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La théorie de la segmentation du marché du travail

2. La théorie radicale de la segmentation du marché du travail

1.1. Le marché interne

Au centre de leur approche se trouve la notion de "marché interne du travail", elle est définie comme "une unité administrative (...) dans laquelle la fixation de la

rémunération et l'allocation du travail sont gouvernés par un ensemble de règles et de

revendiquée de manière provoquante par Lazear [1999] comme seule voie vers la scientificité en science sociale.

procédures administratives" (pp.1-2). Ce marché “interne”, appelé aussi marché

“primaire”, doit être distingué du marché “externe”, ou “secondaire”, sur lequel prix et allocations sont réalisés directement par les variables économiques.175 Ces deux

marchés sont interconnectés en des endroits bien précis où certains postes de travail jouent le rôle de ports d'entrée et de sortie du marché interne. Par conséquent, l'une des caractéristiques du marché primaire est que les postes de travail vacants sont pourvus, pour la plupart d'entre eux ou tout au moins en priorité, au moyen de la promotion interne ou du transfert de travailleurs déjà présents auparavant dans l'organisation. "Par

conséquent, ces emplois sont protégés des influences directes des forces concurrentielles du marché externe" (p. 2). Ceci implique que la force interne de travail

bénéficie, par l'intermédiaire des règles qui régissent la fixation des salaires et l'allocation des postes à l'intérieur de l'organisation, de droits et de privilèges qui ne sont pas disponibles pour les individus évoluant sur le marché externe : droits exclusifs sur les postes à pourvoir176 de manière interne, continuité de l'emploi, protection vis-à-vis

de la concurrence des autres travailleurs etc.

Le marché interne dépend de la rigidité des règles qui définissent ses limites et qui régissent la fixation et l'allocation des postes de travail : "si ces règles ne sont pas

rigides et répondent librement aux variations des conditions économiques, leur rôle économique indépendant sera minimal. (...) Si, au contraire, les règles sont rigides, elles vont interrompre ou transformer les influences économiques, ce qui conduira le marché interne du travail à répondre aux événements économiques dynamiques d'une manière qui n'est pas littéralement prédite par la théorie économique conventionnelle"

(p. 5). Ces rigidités sont elles-mêmes reliées à des phénomènes touchant au processus de travail, comme l'investissement en capital humain spécifique à l'entreprise, l'apprentissage "sur-le-tas" etc., et aux comportements psychologiques de groupes par lesquels des coutumes et des traditions sont formées en termes de structures de salaires, de règles de promotion etc., qui renforcent et perpétuent les rigidités.

1.1.1. La spécificité des compétences

Les principaux facteurs, recensés par les auteurs, qui génèrent les marchés internes du travail sont au nombre de trois : la spécificité des compétences, la formation

175 pour une synthèse, cf. Ryan [1987].

176 Ce qui, remarquons-le, n'est rien d'autre qu'un droit à un relatif monopole sur ces postes. C'est-à-dire

un droit qui donne aux salariés du marché interne un pouvoir de marché plus important par rapport à ceux du marché secondaire.

sur-le-tas177 et la loi coutumière. La spécificité des compétences178 découle en partie de

la spécificité de la technologie. Plus les compétences des travailleurs sont spécifiques, plus l'employeur est incité à retenir ces salariés dans son entreprise en raison des coûts de rotation, de recrutement et de sélection de la main d'oeuvre. Les auteurs justifient une telle conclusion par le fait que la spécificité du savoir faire accroît la proportion des coûts de formation que doit supporter l'employeur.

Mais pourquoi supposer que c'est l'employeur qui supporte les coûts de formation? Doeringer et Piore utilisent un raisonnement très répandu à cette époque, et que Williamson reprendra à son compte, selon lequel plus la compétence est spécifique, plus il est difficile pour le travailleur de l'utiliser dans un emploi différent de celui pour lequel il a reçu sa formation. Cette réduction des options extérieures associée à la spécificité diminue les incitations du salarié à investir dans une telle formation. Du coté de l'employeur c'est l'inverse179, il est incité à supporter le coût de formation de ses

salariés notamment parce qu'il sait 1) que ceux-ci ne pourront pas "redéployer" ces actifs spécifiques facilement et que 2) ils ne sont pas incités à investir dans une formation trop spécifique à une entreprise particulière. Mais il reste une difficulté pour l'employeur : bien que ses employés ne puissent pas utiliser facilement leur formation en dehors de l'entreprise, ils ne sont pas non plus particulièrement incités à y rester longtemps. Dès lors, on risque d'assister à une rotation de la main d'oeuvre au gré des variations des conditions d'emploi sur le marché du travail. Par conséquent, l'employeur aura d'autant moins intérêt à ce que la main d'oeuvre change fréquemment qu'il aura supporté des coûts élevés de formation. Il acceptera donc que soient mis en place différents privilèges au bénéfice des salariés en vue de leur faire préférer leur situation courante à une alternative extérieure et donc de les rendre relativement insensibles aux variations des conditions externes d'emploi.

1.1.2. Le rôle de l'apprentissage sur le tas

L'apprentissage sur le tas, qui est considéré par Doeringer et Piore comme la condition d'une utilisation adéquate de l'éducation formelle, se caractérise avant tout par son informalité. Il s'agit d'un savoir tacite qui procède d'un processus d'essais-erreurs où les travailleurs novices tentent d'imiter les gestes, du plus simple au plus complexe, que

177 Ce qui renvoie à l'acquisition, par la participation au procès de travail, de savoirs tacites nécessaires à

un déroulement normal de la production.

178Doeringer et Piore s’inspirent ici des notions beckeriennes de "formation spécifique" ou "générale". 179 Il est intéressant de noter que cette conclusion est exactement opposée à celle à laquelle Rajan &

Zingales [1998] aboutiront lorsqu'ils examineront cette question dans leur article sur le pourvoir dans la firme (cf. second chapitre de la troisième partie de cette thèse).

les travailleurs expérimentés sont chargés de leur inculquer. Ce type d'apprentissage revêt un caractère plus ou moins "automatique" en raison de son rapport avec l'expérience : le simple fait "d'essayer" constitue un apprentissage. La notion de formation sur-le-tas est donc très fortement liée à celle de spécificité des compétences et constitue un moyen privilégié de leur acquisition.

Plus un processus productif requerra des compétences spécifiques, moins l'employeur sera susceptible de trouver sur le marché externe du travail des individus ayant la qualification adéquate, plus ces compétences seront acquises par la formation sur-le-tas. Une telle formation implique nécessairement des coûts, lesquels sont difficiles à quantifier précisément pour l'employeur, en raison des gaspillages, des pertes momentanées de productivité pour les personnels expérimentés chargés de l'instruction, de l'absence d'économies d'échelle en matière de moyens de formation du fait même de la nature de ce type d'apprentissage etc. L'employeur n'aura donc pas intérêt à laisser partir facilement sa main d'oeuvre. Il acceptera que soient mis en place différents dispositifs destinés à inciter la force de travail à rester au sein de l'organisation, ce qui contribuera à créer et à renforcer un marché interne. En outre, la spécificité des compétences et l'apprentissage sur-le-tas, qui échappe au contrôle de l'employeur en raison même de sa nature tacite, concentrent beaucoup de pouvoir entre les mains de la force de travail expérimentée. Ce point sera au centre de la théorie du pouvoir développée par Rajan et Zingales [1998]180.

Si la technologie utilisée dans le processus de production ne requière pas de compétence particulièrement spécifique, l'apprentissage sur-le-tas s'effectuera très rapidement et les coûts de recrutement et de rotation de la main d'oeuvre seront faibles. Dans ce cas, l'entreprise ne créera pas de marché interne et les conditions d'emploi, c'est- à-dire de détermination des rémunérations, de l'organisation de la structure des postes, et de leur allocation, seront très largement et de manière instantanée, influencées par les fluctuations intervenant sur le marché du travail. Dans ce modèle, une telle entreprise sera donc "située" sur le marché externe du travail, ou secondaire, lequel se caractérise par le fait que la main d'oeuvre y est employée de manière plus irrégulière, payée plus faiblement et dont les conditions de travail et de promotion sont beaucoup moins avantageuses que celles dont bénéficient les salariés du marché primaire grâce à la protection que leur apportent les marchés internes181.

1.1.3. L’importance des règles

180 cf. second chapitre de la troisième partie de cette thèse.

181 Concernant les limites des marchés internes et les interconnections éventuelles de divers marchés entre

eux, les auteurs restent relativement muets. Ils considèrent implicitement qu'un marché interne peut renvoyer à une entreprise mais aussi une industrie ou un métier.

Se référant aux travaux de Marc Bloch sur le Moyen-Âge, Doeringer et Piore avancent l'idée que la rigidité apparente des marchés internes serait due au fait que ceux- ci sont régis par des règles qui s'apparenteraient, de par leur formation, leur statut et leur fonction, aux lois coutumières de la société féodale. Issues des pratiques passées et non écrites, elles seraient en fait une excroissance de la stabilité des marchés internes qui auraient permis des contrats réguliers et répétés entre les mêmes protagonistes. Peu à peu, ces règles qui ont été produites par la répétition de certaines pratiques, iraient même jusqu'à revêtir un caractère éthique qui conduirait à la répression des comportements qui ne leur seraient pas conformes. Doeringer et Piore remarquent toutefois qu'elles ne sont pas immuables et que in fine, les lois coutumières régissant les marchés internes sont sanctionnées par l'économie : une entreprise qui serait incapable de réformer ses pratiques finirait tôt ou tard par se retrouver en faillite. Les auteurs remarquent aussi, à la suite de M. Bloch, que si les règles confèrent de la rigidité à l'organisation, elles peuvent aussi faire preuve de flexibilité dans la mesure où, la coutume étant un phénomène passif, il suffit qu'une nouvelle pratique soit répétée pour qu'elle soit à son tour intégrée aux autres règles. Par conséquent, Doeringer et Piore insistent sur le rôle actif que doit avoir le management dans la mise en place des règles et des pratiques les plus efficientes à partir desquelles se formera la coutume.

Intégrant à leur analyse des considérations sur la théorie de l'apprentissage issues de la psychologie comportementale, les auteurs concluent que les marchés internes sont appropriés pour la formation de la main d'oeuvre parce qu'ils deviennent des institutions sociales qui fournissent un cadre qui organise les interactions sociales, donne des repères etc. Dans ce passage très marqué par l'institutionnalisme, Doeringer et Piore suggèrent ainsi que des variables habituellement considérées par les économistes comme "sociologiques" sont très importantes pour la réalisation des performances économiques.

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