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Un modèle micro-économique du conflit

La transformation du courant radical

3. Une théorie micro-économique du pouvoir : l’échange contesté

1.1. Un modèle micro-économique du conflit

301 En particulier, Roemer [1978] et [1981] (commenté par England et Greene [1981]) propose, dans la

lignée de Bowles et Gintis [1977], un modèle où des travailleurs identiques sont exploités à des taux différents afin de reprendre à son compte l’idée des auteurs segmentationnistes selon laquelle les discriminations seraient relativement déconnectées des compétences. Roemer [1979] se présente comme une première contribution au marxisme analytique.

Reich et Devine [1981] estiment que les contributions à l’analyse de la hiérarchie de Alchian et Demsetz, Arrow, Stiglitz et Williamson303 ne sont pas

satisfaisantes car elles ne tiendraient pas compte du conflit de classe entre travailleurs et capitalistes et se contenteraient tout au plus de reconnaître que “le conflit dans le

processus de production se trouve entre des individus égoïstes et le bien commun, comme dans le dilemme libéral bien connu de la production des biens collectifs (...)” (p.

28). Les radicaux, quand à eux, verraient la firme “comme une relation contradictoire,

avec les capitalistes cherchant à maximiser leurs profits et les travailleurs cherchant à maximiser leurs salaires et leur satisfaction au travail sans être licenciés” (ibid.). Cette

opposition, que les deux auteurs tentent de faire apparaître, semble un peu factice, compte tenu de l’accent mis par les néoinstitutionnalistes sur l’opportunisme qui peut être considéré par certains comme rendant compte du fait que “les travailleurs cherchent à maximiser leurs salaires et leur satisfaction au travail”. En outre, Reich et Devine ne nient pas totalement que l’organisation peut incarner en soi un bien commun car ils ajoutent : “Alors qu’il est vrai que les travailleurs et les syndicats partagent des intérêts

communs avec les capitalistes, ces similarités et leurs limitations sont mieux perçues dans un modèle de conflit” (ibid.).

Ainsi, bien que ces auteurs entendent “mettre en avant quelques unes des

similarités et des différences entre les paradigmes radical et néoclassique” (ibid., p.

29)304, leur intention de se démarquer du courant dominant semble d’autant plus surfaite

qu’ils sont contraints de reconnaître que la distinction fondamentale pour les radicaux entre travail et force de travail est très proche de la notion néoinstitutionnaliste de contrat incomplet. Toutefois, en distinguant explicitement les notions de profitabilité et d’efficience305, Reich et Devine énoncent l’argument que d’autres auteurs, tels que

Bowles et Gintis, utiliseront pour contrer les thèses de Williamson : “Distinguant entre

efficience et profitabilité dans le comportement de la firme, l’approche radicale de la théorie de la firme soutient que l’organisation hiérarchique interne maximise le profit mais non l’efficience” (ibid., p. 28). Pour ces auteurs, l’organisation du travail est

déterminée en premier lieu par les formes de la propriété et les questions de contrôle de la production.

1.2. L’analyse de la division du travail

303 Reich et Devine mentionnent aussi des théoriciens des contrats implicites comme Baily et Feldstein. 304 En fait, Reich et Devine semblent surtout s’opposer à l’idée d’un contrat implicite où la hiérarchie

serait voulue par les travailleurs. Toutefois, la suite de leur contribution ne traite pas véritablement de cette question.

La raison essentielle pour laquelle cet article ne bénéficiera que d’un faible écho réside à n’en pas douter dans le fait que les auteurs ont construit leur modèle autour de la notion de division technique du travail comme variable principale, laquelle n’était en fait plus au cœur des préoccupations, tant radicales306 que néoinstitutionnalistes, au

début des années 1980.

Les auteurs définissent D  ]0,1] comme un scalaire mesurant l’inverse de la proportion moyenne des différentes tâches assignées à chaque travailleur pour une période donnée. La variable D mesure donc à la fois la complexité moyenne des emplois et le degré de spécialisation des travailleurs. Cette variable peut donc s’interpréter comme suit : plus la division du travail est importante, c’est à dire moins le nombre moyen de tâches assignées à chaque individu est élevé, plus D est grand.

La division du travail aurait deux types de conséquences en termes de productivité que les auteurs désignent par “l’effet Smith” et “l’effet radical”. L’effet Smith désignerait les gains de productivité liés à l’accroissement de D. Ceci est modélisé par les auteurs d’une manière proche de la théorie du salaire d’efficience : soit

e définissant l’effort du travailleur, comme un ratio du travail effectué par rapport à la

quantité de force de travail achetée par le capitaliste, tel que e = LD / LP = e(D), où LD (labor done) désigne le montant de travail effectué dans la production307 et LP (labor-

power) le nombre d’heures de force de travail achetée. La fonction de production s’écrit

alors q = q(LD,D,x) où q est l’output et x désigne un vecteur colonne des autres inputs que le travail. Il est supposé que q'LD 0 et q'x 0. En revanche, les auteurs supposent que pour une faible division du travail, q'D 0, mais lorsque D est grand un phénomène de monotonie dans le travail se fait sentir et l’on a q'D 0.

L’effet radical (il se manifeste dans les firmes capitalistes) consiste à expliquer le lien entre l’effort productif des individus et le niveau de la division du travail en terme de résistance ouvrière : “Dans le conflit entre les travailleurs et les capitalistes,

des travailleurs divisés ont moins de force pour combattre les capitalistes. Par conséquent, le taux de l’effort est accru (...) [car] l’action collective sera moindre lorsque la division du travail est plus grande” (ibid., p. 31).308 En outre, les auteurs

supposent que “si les travailleurs avaient le pouvoir, ils choisiraient un D plus bas que

306C’est donc sans doute pour la même raison que Marglin [1984], qui défend l’idée selon laquelle la

division du travail permettrait au capitaliste de créer et de conserver un monopole sur le savoir, n’a bénéficié à son tour que d’une faible publicité.

307 Les auteurs ne donnent aucune précision quant à une mesure possible de LD.

308On peut toutefois s’interroger sur la pertinence d’une telle hypothèse vis-à-vis des recherches radicales

antérieures, notamment la contribution de Stone [1974] qui montre que ce n’est pas tant la division du travail elle-même que la hiérarchie des postes qui a historiquement limité l’action collective ouvrière. C’est aussi l’une des très nombreuses critiques que Watts [1982] a adressé à l’encontre de ce modèle.

ne le ferait leur employeur” (ibid.). En réécrivant la fonction d’effort, ceci se traduit

formellement par LD = e(D) LP, avec e'D 0 pour de bas niveaux de D, du fait de la domination politique du capitaliste que confère la division du travail, mais avec e'D 0 pour des niveaux élevés de D, en raison du ressentiment et de la résistance, lesquels entraînent une réduction de l’effort, que produit une trop forte division du travail.

Invoquant les réflexions d’Edwards sur le contrôle bureaucratique, Reich et Devine mettent enfin en avant “l’effet supervision”. Compte tenu de la simplification des tâches, les coûts de contrôle de la main d’œuvre diminuent lorsque D augmente, toutefois à partir d’un certain niveau, cette tendance s’inverse. En effet, compte tenu de l’effet négatif d’un D élevé sur l’effort productif des travailleurs, il devient nécessaire d’accroître les moyens de contrôle pour faire face à la résistance et à la dérobade ouvrière. La fonction de supervision s’écrit S  wSS(D) avec S  0 pour D “petit” ou “moyen” et S  0 pour D “grand”.309 La variable w

s désigne le salaire des superviseurs et S le nombre d’heures de supervision par heure de force de travail employée. La firme capitaliste imaginée par Reich et Devine est donc composée d’une hiérarchie à trois niveaux : le capitaliste organise la production, les superviseurs310 contrôlent les

ouvriers, lesquels exécutent les tâches de production.

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