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L’organisation du travail : un refus du déterminisme technologique

3. Vers une théorie radicale du processus de travail

1.2. À quoi servent les patrons?

De même, la question de l’assujettissement de la main d’œuvre est au cœur de l’article que Marglin [1971]111 a consacré au passage du système de travail à domicile

au système de la fabrique. Sa thèse principale consiste à montrer que, contrairement à ce que soutiennent à la fois la vulgate marxiste et l’analyse néoclassique, la fabrique ne se serait pas imposée en raison d’une quelconque supériorité technologique. Dans cet

Economics (vol. 3) aux analyses historiques du processus de travail en 1979 et introduit par Elbaum,

Lazonick, Wilkinson & Zeitlin [1979].

110 cf. Hashlam [1994].

111Il faut rappeler qu’au moment où il écrit “What do bosses do?”, c'est-à-dire en 1970 (cf. discussion

avec l’auteur), Marglin n’a pas lu Braverman car ce dernier ne publiera son ouvrage que quatre ans plus tard.

article, Marglin entend discuter la théorie néoclassique de la firme beaucoup plus directement que ne le fait Braverman.

Là où le mainstream ne voit qu’efficience, concurrence parfaite, transparence et supériorité technologique, Marglin tente de montrer qu’il s’agissait en fait plutôt d’exploitation, de monopole, “d’asymétrie d’information”112 et de contrainte. La

littérature économique, depuis A. Smith jusqu'aux néoclassiques contemporains, répondait et répondrait encore à la question “À quoi servent les patrons?”113 en avançant

des arguments d'ordre technique liés à la division du travail. Le patron remplirait une fonction nécessaire dont l'existence serait liée à la technologie, elle-même "exogène et

inexorable”.114 C'est cette dernière qui créerait la nécessité de la division du travail et

donc de la fonction patronale. Ces analyses considèrent que seules les technologies "efficientes" sont sélectionnées et mises en œuvre dans la production, en général par un processus marchand ou une "sélection naturelle" (théories évolutionnistes). L’une des tâches de Marglin, à l’instar de ce qu’effectue Braverman, va consister à tenter de dissocier la question de la technologie employée dans le procès de production de celle de l’organisation du travail. Alors que Braverman ne s’interroge pas explicitement sur le caractère “efficient” ou non de la sélection de telle ou telle technologie115, Marglin va

tenter de mettre en évidence que les moments décisifs de l’évolution du capitalisme ne sont pas liés à l’efficience technologique au sens néoclassique du terme mais à la lutte des classes. Il montre cette absence d’efficience sans avoir besoin de recourir pour autant à un argument équivalent à celui de la déqualification de la main d’œuvre.

Ainsi, selon l'approche traditionnelle, si la hiérarchie, telle que nous la connaissons dans l'entreprise capitaliste, s'est imposée au début du XIXème siècle, c'est qu'elle était plus efficace dans la production des richesses. L'organisation économique et sociale est alors considérée comme déterminée par la technologie. Par conséquent, la technique imposerait l'entreprise concentrée et l'entreprise concentrée supposerait la hiérarchie.

À travers une analyse qui prend en compte le temps historique, Marglin se propose de répondre à la question des origines de la hiérarchie en inversant cette causalité. Et si la division parcellaire du travail n'était pas apparue pour des raisons de

112Il n’emploie pas ces termes.

113C’est le titre que Marglin a lui même donné à la version française qu’A. Gorz publia en 1973. 114 Marglin [1971] p. 112.

115 On peut toutefois avancer qu’en défendant l’idée d’une détérioration du travail ouvrier au fil de la

progression de la prise de contrôle du processus de travail par les capitalistes, Braverman considère que le passage de la production reposant sur le métier à une production fondée sur l’o.s.t. n’est pas efficient au sens de Pareto. D’une manière générale, sa thèse de la déqualification continue revient à considérer que le capitalisme évolue de manière de plus en plus inefficiente.

supériorité technique mais pour permettre à une classe particulière de s'approprier une plus grande partie du surplus? Est-il possible que, dans les premières décennies du capitalisme, les patrons aient créé leur propre fonction en s'interposant entre le producteur direct et le marché? Marglin tente de montrer que le développement de la division parcellaire du travail, qui caractérise le putting-out system, et le développement de l'organisation centralisée, qui distingue le système de la fabrique, n'ont pas émergé originellement pour des motifs de supériorité technique. Seule une approche historique serait à même d’éclairer les motifs de l'avènement de l'entreprise moderne que nous connaissons aujourd'hui. C'est pourquoi cet auteur entend mettre en évidence l’aspect "endogène et résistible"116 de la technologie. Ainsi, les ouvriers auraient perdu le

contrôle du produit et du processus de production du fait de la lutte des classes. À l'origine, la fonction sociale de l'organisation hiérarchique du travail n'aurait que peu de rapport avec l'efficience technique. C'est pourquoi ces innovations, dans l'organisation du travail, n'auraient pas vraiment fourni plus d'output pour les mêmes inputs. Elles auraient surtout été introduites pour permettre au capitaliste d'obtenir une plus large part du produit aux dépens du producteur direct. C'est "seulement la croissance ultérieure de

la taille du gâteau qui a masqué l'intérêt de classe qui était à la racine de ces innovations" (Marglin [1971], p. 62). Selon Marglin, la fabrique serait apparue par la

force et le pouvoir pour des motifs liés à l'appropriation du surplus par une classe particulière, et ceci indépendamment de toute considération technologique.

Néanmoins, l'auteur ne nie pas la supériorité actuelle de cette forme organisationnelle. Il entend montrer que la hiérarchie capitaliste n'a pas toujours été technologiquement supérieure, mais qu'elle l'est devenue au cours de l'Histoire. En montrant que les patrons ne “servent à rien” tout en prélevant une large part du surplus, Marglin entend montrer concrètement l'exploitation sans même passer par la valeur et les prix. Cet auteur défend donc une thèse très radicale à partir d’une argumentation fondée sur la critique de la division du travail. Toutefois, nous verrons que cette approche pose des difficultés liées au fait que l’auteur fait comme si la division hiérarchique du travail entre employé et employeur devait être abordée de la même manière que la division dite “technique” du travail qui, comme l’a montré Braverman, n’est en fait pas liée à la technologie.

Pour Marglin, la question de l’absence d’un déterminisme technologique strict est liée aux fondements de la division du travail. Nous verrons dans la section suivante que cet auteur a cherché à montrer que la division du travail ne repose pas sur des impératifs d’ordre technique, contrairement à ce que stipule la vision traditionnelle inspirée par Adam Smith.

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