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Choix technologique, organisation sociale et histoire

L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

2.3. L’essor du système de fabrique

2.3.5. Choix technologique, organisation sociale et histoire

La théorie néoclassique, quant à elle, ne permettrait pas d'envisager de solutions alternatives et efficientes à la hiérarchie capitaliste. En effet, celle-ci ne distinguerait pas l'organisation technique et l'organisation sociale de la production, ou bien elle ferait comme si la relation entre les deux n'était que bijective. Cependant il n'y aurait selon Marglin aucune raison pour qu'une technique de production ne soit pas applicable de plusieurs façons différentes quant à son organisation sociale.147 Dès lors, la hiérarchie

capitaliste ne serait ni la seule organisation possible de la production, ni forcément la plus efficiente. Ainsi, Rosier [1975] insiste sur la distinction entre processus physique et

145 pour une étude approfondie sur la diffusion du moulin hydraulique, cf. Dockès [1986].

146 Les travaux historiques de Dockès [1979] sur l’esclavage et de Dockès & Rosier [1983], [1987],

[1988] sur l’Histoire longue s’inscrivent dans la même approche que Marglin. Pour une discussion sur Théorie et Histoire, cf. Dockès & Rosier [1988] et [1991b].

processus social de fabrication. Il écrit : "Finalement, dans l'analyse du processus de

travail, on doit donc très nettement distinguer entre :

- d'une part, le processus physique mis en œuvre ou procédé de fabrication qui, lui, peut être défini "objectivement" sur le plan purement technique;

- d'autre part, le processus social qui est employé précisément pour la mise en œuvre opérationnelle du procédé de fabrication lequel implique la définition d'un nombre déterminé d'opérations de conception et d'exécution matérielle.

La répartition de ces différentes opérations en tâches élémentaires et leur distribution entre des travailleurs déterminés (...) n'est pas une opération technique qui serait déterminée de façon univoque par la connaissance de l'ensemble des tâches (pour qu'il s'agisse d'une opération technique, il faudrait précisément qu'elle soit totalement déterminée une fois connu le procédé de fabrication), mais une opération sociale susceptible de recevoir plusieurs solutions. Le choix entre celles-ci est déterminé, d'une part, par les capacités actuelles des travailleurs disponibles (élément lui-même influencé par le facteur suivant), d'autre part et principalement, par la nature des

rapports sociaux dont la reproduction impose des exigences spécifiques à chaque mode

de production. C'est ainsi qu'une société de classes tend à maintenir une division hiérarchique et élitiste entre le travail de direction et le travail d'exécution, le travail intellectuel et le travail manuel, etc., et à présenter celle-ci comme une nécessité immanente à la production, voire à la "nature humaine" (idéologie)” (ibid., p. 208,

souligné par lui).

D'autre part, Marglin tente d'imaginer ce que nos sociétés auraient pu devenir, si les capitalistes n'étaient pas parvenus à concentrer la main d'œuvre dans des ateliers. Dès lors, quel aurait été l'état actuel de développement technologique atteint par notre civilisation? À quoi ressemblerait le monde d'aujourd'hui si la technologie ne s'était pas tournée exclusivement vers la grande entreprise?

La thèse de Marglin a par conséquent deux implications :

(1) les luttes sociales, dont l'issue est a priori indéterminée, décident des formes particulières que prendra la technologie dans la suite de l'Histoire;

(2) le développement de la technologie est cumulatif et “dépendant du sentier” (path

dependent). Ainsi, le système des brevets, par sa nature même, aurait-il favorisé

exclusivement l'invention destinée aux firmes capitalistes, offrant à celles-ci un avantage concurrentiel qui venait en retour renforcer le système des brevets et donc un type particulier de technologie.

Il est dès lors concevable d'imaginer le développement et la persistance d'une technologie moins efficiente par rapport à d'autres qui auraient pu se développer à un moment de l'Histoire. L'état technique de notre civilisation ne serait donc qu'une forme particulière de développement résultant de l'instauration et du “verrouillage” (lock

in)148, initialement par la force, de l'organisation capitaliste de la production et du

système particulier de rémunération des inventions qui l'accompagne. Cette conception nous semble d’ailleurs compatible avec les approches ultérieures de B. Arthur et P. David. Néanmoins, en focalisant leur attention sur des événements mineurs, ces auteurs soulignent plutôt l'aspect aléatoire présidant à certains choix technologiques.149

Finalement, l’argument du “diviser pour régner” peut non seulement être appliqué à la division technique du travail mais aussi à la division des travailleurs entre eux en différents statuts, par exemple une distinction supervisé / superviseur. La période de l’encasernement aurait donc été permise notamment par des divisions statutaires. Le principe de Babbage ne serait par conséquent qu’un cas particulier de la stratégie du diviser pour régner. Celle-ci ne reposerait en fait sur aucun principe technique mais aurait des répercussions économiques importantes, et n’aurait d’autre justification que de satisfaire les intérêts de ceux qui la mettent en place en produisant un double effet sur le groupe qui la subit : 1) baisse de la valeur marchande de la main d’œuvre qui compose ce groupe et 2) difficultés à agir collectivement pour défendre les intérêts tant du groupe que des individus qui le composent.

De nombreux travaux radicaux ultérieurs, fortement marqués par cet article de Marglin, chercheront à illustrer les autres applications possibles de cette stratégie. Ceci sera probablement d’autant plus aisé que la définition de la stratégie du diviser pour régner est peu précise. Il en est ainsi notamment de l’institutionnalisation du racisme comme pratique permettant d’affaiblir les revendications ouvrières (Reich [1981]). Mais c’est sans doute la théorie de la segmentation150 qui a repris à son compte le plus

clairement cette idée. Les travailleurs seraient divisés non seulement par la division du processus de production mais ils seraient aussi divisés sur le marché du travail, lequel serait en fait segmenté (Edwards, Gordon & Reich [1982]). Dans de nombreux cas, la hiérarchisation des postes, requérant dans l’ensemble des qualifications limitées, et la mise en place de grilles de salaires ou du paiement à la pièce seraient des moyens de diviser artificiellement et de mettre en concurrence entre eux les salariés (Stone [1974]).

Enfin, il apparaît que Marglin entretient une confusion rhétorique : en réfutant les arguments traditionnels en faveur de la division technique du travail, c'est-à-dire la division du travail entre les salariés, il semble considérer que cette réfutation est aussi directement applicable à la division du travail entre employeur et employé, ce qui n’a rien d’évident. Cette confusion est renforcée par l’emploi indifférencié du terme “hiérarchie” pour désigner à la fois l’organigramme de l’entreprise et la relation d’emploi in abstracto. Ces confusions sémantiques perdureront jusque dans les années

148Marglin n’emploie pas ce terme.

149 cf. David [1985], et Foray [1989] et [1991] pour une vue d'ensemble. 150 cf. chapitre suivant pour des développements.

90 et seront partiellement résolues par la théorie des contrats incomplets mais aussi par les travaux radicaux des années 1980 sur la firme “démocratique”. En fait, les notions de pouvoir (utilisée initialement par les radicaux), de hiérarchie (utilisée à la fois par les radicaux et le mainstream), de relation d’emploi (utilisée par la théorie des coûts de transaction à la suite de Simon) et de relation d’autorité ou de subordination seront, ainsi que nous le verrons par la suite, utilisées de manière interchangeable durant près de vingt ans. Peut-être ce flou aura-t-il contribué aux échanges entre les deux courants tout comme le flou, ou en tout cas l’ambiguïté, est parfois indispensable à la diplomatie?

Les contributions de Braverman et Marglin ont centré leur analyse du processus de production sur une approche historique. Toutefois, d’autres travaux radicaux ont abordé cette thématique de manière plus déductiviste, c’est notamment le cas de l’apport de Herbert Gintis à la théorie de l’organisation du processus de travail que nous présentons dans la section suivante.

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

Contrairement à l’approche néoclassique de l’entreprise qui met l’accent sur des aspects purement techniques, Herbert Gintis [1976], dans l’une de ses contributions les plus marquées par l’analyse marxiste, considère plutôt que c’est la question de la lutte à laquelle se livrent travail et capital à propos du niveau du taux d’exploitation qui est centrale pour comprendre l’organisation capitaliste de la production. Il est remarquable qu’en revenant à la théorie marxienne, Gintis débouche sur une problématique de la relation d’emploi très proche, si ce n’est identique, à celle fondée sur l’opposition entre complétude du contrat d’échange “ordinaire” et incomplétude du contrat de travail, retenue par la théorie des coûts de transaction. Cependant, en dépit du fait que cet auteur se qualifie alors lui-même explicitement de “marxiste” et se réclame du Capital et des

Théories de la plus-value, il ne fait pas vraiment référence à la théorie de la valeur, si ce

n’est par l’utilisation des termes de “plus-value”.151 Ce néomarxisme, lequel peut se

décrire en premier lieu par sa divergence vis-à-vis de l’approche orthodoxe marxiste sur la question de la valeur, constitue l’une des singularités du courant radical. Une telle émancipation peut sans doute expliquer la congruence entre une partie des conclusions de Gintis, ou d’autres auteurs radicaux, et celles du courant néoinstitutionnaliste.

À l’instar de Braverman et Marglin, Gintis refuse le déterminisme technologique néoclassique parce que ce dernier tendrait à expulser l’analyse de l’organisation interne de la firme hors de la théorie : “l’analyse néoclassique du capitalisme se réduit à

151 La question de la valeur travail et de son hétérogénéité sera abordée de front par Bowles et Gintis dans

l’examen de relations marchandes entre des acteurs déterminés technologiquement et psychologiquement” (Gintis [1976], p. 36). Toutefois, si Coase et Simon figurent dans

la bibliographie de cet article, il faut d’emblée remarquer que celui d’Alchian et Demsetz [1972] n’y figure pas. Curieusement, Gintis n’en aurait pris connaissance que plus tard.152 Par conséquent, lorsque cet auteur se réfère à la théorie néoclassique de la

firme, il s’agit en fait exclusivement des travaux de Arrow et Hahn.

3.1. De la dichotomie travail / force de travail à l’incomplétude du contrat de

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