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Le taylorisme comme outil de déqualification et de subordination

L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

1.1. Le taylorisme comme outil de déqualification et de subordination

L’apport de Braverman consiste en une analyse de l’évolution de l’organisation du processus de travail depuis l’apparition de la grande entreprise jusqu’au moment où il écrit, c'est-à-dire le début des années 1970. Il s’agit pour lui de montrer que l’organisation moderne du travail, s’appuyant largement sur les principes tayloriens, dont les théories telles que celle des relations humaines ne feront ensuite que décliner

103souligné par l’auteur.

104 Le Brighton Labor Process Group [1977] (pp. 13-14) montre que le cadre d’analyse marxien ne mène

pas à un déterminisme technologique. Cette contribution peut être interprétée comme une tentative, de la part du marxisme orthodoxe, d’une prise en compte plus centrale qu’auparavant du rôle moteur de la lutte des classes, laquelle fut replacée sur le devant de la scène par les radicaux. Il s’agit donc là d’une réponse marxienne au défit radical.

les principes de base, a consisté en une destruction des métiers et en une tendance générale vers une déqualification de la main d’œuvre. Son analyse repose sur une distinction très claire entre technologie et organisation du travail. Il écrit (p. 77) : “le

taylorisme est une étape du développement des méthodes de direction de l’organisation du travail et non le développement de la technologie, dans lequel son rôle a été mineur”. Il s’agit de montrer que le contrôle du processus de production, et donc la

manière dont celui-ci est organisé, est au centre de l’évolution des rapports de production. De ce point de vue, la technologie apparaît surtout comme une ressource parmi d’autres pouvant être mobilisée d’une manière ou d’une autre pour permettre l’extraction de la plus value.

1.1.1. L’analyse des principes de l’organisation scientifique du travail

La distinction entre travail et force de travail conduit à admettre que l’intérêt du capitaliste consiste à obtenir le maximum de travail pendant le temps où est louée la force de travail. Braverman montre que, malgré la forme capitaliste du mode de production, ce que Marx désigne par la subordination formelle ne permet pas, à elle seule, aux propriétaires d’obtenir autant de travail qu’ils le désirent tant que subsistent les métiers, que Braverman semble assimiler à la notion marxienne de division sociale du travail. Il désigne sous le vocable de métier la connaissance et la maîtrise par un ouvrier d’une partie importante du processus de production de l’industrie dans laquelle il se trouve. En effet, même s’il ne possède pas les moyens de production, un ouvrier “de métier” contrôle le processus de travail grâce à ses connaissances et son savoir-faire, c'est-à-dire qu’il peut décider 1) de la manière dont il va organiser son propre travail et 2) de l’intensité de son effort. Dans un système capitaliste reposant uniquement sur la subordination formelle, laquelle permet déjà au propriétaire d’extraire la plus value absolue, l’employeur ne contrôle pas la quantité d’inputs de travail car il ne contrôle pas le procès de production. C’est d’ailleurs le constat de départ de Taylor qui considère, selon Braverman, que “les ouvriers qui ne sont contrôlés que par des ordres et une

discipline générale ne sont pas contrôlés comme ils le devraient, car ils conservent la responsabilité du processus de travail. Tant qu’ils contrôlent le processus de travail lui- même, ils contrecarrent tout effort pour réaliser la totalité du potentiel inhérent à leur force de travail” ( p. 88). La subordination réelle106 du salarié, qui permet notamment

106 L’analyse de Braverman peut être relue en utilisant la distinction marxienne entre subordination

formelle et réelle. Toutefois Braverman n’utilise pas vraiment cette distinction qu’il ne connaissait peut être pas car ces écrits de Marx n’étaient pas encore diffusés dans le monde anglo-saxon au début des années 1970. Selon M. Rubel (cf. Marx [1979], p. 364), Marx ferait allusion pour la première fois à la distinction entre subordination formelle et réelle dans les Plans et sommaires du “Capital” figurant dans les Grundisse, lesquelles n’ont été publiées en langue anglaise pour la première fois qu’en 1973 par

d’accroître la productivité du travail et donc la plus value relative107, suppose par

conséquent le contrôle par l’employeur du processus productif.

Le taylorisme apparaît alors comme la formalisation des moyens permettant de passer systématiquement d’une subordination formelle à une subordination réelle. On comprend dès lors pourquoi, pour Braverman, l’organisation scientifique du travail ne serait pas une science. Elle ne refléterait rien d’autre que la vision capitaliste des conditions de production108. L’o.s.t. est un système de contrôle car elle consiste à

décider à la place du salarié comment il doit travailler, il s’agit de réduire au maximum son pouvoir de décision. L’auteur écrit que le système de Taylor “donnait tout

simplement à la direction des entreprises le moyen de contrôler le mode de réalisation effectif de chaque activité, de la plus simple à la plus compliquée” (p. 81). L’œuvre de

Taylor ne serait selon Braverman qu’un approfondissement et une synthèse des réflexions engagées un siècle plus tôt par A. Smith sur la division du travail.

Loin de se résumer au calcul des temps et à la parcellisation des tâches, l’o.s.t. serait fondée sur trois principes :

1) le rassemblement et le développement des connaissances permet, par des études systématiques, de découvrir et d’imposer des méthodes plus rapides. Ceci implique la “dissociation du processus de travail et de l’art de l’ouvrier. (...) Le

processus de travail doit être rendu indépendant du métier, de la tradition et des connaissances de l’ouvrier. Désormais, il ne reposera plus du tout sur les capacités de l’ouvrier mais entièrement sur les pratiques de l’organisation du travail” (p. 99).

2) la séparation de la conception et de l’exécution, et la concentration de la connaissance entre les mains de la direction. Braverman considère ceci comme une

Martin Nicolaus chez Penguin Books. En outre, les quelques pages traduites par M. Rubel et J. Malaquais sous le titre “Subordination formelle et réelle du travail au capital”, et insérées par l’éditeur dans une partie intitulée “Matériaux pour l’“Économie” (1861-1865)” dans Marx [1979], ont été publiées pour la première fois en langue française en 1971 par l’UGE sous le titre “Un chapitre inédit du Capital”. On désigne communément ces pages comme le “6ème chapitre inédit du Capital”. C’est précisément cette édition française de 1971 que le collectif, signant sous le nom de Brighton Labour Process Group, utilisera dans un article, publié en 1977 dans Capital & Class, visant à reformuler de manière unifiée, à la lumière des notions de subordination formelle et réelle, les outils théoriques marxiens permettant d’appréhender le procès de travail. Nous ignorons la date exacte de la première publication en langue anglaise du “6ème chapitre”. Si elle a eu lieu, ce ne peut être qu’après 1977, c’est à dire bien après la publication du livre de Braverman.

107 cf Marx [1867], Livre 1, quatrième section, chap. 12.

108L’œuvre de Taylor ne serait que “le point de vue de la direction d’une force de travail récalcitrante

dans le cadre de rapports sociaux antagonistes. (...) Derrière ces lieux communs se cache une théorie qui n’est rien de moins que l’énoncé explicite du mode de production capitaliste” (p. 78).

rupture de l’unité du processus de travail, lequel tendrait alors à se déshumaniser. Cette idée d’une séparation entre conception et exécution, qui sera rapidement reprise par les théoriciens de la segmentation du marché du travail, ne doit pas être confondue avec la séparation du travail manuel et du travail mental car ce dernier est lui aussi sujet à la séparation entre conception et exécution. Selon Braverman, “non seulement les

travailleurs perdent ainsi le contrôle de leurs instruments de production, mais ils doivent maintenant perdre le contrôle de leur propre travail et de sa mise en œuvre” (p.

101).

3) l’utilisation de ce monopole du savoir pour contrôler à la fois chaque élément du processus de travail et son mode d’exécution. Ce contrôle est possible par la planification et le calcul préalable et systématique de tous les composants du processus de travail, “qui n’existe plus désormais en tant que processus dans l’imagination de

l’ouvrier, mais seulement en tant que processus dans l’imagination d’un groupe spécial organisant le travail” (p. 104).

Alors que jusqu’à la mise en place de l’o.s.t., “l’artisan était lié à la

connaissance technique et scientifique de son temps dans la pratique quotidienne de son métier” (p. 114), d’une part, l’ouvrier est ensuite dépossédé de cette connaissance et

tend donc au cours de sa propre histoire individuelle mais aussi de génération en génération vers la déqualification, d’autre part, il y a une transformation de la science elle-même en capital. L’idéal, que véhicule le taylorisme, d’un contrôle total du processus de production par la direction de l’entreprise conduit celle-ci à utiliser toutes les innovations productives fournies par la science. Ce n’est donc pas, selon ce point de vue, la technologie qui sépare la conception de l’exécution et donne à la production son aspect parcellisé mais c’est bien le capital qui, dans la lutte qui l’oppose au sein même de l’entreprise aux salariés pour en extraire le maximum de travail, organise ainsi la production et oriente la recherche scientifique et ses mises en application en fonction de ses propres objectifs. Dans cette optique, il n’y a donc pas de strict déterminisme technologique vis à vis de l’organisation du travail dans la firme capitaliste.

1.1.2. L’aspect systémique de la subordination

Les formes concrètes de l’organisation du travail ne résulteraient donc pas d’une quelconque contrainte d’ordre technologique mais résulteraient au du rapport de force entre travail et capital au sein de l’entreprise. Pourquoi ce rapport serait-il largement favorable au capital? Autrement dit, si les travailleurs n’ont pas intérêt à ce que soit mis en place une telle organisation et un tel contrôle, pourquoi ne peuvent-ils pas s’y soustraire? Braverman, fidèle à Marx, considère que les déterminants de la subordination ne sont pas purement micro-économiques mais résultent de l’aspect systémique du mode de production capitaliste. Autrement dit, il n’est pas possible de comprendre les raisons pour lesquelles le travailleur se soumet, au sein de l’entreprise, à

l’autorité de l’employeur en examinant le fonctionnement in abstracto d’une seule firme. L’entreprise capitaliste a pu mettre en place une organisation du travail modelée par l’idéal taylorien d’un contrôle total de la main d’œuvre parce qu’elle s’insère dans un environnement plus large, le mode de production capitaliste, qui lui en a donné les moyens.

Après avoir rendu compte des réactions fortes des ouvriers et notamment de leur comportement de fuite face aux nouvelles usines tayloriennes, Braverman écrit que “la

classe ouvrière ne se soumet progressivement au mode de production capitaliste et aux formes successives qu’il prend que dans la mesure où le mode de production capitaliste

conquiert et détruit toutes les autres formes d’organisation du travail et, avec elles, toute autre solution pour la population laborieuse” (p. 126, souligné par l’auteur). Il ajoute (pp. 127-128) : “l’adaptation apparente du travailleur aux nouveaux modes de

production résulte de la destruction de tous les autres moyens de gagner sa vie, de l’impact des marchandages de salaires (sic) qui permirent un certain élargissement des limites de subsistance de la classe ouvrière, du tissage du filet de la vie capitaliste moderne qui rend finalement tout autre mode de vie impossible”. A propos des

“marchandages de salaires”, Braverman fait ici allusion à Ford qui, étant le premier a avoir instauré de manière aussi poussée une organisation contrôlée du procès de travail, dut finalement se résoudre à plus que doubler le salaire journalier pour attirer la main d’œuvre. La subordination reposerait donc sur l’absence d’alternatives.

En outre, l’o.s.t. en se généralisant assoit les conditions de son bon fonctionnement. L’augmentation de la productivité du travail qu’elle produit tend à réduire l’embauche et à accroître les licenciements ce qui, si l’effet macroscopique de l’accroissement de la production et l’apparition de nouveaux secteurs ne se traduisent pas immédiatement par un accroissement de l’emploi, conduit au grossissement de l’armée industrielle de réserve et donc à la diminution des alternatives à l’o.s.t. et par conséquent à une subordination plus efficace des travailleurs employés. C’est ainsi que loin de se cantonner à l’atelier, cette forme d’organisation du travail, qui nécessite une importante activité de conception et d’organisation, a entraîné un très important travail de bureau, lequel a été lui-même progressivement organisé selon les principes tayloriens.

1.1.3. À propos de la déqualification

L’idée de déqualification que défend Braverman fera l’objet de vives critiques109, notamment en provenance des auteurs radicaux tenants de la théorie de la

109 cf. Burawoy [1978], Elger [1979], Hodgson [1994]; voir aussi le numéro spécial de juillet-août 1976

de la Monthly Review (“Technology, the labor process and the working class”) et le commentaire de Braverman (Braverman [1976]); lire enfin le symposium consacré par le Cambridge Journal of

segmentation du marché du travail. En effet, en défendant l’idée d’une tendance à l’homogénéisation de la force de travail, Braverman semblait souscrire à la théorie orthodoxe marxienne de la valeur, laquelle consiste notamment à rabattre toutes les formes différentes de travaux sur une notion unique de travail abstrait. De nombreux radicaux ont largement ignoré cette conception de la valeur précisément parce la théorie de la segmentation vise à montrer la perpétuation de fortes différences entre les travailleurs ne reposant pas sur des principes productifs, contrairement à ce que suppose Marx dans le passage du travail complexe au travail simple. Pour cette raison, Bowles et Gintis [1981] considèrent que marxistes et néoclassiques partageraient une même conception technologiste de la production où le travail ne serait considéré que comme la simple valeur d’usage de la force de travail.

Il s’agirait dès lors non pas d’abandonner la théorie de la valeur mais d’élaborer une théorie de la “valeur-travail” hétérogène (Bowles & Gintis [1977]) qui ne considérerait pas les pratiques sociales, culturelles et politiques comme secondaires au regard du rôle joué par la structure. Malgré cette critique forte à son encontre, l’ouvrage de Braverman sera tout de même considéré par beaucoup comme faisant partie de la théorie de la segmentation pour deux raisons. 1) Braverman aurait mis en avant l’un des clivages présents sur le marché du travail dans la dichotomie entre conception et exécution. 2) Son analyse très approfondie du taylorisme, considérée comme un exemple à suivre du point de vue de la “pratique théorique” car elle a su combiner une approche à la fois historique, empirique et analytique, est à l’origine d’un champ d’investigation à part entière sur le procès de travail.110 Une simple lecture des ouvrages

d’Edwards [1979] et d’Edwards, Gordon & Reich [1982] permet d’apprécier l’influence qu’a pu exercer Braverman sur ces auteurs.

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