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Le modèle de salaire d’efficience néomarxien de Samuel Bowles [1985]

La transformation du courant radical

3. Une théorie micro-économique du pouvoir : l’échange contesté

2.1. Le modèle de salaire d’efficience néomarxien de Samuel Bowles [1985]

Bien que Milgrom et Roberts [1992] présentent la contribution de Bowles, publiée dans l’American Economic Review, comme un modèle marxien, il convient de signaler que, par les outils formels utilisés, il s’agit aussi d’un modèle en terme de salaire d’efficience, très proche par exemple des travaux de Shapiro et Stiglitz [1984]320.

Cet article de Bowles a tout d’abord fait l’objet d’un document de travail en 1981321

portant sur le chômage involontaire. Il intègre aussi les recherches très avancées de

319 (cf.) discussion avec Herbert Gintis.

320pour une présentation de ce modèle dit du “tire-au-flanc”, cf. Cahuc & Zylberberg [1996].

321 cf. Samuel Bowles “Competitive wage determination and unvoluntary unemployment: a conflict

Gintis et Ishikawa322. La participation de Bowles et Gintis, dont les premières réflexions

en la matière remontent à 1976, à l’élaboration de la théorie du salaire d’efficience est d’ailleurs explicitement notée par Akerlof323 et Yellen [1986]. L’originalité de la

contribution de Bowles [1985] réside donc principalement dans le fait qu’il tente de resituer des thématiques radicales, telles que l’inefficience de la technologie dans l’entreprise capitaliste ou la stratégie du diviser pour régner, dans un cadre standard. De ce point de vue, l’interprétation du modèle revêt un caractère crucial.

2.1.1. Les objectifs du modèle

L’auteur qualifie les approches d’Alchian et Demsetz et de Williamson324 de

“néo-hobbesiennes”. Si ces travaux s’intéressent bien à l’organisation sociale de l’entreprise, l’idée-clé de free riding sur laquelle ils reposent serait la “malfaisance”. Celle-ci donnerait lieu au problème hobbesien classique de réconciliation des comportements individuels égoïstes avec les intérêts du groupe. Bowles remarque que ces explications de la nature fonctionnelle de l’organisation hiérarchique du procès de production sont très proches de l’idée d’un État remplissant une forme de coercition socialement nécessaire. Cette analogie entre l’autorité du pouvoir politique et le pouvoir économique, que l’on trouve aussi chez Arrow, sera au cœur de l’ouvrage de Bowles et Gintis [1986]. Ils défendront l’idée selon laquelle l’autorité dans l’entreprise, à l’instar de l’autorité de l’État, ne doit pas être détruite mais contrôlée démocratiquement. Il s’agit ni plus ni moins de changer la source de l’autorité dans la firme, laquelle repose sur la propriété privée, et de passer à un contrôle politique décentralisé de l’organisation de la production325. Ainsi, l’accomplissement total de 1789, c'est-à-dire la promesse de

citoyens libres et égaux, passerait par le triomphe du politique dans la sphère économique. L’État démocratique n’est alors plus considéré comme l’instrument de la classe bourgeoise que dénonçaient les radicaux dix ans plus tôt, mais au contraire comme un modèle à appliquer à tous les niveaux de la société326.

322 Gintis et Ishikawa [1987], publié dans le second numéro du Journal of the Japanese and International

Economies, proposent un modèle de salaire d’efficience très sophistiqué, cet article existait dès 1983 sous

la forme d’un document de travail.

323Cet auteur semble relativement bienveillant à l’égard des radicaux et de l’approche institutionnaliste

du marché du travail puisqu’il cite à plusieurs reprises, dans ses divers travaux, tant Doeringer et Piore, Edwards ou Marglin que Bowles et Gintis ou Reich, Gordon et Weisskopf, cf. Akerlof [1984].

324 Il cite aussi Calvo et Lazear pour la théorie principal-agent.

325 Ces idées ne sont pas nouvelles et Bowles et Gintis reconnaissent d’ailleurs leur dette envers la

tradition socialiste française.

Bowles considère son approche comme marxienne car, fondée sur la distinction entre travail et force de travail, elle permettrait de saisir le caractère économique de la notion de classe. L’auteur, loin de nier l’importance du conflit hobbesien (c’est précisément pour cette raison que la thématique de l’anti-hiérarchie a été abandonnée), estime que la compréhension du processus de production dans tout système social passe avant tout par la prise en compte de la structure de propriété et du contrôle des moyens de production. L’originalité ici consiste à revendiquer la pertinence de l’approche marxienne pour l’analyse micro-économique.327 En effet, l’intention de Bowles est de

fournir un modèle cohérent visant à synthétiser les contributions radicales, notamment de Marglin, Lazonick, Braverman, Edwards, Gordon, Reich et Gintis, de manière à rendre compte de trois phénomènes mis avant jusque là séparément dans des travaux marxistes : 1) le rôle et la place de la technologie, 2) les stratégies du diviser pour régner et la hiérarchisation des salaires et des postes et 3) le rôle du chômage.

1) Les capitalistes sélectionnent des méthodes de production qui empêchent les améliorations en termes d’efficience productive afin de maintenir leur pouvoir sur les travailleurs. De ce point de vue, “les technologies utilisées dans une économie

capitaliste, tout comme la direction du changement technique, ne peuvent pas être considérées comme une solution efficiente au problème de la rareté mais plutôt, au moins en partie, comme l’expression d’un intérêt de classe” (Bowles [1985], p. 17).

2) “[Il] sera généralement dans l’intérêt des capitalistes de structurer les

échelles de salaires et l’organisation du processus de production de manière à nourrir les divisions entre les travailleurs, y compris en traitant différemment des travailleurs identiques du point de vue de leurs capacités productives” (ibid.).

3) “Le chômage involontaire est une caractéristique permanente du capitalisme

et est central pour la perpétuation de sa structure institutionnelle et de son processus de croissance. Dans une économie capitaliste, les marchés des produits et du travail ne fonctionneront pas de manière à éradiquer la familière “armée de réserve des chômeurs” de Marx. De plus, les politiques publiques visant à cet objectif seront incapables de maintenir le plein emploi” (ibid.).

Le point de départ de Bowles consiste à reprendre les réflexions sur la dichotomie entre le travail et la force de travail et à construire ce qu’il appelle la “fonction d’extraction”. L’auteur ne s’intéresse pas directement à l’extraction de la plus- value mais à l’extraction du travail lui-même hors de la force de travail. Il convient donc

327 Bowles précise que la théorie de la valeur travail n’est pas la préoccupation première d’une telle

micro-économie. Il s’agit plutôt de s’intéresser aux interactions entre les relations volontaires nouées sur le marché et les relations de commandement à l’œuvre sur le lieu de travail.

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