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Le machinisme n’a pas produit la fabrique

L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

2.3. L’essor du système de fabrique

2.3.1. Le machinisme n’a pas produit la fabrique

Les analyses traditionnelles de l'émergence de la fabrique reconnaissent les avantages de la discipline et de la surveillance mais considèrent ces explications comme secondaires au regard du rôle joué par la supériorité technologique.134 La fabrique ne

132 Le Brighton Labor Process Group (BLPG) [1977] considère l’article de Marglin comme “un très bon

exemple de la confusion inutile qui peut être produite par l’absence des concepts théoriques de Marx” (p.

7). En effet, la subordination formelle, à laquelle renvoie le passage au système de fabrique dont parle Marglin, conduirait dans le schéma marxien à un accroissement de l’intensité du travail. Ceci permettrait dès lors d’économiser non pas le travail concret mais la force de travail que le capitaliste doit acheter, du fait de la réduction de la porosité d’une journée de travail. De ce point de vue, le procès de travail, en passant du putting-out system à la fabrique, devrait être considéré comme plus efficient en tant que processus de valorisation du capital. Mitchell & Watts [1985] considèrent pour leur part que Marglin utilise implicitement les catégories d’efficience quantitative et qualitative formalisées par Gordon [1976], mais cette dichotomie ne serait pas pertinente dès lors que l’on accepte de distinguer la notion de travail de celle de force de travail.

133 cf. sous-section suivante.

134 Leijonhufvud [1986] tentera, dans une perspective moins radicale que celle retenue par Marglin, de

serait alors que la simple réponse technologiquement efficiente à l'apparition des machines. Le développement de la production centralisée, impliquant obligatoirement une organisation hiérarchique, s'expliquerait par la supériorité technologique des grandes machines qui, en raison de leurs besoins en eau et en vapeur, devaient nécessairement se concentrer à proximité des sources d'énergie nouvellement domestiquées. Pour Marglin, l’analyse de Coase135, qui voit la firme capitaliste comme

le moyen non pas de subordonner les travailleurs mais d'économiser les coûts de transactions sur le marché, s’insérerait dans la vision “technologiste”.

Une idée importante pour la thèse de Marglin est que le machinisme n’aurait pris son véritable essor qu’à la suite de la fabrique.136 Il rapporte en effet que la tentative

précoce de Wyatt-Paul de mise en œuvre d'une production mécanisée fut un échec pour des raisons d'organisation de la force de travail (indiscipline, absentéisme...). Cet exemple illustre, pour Marglin, l'affirmation selon laquelle la fabrique n'est pas le résultat du machinisme. Par ailleurs, les succès du filage et du tissage industriels n'auraient pas non plus découlé d'une quelconque supériorité technologique, mais plutôt de raisons organisationnelles. En effet, de nombreuses années après l'apparition de la fabrique, les techniques du filage de la laine et du tissage n'avaient pas évolué. Elles demeuraient identiques à celles en vigueur dans l'industrie domestique. Le filage et le tissage en fabrique étaient devenus prédominants dès le début du XIXème siècle. Les ouvriers étaient rassemblés et surveillés dans des manufactures où les techniques de production étaient les mêmes que dans des ateliers artisanaux.

Ces vastes manufactures rassemblées ne se seraient pas maintenues si l'entrepreneur n'y avait pas trouvé son profit. La source de ce dernier ne pouvait résider, semble-t-il, dans la supériorité technologique. Au contraire celle-ci n'a pu véritablement se développer qu'une fois généralisé le système de fabrique. Le grand atelier ne serait ainsi qu'une étape de transition entre le système domestique et la fabrique mécanisée. Les grands changements technologiques, qui ont eu lieu au XIXème siècle, n'ont pas été des causes indépendantes de la fabrique. Bien au contraire, “les formes particulières

que prit le changement technologique ont été modelées et déterminées par l'organisation en fabrique” (Marglin [1974], p. 89). Du côté de la demande, les

capitalistes fournissaient un marché aux inventions et aux améliorations des machines existantes. Du côté de l'offre, le système des brevets était peu incitatif tant que la production se faisait dans des maisons dispersées. Il était très difficile de détecter et de réprimer les fraudes sur les brevets. En revanche, les droits de l'inventeur étaient plus

135 cf. Marglin [1974], p. 84, note n° 46.

136 Landes [1986] (pp. 606-612) tentera au contraire de contredire Marglin en montrant, par de nombreux

exemples, comment les nouvelles inventions, notamment les machines, auraient selon lui conduit à la fabrique.

faciles à sauvegarder si la production se concentrait dans les fabriques. Celles-ci permettaient d'orienter plus sûrement l'activité inventive vers le marché le plus rémunérateur.

Marglin remarque que le système de la fabrique peut être alors pensé comme fournissant un climat plus favorable pour l'innovation. Mais ceci n'implique aucunement la supériorité technologique. L'auteur ajoute un peu plus loin : " Il n'y a aucune raison a priori selon laquelle la société ne pourrait pas rémunérer les inventeurs par d'autres

moyens” (p. 90).137 C'est parce que le système des brevets serait tombé dans les mains

des capitalistes les plus puissants, et aurait favorisé ceux qui avaient des ressources suffisantes pour payer les licences, qu'il serait devenu le principal mode institutionnel de rémunération des inventeurs.

Ce ne serait donc pas le machinisme qui aurait produit la fabrique mécanisée, mais l'entreprise capitaliste qui aurait engendré l'utilisation étendue des machines. Le changement technique serait donc conditionné par les formes institutionnelles, elles mêmes déterminées par les luttes sociales.

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