• Aucun résultat trouvé

La théorie de la segmentation du marché du travail

2. La théorie radicale de la segmentation du marché du travail

1.2. La formation des marchés internes

1.2.3. Concurrence et ségrégation

Finalement, bien qu'ils n'utilisent pratiquement pas les termes de hiérarchie, d'autorité et de pouvoir, et ceci en dépit du fait que ce qu'ils nomment la structure des emplois ou des postes (job structure) renvoie bien, au moins en partie, à la hiérarchie formelle de l'organisation, Doeringer et Piore ont fournit un cadre conceptuel différent de l'approche standard à partir duquel les auteurs radicaux ont pu développer leurs propres analyses. En outre, il est utile de remarquer que le fait que ces auteurs aient consacré un très long chapitre aux discriminations raciales sur le marché du travail n'a pas été pour rien dans l'influence qu'ils ont exercée sur les radicaux et ce surtout lorsque l'on songe à l'impact qu'a pu avoir le Mouvement des Droits Civiques sur la jeune gauche américaine d'alors.

Au moment où l'approche dominante, à travers notamment les travaux de G. Becker, s'était récemment dotée des moyens analytiques lui permettant d'aborder de telles questions, Doeringer et Piore estiment que ces analyses en termes de concurrence s'avèrent inadéquates pour un tel objet d'étude. En effet, ces nouvelles analyses considèrent que la discrimination raciale à l'égard de la population Noire doit être comprise comme un comportement monopoliste de la part des Blancs, lesquels maximisent rationnellement leur bien être. Dès lors, l'élimination de cette discrimination accroîtrait la concurrence, ce qui selon le paradigme dominant permettrait d'aboutir à un état plus efficient que le précédent. Doeringer et Piore insistent au contraire sur les déterminants institutionnels de la discrimination raciale. Ils remarquent que ce ne sont pas simplement les intérêts des "Blancs" contre ceux des "Noirs" qui conduisent à la

monopolisation des emplois par les Blancs sur les marchés internes : la discrimination raciale est aussi produite et reproduite par le comportement des employeurs lorsque ceux-ci minimisent les coûts de recrutement et de formation. Doeringer et Piore remarquent donc que, contrairement à ce que suggère l'approche dominante qui présuppose une certaine harmonie sociale, l'abolition des discriminations raciales peut conduire à diminuer l'efficience économique des marchés internes en raison des coûts qu'elle ne manquera pas d'imposer en termes de sécurité d'emploi et d'opportunités de promotion à la main d'oeuvre déjà titulaire des postes sur les marchés internes. Autrement dit, l'accroissement de la pression concurrentielle sur le marché du travail, inhérente à des pratiques non discriminatoires sur le plan racial, conduirait à dégrader la situation des insiders au profit des outsiders.185 Ces auteurs suggèrent donc que

l'abolition de la ségrégation raciale sur le marché du travail jugée très difficile en pratique, en raison de son immersion dans des pratiques et des institutions dont le rôle est crucial pour un bon fonctionnement des marchés internes, n'est pas souhaitable au nom d'une quelconque amélioration anticipée ou espérée de l'efficience économique mais parce qu'elle est une fin en soi dont le coût mérite d'être assumé sans contrepartie.

2. La théorie radicale de la segmentation du marché du travail

L'année 1973 est particulièrement riche en publications pour le courant radical dans son ensemble et en particulier pour la théorie de la segmentation du marché du travail qui, d'une part, a fait l'objet d'une rubrique spéciale dans les Papers and

Proceedings de l'American Economic Association publiés par l'American Economic Review186 et, d'autre part, a donné lieu à Harvard à une conférence qui n'est, semble-t-il,

pas passée inaperçue et dont les principales contributions sont contenues dans l'ouvrage édité par Edwards, Gordon et Reich en 1975.187 Ces derniers adoptent un point de vue

historique et considèrent d'emblée que la segmentation du marché du travail, c'est-à-dire la persistance de divisions objectives très marquées entre les travailleurs américains, indépendantes, ceteris paribus, de considérations productives, est le résultat d'un processus particulier correspondant à une étape du développement du capitalisme :

"Nous définissons la segmentation du marché du travail comme le processus historique par lequel les forces économico-politiques encouragent la division du marché du travail en des sous marchés, ou segments, séparés '...)" (Edwards, Gordon & Reich [1973], p.

359).

185 Cette analyse n'est finalement pas si éloignée de celle réalisée par le courant dominant. 186 cf. Edwards, Gordon & Reich [1973], Vietorisz & Harrison [1973] et Piore [1973].

187 D’autres contributions à cette conférence, comme celle de Wachtel [1974] sur les effets de la

D'un point de vue analytique, ces auteurs distinguent quatre processus de segmentation : 1) segmentation entre secteurs primaire et secondaire; 2) segmentation à l'intérieur du secteur primaire; 3) segmentation raciale et 4) segmentation sexuelle. Ces deux derniers cas ont fait l'objet de très nombreuses contributions comme par exemple celles de Kessler-Harris [1975], Stevenson [1975] ou Blau [1975], toutes trois contenues dans l'ouvrage de Edwards, Gordon & Reich [1975], pour les études consacrées aux discriminations sexuelles. Les travaux consacrés aux divisions raciales sont encore plus nombreux et l'on peut par exemple mentionner la contribution de Baron [1975] mais il faut surtout citer les travaux de M. Reich, qui aboutiront en 1981 à la publication d'un ouvrage intitulé Racial Inequality : a Political-Economic Analysis, et de D. Gordon, notamment son livre de 1972. Ces deux auteurs ont débuté leur carrière comme assistants de recherche auprès de Doeringer et Piore188 dont l'ouvrage de 1971

comporte un chapitre entier consacré à ce sujet. M. Piore approfondira d'ailleurs ses recherches dans cette voie et s'intéressera aussi à l'immigration189.

C'est probablement à propos de la segmentation à l'intérieur même du secteur primaire que les changements théoriques les plus notables ont eu lieu vis-à-vis de l'approche duale. Edwards, Gordon & Reich [1973] distinguent, à l'intérieur du secteur primaire, les emplois "subordonnés" des emplois "indépendants" : "Les emplois

primaires-subordonnés sont routiniers et encouragent les caractéristiques personnelles de dépendance, de discipline, de bonne réaction aux règles et à l'autorité et d'acceptation des objectifs de la firme. (...) En revanche, les emplois primaires- indépendants encouragent et requièrent les qualités de création, de résolution des problèmes, d'initiative (...). Le turnover volontaire est élevé et la motivation et l'accomplissement individuels sont fortement récompensés" (p. 360). Bien qu'il ne soit

pas considéré comme un auteur radical, c'est notamment à Piore [1973] et [1975] que l'on doit ce perfectionnement.

Il n'utilise toutefois pas les termes d'emplois "subordonnés" et "indépendants" mais fait référence à ceux d'étage "supérieur" et "inférieur". L'étage du haut est composé d'emplois correspondants à des postes managériaux ou d'expertise (professional). Ils sont beaucoup mieux rémunérés, leur statut est davantage valorisé et ils offrent de meilleures opportunités de promotion que les postes de l'étage du bas. Bien que par certains aspects (les modèles de mobilité et de turnover, l'absence de règles administratives formelles etc.) les postes de l'étage supérieur ressemblent à ceux du secteur secondaire, la mobilité et la rotation des postes, au niveau supérieur, est assimilée à de l'avancement. Concernant l'informalité des règles, dans le second secteur,

188 cf. Doeringer & Piore [1971], (p. v); Edwards, Gordon & Reich [1982], (p. 244, note 6) et Reich

[1992], (p. 449).

les relations entre travailleur et superviseur sont personnalisées alors que, à l'étage supérieur, elle sont incarnées par des codes de conduite intériorisés. En outre, alors que l'éducation formelle semble toujours plus ou moins négligée dans le reste de l'économie, compte tenu notamment de l'importance de l'apprentissage sur-le-tas, elle est un prérequis essentiel pour être employé au niveau supérieur et joue le rôle de barrière à l'entrée. Enfin, le contenu du travail, au niveau supérieur, est beaucoup plus varié que celui des postes de l'étage inférieur et donne une marge très importante pour la créativité et l'initiative individuelles.

Bien qu'il ne le cite pas, Piore rejoint ici en tout point Braverman dans sa description de la séparation entre la conception et l'exécution du processus de travail. Toutefois, il s'en éloigne dans les explications, ou même les justifications, qu'il donne à ces différences de caractéristiques entre emplois supérieurs et inférieurs. En effet, alors que Braverman, à l'instar des autres auteurs radicaux, met l'accent sur les aspects historiques de l'organisation du processus de travail, Piore privilégie le rôle de la technologie, dont les aspects déterminants sont pour lui la standardisation, la stabilité et la certitude de la demande pour le produit. Par la suite, bien que pour la plupart d'entre eux ils ne partagent pas ses vues sur la déqualification continue de la main d'oeuvre, les auteurs radicaux, et en particulier R. Edwards, partageront un schéma explicatif proche de celui de Braverman pour appréhender l'évolution de l'organisation du travail dans la firme. De même, Edwards, Gordon & Reich [1973] estiment que "les divisions

présentes du marché du travail sont mieux comprises à partir d'une analyse historique de leurs origines" (p. 360).

Nous présenterons tout d’abord les travaux d’Edwards, Gordon et Reich sur l’histoire longue afin de mieux cerner la place de la contribution de Stone [1974], qui sera exposée dans la section suivante. Enfin, il sera possible d’aborder l’essai de systématisation et de synthèse, portant sur l’évolution des systèmes de contrôle internes à l’entreprise capitaliste, proposé par Edwards [1979].

2.1. Edwards, Gordon et Reich : un détour par l'histoire longue de

Documents relatifs