrême gauche en examinant les moyens pour accroître la responsabilité du pouvoir dans les grandes organisations.266

Ce livre que Kenneth Arrow a consacré à l’organisation en 1974 reprend des conférences prononcées en 1970 et 1971. Il mérite d’être mentionné ici pour plusieurs raisons. Il témoigne tout d’abord de l’intérêt nouveau pour les questions liées à l’organisation interne de l’entreprise et en particulier pour la notion d’autorité dont ont fait preuve, au début des années 1970, les auteurs les plus orthodoxes. En outre, malgré la précocité de sa rédaction, il est possible d’affirmer que ce texte répond au défi radical tel que ce dernier commençait à se manifester au sein du monde universitaire américain. L’auteur effectue plusieurs allusions au mouvement anti-hiérarchique qui traversait alors la société nord américaine, ainsi qu’en témoigne la citation précédente. Enfin, cet auteur, qui écrit approximativement au même moment qu’Alchian et Demsetz, ne cherchera pas à nier la singularité de l’organisation. Au contraire, il pose notamment la

problématique de l’autorité, sur laquelle nous mettrons l’accent, en des termes très proches de ce qui deviendra le programme de recherche néoinstitutionnaliste sans pour autant abandonner le paradigme d’une économie régulée par des marchés concurrentiels. Pour Arrow, à la suite de Coase [1937], l’organisation se distingue du marché en ce qu’elle coordonne les actions individuelles au moyen de l’autorité. Les organisations compléteraient le marché car 1) elles permettraient de remédier aux défaillances informationnelles du système des prix et 2) elles permettraient à ce système lui-même de fonctionner. En situation d’incertitude, l’information, considérée comme une ressource rare, serait coûteuse au niveau individuel et l’organisation, capable de capter les gains de l’action collective267, permettrait de réduire ces coûts dans certaines limites.

Il considère l’autorité comme “nécessaire pour réaliser la coordination des activités des

membres de l’organisation” (ibid., p. 84). Voyant en Hobbes un précurseur, cet outil

permettrait selon Arrow d’économiser sur la transmission et le traitement de l’information.

L’auteur considère donc l’autorité comme une notion centrale, il écrit au début du quatrième chapitre : “La prédominance de l’affectation autoritaire est l’une des

caractéristiques les plus répandues des organisations. De manière presque universelle, quelle que soit la taille de l’organisation, des décisions sont prises par quelques individus et exécutées par d’autres. Le domaine sur lequel s’exerce une autorité peut être limité; celui qui reçoit des ordres à un niveau donné peut avoir son propre domaine d’autorité. Mais, entre ces limites, donner et recevoir des ordres, voir quelqu’un dire à quelqu’un d’autre ce qu’il doit faire, est une pièce essentielle du mécanisme de l’autorité” (Arrow [1974], p. 75). On retrouve ici la définition de Simon où l’autorité de

l’individu A sur l’individu B, c'est-à-dire le fait que A dise à B ce qu’il doit faire, s’exerce dans une certaine zone d’acceptation268. Toutefois, si Arrow reconnaît l’aspect

volontaire de la soumission de l’employé à travers la signature libre du contrat de travail, il admet aussi l’existence d’une contrainte dans l’acceptation de l’autorité et donc dans la définition de l’étendue de celle-ci. En effet, il écrit : “Bien entendu, le

domaine de cette autorité sera en général limité par les dispositions du contrat, et, plus

fondamentalement, par la liberté que l’employé aura d’abandonner son emploi. Mais

puisque l’exercice de cette liberté est généralement coûteux, le domaine de cette autorité n’est pas insignifiant” (ibid., p. 77, souligné par nous). Cette idée du caractère

endogène au système économique de la capacité de l’employeur à contraindre l’employé sera relativement absente des travaux néoinstitutionnalistes et ce n’est qu’avec le

267De ce point de vue, Arrow est d’accord avec Alchian et Demsetz.

268Arrow considère que l’acceptation de l’autorité revêt dans une certaine mesure un caractère religieux :

“l’acceptation de toute autorité est un transfert, et vient de l’Autorité suprême des croyances religieuses”

développement de la théorie du salaire d’efficience au cours des années 1980, notamment par les radicaux, qu’elle sera pleinement prise en compte. En outre, cette citation montre qu’Arrow dépasse la conception simonienne dans la mesure où le domaine d’exercice de l’autorité peut ne pas dépendre totalement de l’acceptation volontaire de la part de l’individu qui la subit. On retrouve ici l’idée marxienne, reprise par les radicaux, selon laquelle la subordination de la main d’œuvre dépend de l’étendue des possibilités d’échapper à l’organisation de la production capitaliste. L’autorité est donc pour cet auteur ambivalente, elle est à la fois acceptée et imposée. C’est pourquoi Arrow défend aussi l’idée selon laquelle l’organisation serait à la fois un lieu de coopération et de conflit.

L’objectif de Arrow consiste à trouver un “équilibre raisonnable” (p. 83) entre autorité et responsabilité. Étant donnés les différences d’information d’un agent à un autre et les intérêts divergents entre les individus composant l’organisation, l’autorité s’opposerait au consensus. Autrement dit, outre l’économie des coûts d’information qu’elle permettrait, elle serait aussi un moyen d’économiser sur les coûts de négociation inhérents à la prise de décision collective et de palier les risques d’échec de la coordination. Telle serait pour cet auteur la valeur de l’autorité. Toutefois il note que

“la valeur de l’autorité ne garantit aucunement son existence et sa viabilité” (ibid., p.

89). Il conviendrait donc de s’interroger sur les modalités de son accomplissement. Arrow reconnaît, à l’instar des radicaux notamment, que les principales sanctions dont dispose l’autorité sont l’embauche et le licenciement269. Toutefois, ces

sanctions ne seraient pas suffisantes pour assurer l’obéissance des subordonnés. Les récompenses et les peines ne serviraient en fait qu’à en faciliter l’exercice. En effet, l’auteur estime que, compte tenu de son aspect coûteux, le contrôle270 à lui seul

annulerait les avantages de l’autorité s’il n’était relayé par un autre principe. Celui-ci consisterait en un savoir-commun de l’idée selon laquelle l’autorité implique l’obéissance : “l’autorité est viable dans la mesure où elle est le nœud d’espoirs

convergents. Un individu obéit à l’autorité parce qu’il pense que les autres obéiront. (...) Autrement dit, le rôle fonctionnel de l’autorité (...) joue un rôle, mais un rôle seulement, en garantissant l’obéissance. Ce rôle fonctionnel n’aura d’influence que si, en réalité, l’autorité est visible et si on croit que les autres la respecteront” (ibid., p.

269 Il note que “les décisions de l’autorité sont respectées en raison des peines que l’on encourt dans le

cas contraire” (Arrow [1974], p. 89).

270 Arrow remarque par ailleurs que le contrôle ne peut à lui seul suffire pour soutenir l’autorité puisqu’il

nécessite lui-même des organisations ayant elles-mêmes recours à l’autorité. C’est le principe de la délégation d’autorité. Ce paradoxe du contrôle qui consiste en une mise en abîme n’a à notre connaissance pas vraiment été développé par d’autres auteurs, si ce n’est par Alchian et Demsetz lorsqu’ils se demandent “qui contrôlera le contrôleur ?”.

92). Au delà de l’acceptation volontaire et de la contrainte, l’autorité parviendrait donc à assurer l’obéissance parce qu’elle serait une convention271 (l’auteur n’emploie toutefois

pas ce terme). Chaque individu membre d’une organisation obéirait parce qu’il pense que les autres obéiront aussi, et il pense que les autres pensent qu’il obéira, etc.

Les dernières pages de l’ouvrage de Arrow, qui fourmillent d’allusions plus ou moins explicites aux désordres et revendications de la “nouvelle gauche” américaine272,

sont consacrées à la responsabilité de l’autorité. Une telle responsabilité, selon l’auteur, serait souhaitable pour deux motifs. Tout d’abord, pour une raison fonctionnelle : compte tenu de l’incertitude et de l’imperfection de la diffusion de l’information, les erreurs sont possibles. Il devrait dès lors exister un dispositif permettant de remédier à de telles erreurs et de contrevenir le cas échéant à l’autorité. En second lieu, en écho aux discours de la jeunesse d’alors sur l’aliénation, Arrow considère qu’“être soumis à une

autorité contre laquelle il n’existe pas de recours finit par faire perdre le respect de soi et par atrophier l’autonomie du comportement ; et ainsi que nous le rappelle la célèbre remarque d’Acton, celui qui détient une autorité irresponsable en paie le prix. Ainsi, même si la responsabilité était nuisible à la fonction d’organisation, il y aurait une raison de l’introduire en termes de valeurs individuelles” (ibid., p. 93-94). Il ajoute un

peu plus loin que “le sentiment d’avoir affaire avec un pouvoir absolu, irresponsable

peut avoir des conséquences nocives sur les performances des subordonnés” (ibid., p.

97). L’auteur reste toutefois très prudent et ne propose par vraiment de réforme organisationnelle pour accroître la responsabilité de l’autorité car il remarque que “si

toute décision de A doit être examinée par B, il y a alors véritablement passage de l’autorité de A à B et par suite, le problème originel n’a pas de solution” (ibid., p. 101).

Arrow termine son livre par une dernière allusion à l’atmosphère insurgée qui régnait alors en convenant, avec Albert Hirschman [1970], que la désobéissance, par la crainte qu’elle suscite et à condition de demeurer exceptionnelle, pousse l’autorité à intérioriser la responsabilité. Il écrit : “L’autorité est sans doute nécessaire pour qu’une

organisation réussisse à atteindre ses objectifs, mais elle doit être responsable soit devant une forme de contrôle et de mise en cause, constitutionnellement prévue, soit devant les mouvements irréguliers et fluctuants de la désobéissance” (ibid., pp. 103-

104).

271Cette idée sera reprise par Dockès [1999] lorsqu’il affirmera l’existence d’une convention d’autorité

pour expliquer que les individus ne renégocient pas à chaque instant leur contrat de travail, contrairement à ce qu’affirmaient Alchian et Demsetz.

272 Par exemple, aux pages 102 et 103, l’auteur parle des désordres ayant eu lieu à l’université de

Harvard. Ainsi que nous l’avons indiqué en première partie de cette thèse, de nombreux membres fondateurs de l’Union for Radical Political Economy étaient étudiants, ou jeunes enseignants, dans cet établissement à la fin des années 1960 et au début des années 1970.

3. Hiérarchie et autorité dans la théorie des coûts de transaction : vers

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