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L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

3.2. Les formes du pouvoir de l’employeur sur les salariés

3.2.2. Hiérarchie et influence

L’autre élément à prendre en compte dans l’analyse de la relation d’emploi et du conditionnement de la main d’œuvre concerne la division hiérarchique du travail. Si les conclusions weberiennes, notamment dans Économie et Société, d’une hiérarchie comme moyen d’assurer la transmission des directives du haut vers le bas et de faire remonter l’information dans le sens inverse ne sont pas niées, elle sont toutefois jugées insuffisantes par Gintis. Une telle approche fonctionnelle des règles ne tiendrait en effet pas compte des implications organisationnelles de l’éventualité de leur violation et des conflits qu’elles peuvent faire naître. La structure de l’autorité bureaucratique qui caractérise les firmes capitalistes modernes doit donc être traitée comme “le produit

d’une dynamique historique qui ne peut être expliquée dans ses grandes lignes qu’en termes de lutte des classes” (Gintis [1976], p. 44). En outre, le comportement des

que celle-ci soit suivie ou non. Il reste un très large espace d’indétermination qui peut être partiellement comblé, selon Gintis, en ayant recours à la notion d’influence161.

Celle-ci agira directement sur les représentations des individus, sur leur état d’esprit ou même leur conscience (consciousness)162. L’auteur adopte ici une méthodologie

clairement interdisciplinaire en empruntant des outils à la fois à la sociologie et la psychosociologie.

Gintis entend donc montrer que l’organisation structure la conscience des travailleurs. Les objectifs des individus ne sont en effet pas donnés mais dépendent en particulier de l’environnement organisationnel. Chaque individu est influencé par les autres membres de la firme. L’auteur définit trois “idéaux-types” d’influence :

1) l’influence par le supérieur hiérarchique correspond aux cas où le salarié intègre les buts de son superviseur;

2) l’influence par le subordonné correspond au contraire aux situations où le comportement d’un individu est affecté par les désirs et les objectifs de ses subordonnés;

3) l’influence horizontale renvoie à celle qu’exercent les pairs sur le comportement individuel.

Il estime que “les structures qui mettent l’accent sur l’influence supérieure et

minimisent l’influence horizontale et subordonnée conduisent davantage aux profits”

(Gintis [1976], p. 45), c'est-à-dire à une meilleure extraction du travail hors de la force de travail.163 En mettant en place la stratégie du “diviser pour régner”, le capitaliste va

chercher à diviser les salariés entre eux pour limiter les effets de cohésion de groupe fondés sur une expérience commune de travail. Le processus de production va donc être standardisé de manière à rendre les performances facilement mesurables, les tâches seront fragmentées et compartimentées de manière à créer des espaces de responsabilité individuels distincts les uns des autres.

La question de la légitimité des supérieurs hiérarchiques est aussi de toute première importance : il s’agit non seulement de mettre en avant les savoir-faire personnels mais aussi de favoriser l’identification des subordonnés à leur chef à partir de critères de race, de sexe, d’âge, mais aussi à partir de critères comportementaux et

161 Gintis invoque ici les réflexions de Simon dans Administrative Behavior.

162 Nous utiliserons par la suite la traduction littérale du terme de “conscience” employé par Gintis tout

en ayant à l’esprit que ce vocable ne renvoie pas à la “conscience de classe” développée par la tradition marxienne.

163 Cette idée d’une “extraction” du travail hors de la force de travail par le capitaliste lorsqu’il “fait

travailler” le salarié, comme le mineur extrait du charbon hors d’une mine, est la définition radicale de l’exploitation, laquelle ne renvoie pas à une théorie de la valeur mais doit être “montrée” telle qu’elle se manifeste dans la réalité.

sociologiques comme la manière de parler et de se présenter. Le prestige des supérieurs permettra aussi d’asseoir leur autorité par des rémunérations élevées, des privilèges et des distinctions vestimentaires symboliques. Les individus seront choisis pour assumer des fonctions dans la hiérarchie s’ils ont su montrer une faible identification vis-à-vis de leurs camarades de travail et de leurs subordonnés. L’idée de la nécessité pour le capitaliste d’une légitimation de la division hiérarchique du travail conduit en outre Gintis à introduire la notion d’idéologie. Les normes culturelles en vigueur dans la société mais aussi des normes spécifiquement créées dans l’entreprise et son environnement seraient utilisées par le discours de légitimation de la structure hiérarchique de l’organisation. Outre les outils concrets destinés à extraire la plus value, la mise à exécution de l’échange de travail nécessiterait un discours spécifique, vecteur d’une idéologie au service des intérêts de l’employeur. Toutefois, l’auteur remarque que les sociétés capitalistes modernes possèdent pour la plupart un système politique qui repose sur les valeurs d’égalité formelle et de démocratie représentative. L’entreprise hiérarchique capitaliste représenterait l’antithèse de cet idéal démocratique et requerrait dès lors des mécanismes de légitimation spécifiques. Cette idée d’une incompatibilité radicale entre capitalisme et démocratie sera au cœur de l’essai de philosophie politique que Bowles et Gintis publieront dix ans plus tard164.

Gintis écrit en guise de synthèse que le capitaliste va donc “organiser les tâches

de manière à minimiser la solidarité des travailleurs entre eux et créer des conditions de travail sur différents niveaux hiérarchiques lesquels minimisent les expériences communes et donc les possibilités d’identification d’intérêt des travailleurs. (...) [Des] aspects majeurs de la production capitaliste, que l’économie néoclassique traite en termes d’efficience neutre, sont en fait conditionnés par la nature de classe du procès de production, à travers le besoin de structurer les types d’influence” (ibid., p. 45).

Gintis ajoute, à l’instar des autres contributions radicales, que ce besoin de modeler la conscience des salariés en vue d’extraire la plus-value “entre directement en conflit

avec les normes de l’efficience sociale dans la production” (ibid.). 3.2.3. L’inefficience du contrôle hiérarchique

Pour Gintis, comme pour Braverman et Marglin, il y aurait donc une contradiction entre efficience et contrôle. Les ressources utilisées pour limiter l’influence horizontale et inférieure seraient gaspillées. Le contrôle, s’il permet bien d’accroître les profits, ne favoriserait pas les gains de productivité. C’est ce qu’écrit Gintis de manière imagée : “l’employeur peut augmenter la part de gâteau qui revient

au capital et au management en réduisant la taille du gâteau à un niveau moindre de

son maximum. Les travailleurs gagneraient à réorganiser la production en vue d’accroître l’output, la satisfaction au travail et les salaires. Ils pourraient en effet compenser le capitaliste pour ses pertes tout en se trouvant dans une situation meilleure - mais bien entendu, une fois qu’ils auraient le pouvoir, il n’y aurait aucune raison pour qu’ils procèdent à une telle compensation” (ibid., p. 51). De ce point de vue,

l’organisation capitaliste de la production ne serait pas Pareto-efficiente car il serait théoriquement possible d’améliorer la situation de tous (au sens du critère de Kaldor).

Cette contribution de Gintis est donc remarquable pour plusieurs raisons. Elle est peut être l’une des tentatives radicales de théorisation et de synthèse sur la question de la relation d’emploi la plus poussée et la plus aboutie de cette période. En outre, l’auteur énonce, à partir d’un cadre d’analyse marxien, des problématiques, telles que la question de l’incomplétude du contrat de travail ou le principe du salaire d’efficience, qui seront formulées à la même période par le courant néoinstitutionnaliste. De ce point de vue, cette contribution peut être considérée comme jetant les bases du rapprochement qui interviendra entre une partie des auteurs radicaux et le mainstream durant les années 1980. Toutefois, l’essai d’une compréhension totalisante, à la manière de Marx, de l’organisation hiérarchique de la production capitaliste conduit l’auteur à un certain syncrétisme. La richesse intuitive de l’analyse de Gintis se paie donc par un éparpillement théorique certain. Les travaux ultérieurs de cet auteur ne consisteront pas à rendre plus cohérente cette approche, que l’on peut qualifier de pluridisciplinaire, mais au contraire témoigneront d’un resserrement sur un petit nombre de variables et d’un abandon des éléments les plus éloignés de la méthodologie standard.165 Enfin, l’idée

défendue par Gintis, à l’instar des travaux portant sur la segmentation du marché du travail (cf. chapitre suivant), selon laquelle la division hiérarchique du travail ne s’appuie pas sur des différences de productivité, donc des différences liées aux savoir- faire, mais sur des différences plus larges telles que le sexe, la race, l’âge etc. servira de fondement à la tentative par Bowles et Gintis [1977] d’une révision de la théorie marxienne de la valeur. Il s’agit de rejeter la thèse défendue par Marx selon laquelle le travail complexe n’est qu’un multiple du travail simple166 et de prendre en compte

pleinement son hétérogénéité. La valeur ne serait dès lors plus un scalaire mais un

165 D’autres auteurs, à l’instar de William Lazonick dont l’œuvre fait preuve d’une remarquable

continuité, reprendront de manière très poussée tant sur le plan historique que théorique l’étude marxienne du développement du capitalisme en insistant sur les aspects sociologiques, culturels et politiques de la subordination du travail au capital; cf. Lazonick [1978], [1979], [1981a], [1981b], [1983] et [1991].

166Cette hypothèse reposerait selon Bowles et Gintis sur l’idée selon laquelle les différents travaux ne se

distingueraient les uns des autres que sur la base de différences de productivité, lesquelles seraient fondées sur des différences de savoir-faire. C’est précisément ce que rejette la théorie de la segmentation.

vecteur et plusieurs taux d’exploitation différents pourraient coexister dans une même économie.

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