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L’équilibre de la coopérative de producteurs

La transformation du courant radical

3. Une théorie micro-économique du pouvoir : l’échange contesté

1.3. L’étude de deux formes organisationnelles alternatives

1.3.2. L’équilibre de la coopérative de producteurs

La coopérative contrôlée par les travailleurs imaginée par Reich et Devine est composée d’un comité de management et des ouvriers de production. Le comité est élu par les travailleurs pour une durée déterminée. On remarque donc que ce n’est pas une organisation a-hiérarchique qui a été retenue mais une firme où la démocratie représentative permet au travail de contrôler périodiquement la hiérarchie managériale. On peut voir ici une confirmation de l’inflexion de doctrine, visible déjà chez Putterman [1980], selon laquelle la démocratie représentative n’est plus considérée comme le simple outil de la classe bourgeoise mais peut au contraire servir de modèle pour organiser la production.

La coopérative évolue dans un “système socialiste de marché”, les prix de l’output et des inputs autres que le travail sont donnés. Les auteurs supposent que cette entreprise produit le même bien et emploie le même nombre d’individus N que la firme capitaliste étudiée auparavant. La firme autogérée possède une fonction de production mettant en exergue l’effet Smith, lequel est supposé, selon les auteurs, indépendant de la forme du contrôle et de la propriété : q = q(LD,D). La particularité de l’organisation contrôlée par les travailleurs est que l’effet radical ne joue pas. Par conséquent, la variable e est supposée indépendante de D car les travailleurs ne gagnent rien à s’appliquer à eux-mêmes la stratégie du diviser pour régner. En outre, les auteurs supposent que le problème du passager clandestin ne se pose pas car les travailleurs se contrôlent les uns les autres. Enfin, l’effet supervision ne s’applique pas non plus. Les coûts de supervision sont liés uniquement à la coordination des actions individuelles et sont indépendants de D : S(D) S .

Les normes et les valeurs collectives en vigueur dans la coopérative sont supposées réduire à néant les comportements individuels opportunistes alors que dans la firme capitaliste, la conscience collective renforcerait chaque travailleur dans son conflit avec le capitaliste au point où celui-ci serait incité à décourager la conscience collective par l’accroissement de la division du travail. On trouve ici la réponse que les radicaux vont invariablement opposer à la question du free riding : la hiérarchie de type capitaliste est la cause de l’opportunisme (“notre ennemi, c’est notre maître”), il suffirait de supprimer l’autoritarisme de la hiérarchie, par la démocratie représentative, pour éliminer ces comportements. Comme l’écrit Spencer [2000] dans sa critique du tournant radical vers le néoclassicisme, “une image exclusivement conflictuelle de la production

capitaliste conduit les radicaux à idéaliser et à se représenter de manière romantique le potentiel d’harmonie qui existe dans les coopératives de travailleurs” (Spencer [2000],

p. 558).

Il faut noter ici une contradiction profonde dans l’idéologie radicale, qui perdure encore de nos jours dans toute cette mouvance idéologique, et même bien au delà312, à

tel point que l’on est en droit de se demander s’il ne s’agit pas là de l’un des traits saillants de ce que d’aucuns nomment la “post-modernité”313. D’une part, la

revendication d’autonomie314 individuelle sert de socle à l’anti-hiérarchie et plus

largement au rejet de toute forme d’autorité et de verticalité, que ce soit politique, sociale ou religieuse. D’autre part, les effets néfastes de l’exacerbation de cet individualisme sont ignorés. En effet, ces auteurs auraient foi dans le fait que, l’individu

312 L’idéologie régionaliste fonctionne selon le même principe et est d’ailleurs largement issue des

mouvements des années 1960.

313La “post-modernité” n’est évidemment pas assimilable à l’idéologie d’extrême gauche. 314 cf. Le Goff [1998].

fusionnant volontairement avec “le collectif” (horizontal et spontané), le conflit d’intérêt entre des individus différents et autonomes disparaîtrait totalement, à l’instar d’une société traditionnelle holiste idéalisée. Les radicaux comptent donc sur le groupe, que pourtant ils détruisent en revendiquant l’autonomie individuelle, pour réprimer les inconvénients de l’autonomie. L’oppression du collectif sur l’individu dans la firme autogérée n’est quant à elle pas abordée en tant que telle : “Le conflit à l’intérieur de la

coopérative possédée par les travailleurs diffère fondamentalement de celui de la firme capitaliste. (...) [L]es travailleurs de la coopérative font face au dilemme libéral classique. C'est-à-dire qu’ils souffrent de la possibilité de conflits entre les rationalités individuelle et collective. Comme dans le problème classique du passager clandestin, un travailleur peut se dérober et profiter aux dépens des autres membres de l’organisation. Par conséquent, il est dans l’intérêt des membres individuels de la coopérative de promouvoir la conscience collective et d’investir dans des systèmes de contrôle pour parer à ce problème” (Reich et Devine [1981], p. 37). Les radicaux ne parviennent donc

pas vraiment à résoudre la question de l’opportunisme soulevée par le courant néoinstitutionnaliste, ils sont amenés à vouloir construire une conscience collective terriblement oppressive qui leur permet de supposer que cette difficulté est éliminée :

“nous pouvons faire l’hypothèse que le niveau de conflit dans une coopérative contrôlée par les travailleurs est qualitativement plus faible que celui existant dans une firme capitaliste” (ibid.).

Les auteurs supposent que les membres de la coopérative ont des préférences identiques. L’organisation cherche alors à maximiser la fonction d’utilité d’un membre moyen représentatif : U U(LDi,D,Yi,Ti,Ti Hi), avec U D 0, U Y

i  0 et U TiHi  0. Le premier argument représente le montant de travail effectué par l’individu moyen, le troisième argument représente le revenu monétaire, la variable Hi renvoie au nombre d’heures passées sur le lieu de travail et Ti Hi représente le nombre d’heures disponibles pour l’individu en dehors de la coopérative. Ainsi que le remarque Watts [1982], la signification de Ti reste obscure mais cela ne prête pas vraiment à conséquence car les auteurs supposent que T est donné.

Le revenu moyen d’un membre de la coopérative est égal au revenu net divisé par le nombre de membres :

Yi (pq N S ) / N [pq(LD,D) / N ]S

Le programme d’optimisation consiste à maximiser U sous la contrainte de Yi. Étant donné que LP = NH et que LD = eLP, en utilisant l’hypothèse de rendement constants pour un D donné, Reich et Devine réécrivent le revenu moyen comme suit :

Yi [pq(eLP,D)/ LP] S  pq(e,D) S

Watts [1982] remarque que cette expression est fausse, en effet il faudrait écrire :

En outre, Reich et Devine reformulent la fonction d’utilité comme suit : U U(e,D,Yi), ce qui est faux à moins de supposer que Hi est considéré comme donné, ce qui n’est pas

clair car les auteurs écrivent que “parmi d’autres variables, la coopérative décide du

nombre moyen d’heures passées sur le lieu de travail, Hi“(Reich et Devine [1981], p.

38). Or, comme l’écrit Watts [1982], si Hi n’est pas donné, le résultat est indéterminé et

aucune comparaison avec la firme capitaliste ne peut avoir lieu.

1.4. La comparaison des deux types d’organisation

Malgré ces erreurs logiques, nous présentons la manière dont Reich et Devine terminent leur étude comparée des firmes autogérée et capitaliste. La coopérative choisit simultanément les niveaux optimaux de e et D. Ceci est représenté sur les deux graphiques suivants où e est choisi pour D donné, et inversement D est choisi pour e donné. Dans le second schéma ci-dessous, la forme de Yi( D) résulte de l’effet Smith en

présence d’une mécanisation du procès de production qui, selon les auteurs élimine les accroissements de productivité pour D Dmin.315

Choix de e pour D donné

(Reich & Devine [1981], p. 38, figure 4)

315 Nous avons vu lors de la présentation du cas du “chameau d’Arabie” qu’au delà de D

min, l’effet Smith ne joue plus, seul demeure l’effet radical. Or celui-ci est supposé absent dans le cas de l’entreprise autogérée, c’est pourquoi Yi( D) décroît au-delà de Dmin.

Choix de D pour e donné

(Reich & Devine [1981], p. 39, figure 6)

Concernant le niveau d’effort optimal, les auteurs notent que leur analyse

“n’indique pas si le taux d’effort sera plus petit ou plus grand que celui des travailleurs de la firme capitaliste. Les membres de la coopérative peuvent [souligné par les auteurs] décider de travailler plus dur que s’ils étaient des travailleurs salariés pour un capitaliste parce qu’ils récolteraient, en tant que membres de la coopérative, l’entière rémunération de leur travail supplémentaire. Alternativement , ils peuvent préférer un rythme de travail plus faible et un revenu moindre. Cette indétermination a fait l’objet d’un grand nombre de discussions dans la littérature sur les économies autogérées”

(Reich & Devine [1981], p. 38). En revanche, concernant la division du travail, la maximisation de l’utilité des membres de la coopérative n’étant pas contrainte par la lutte travail-capital qui existe dans la firme capitaliste, le niveau de D est alors inférieur,

DS DC, et il correspond aux préférences des travailleurs316. La division du travail au sein de la coopérative, contrairement à la firme capitaliste, est donc efficiente du point de vue des préférences des travailleurs.

La dernière phrase de l’article de Reich et Devine se présente comme une ultime justification de leur choix méthodologique : “Comme l’a noté Oscar Lange il y a de

nombreuses années, l’analyse économique néoclassique s’applique souvent mieux au socialisme qu’au capitalisme” (ibid., p. 41).

Il n’est pas utile de revenir en détail sur les critiques logiques nombreuses (certaines ont été mentionnées au fil de l’exposé) que Martin Watts [1982] et [1983] a

316 Dans la firme capitaliste, la division du travail choisie par le management pour maximiser le profit est

formulées à l’encontre de cette contribution. En revanche, ses critiques méthodologiques, bien que peu originales par leur contenu, sont plus intéressantes du point de vue de l’histoire des idées économiques car nous pouvons les considérer comme représentatives de la position de l’ensemble des auteurs radicaux ayant refusé le tournant vers le mainstream.

Watts considère que Reich et Devine “ont dévalué le paradigme radical par leur

spécification des relations travailleur-employeur” (Watts [1982], p. 57). Non seulement

l’approche radicale aurait ainsi été trahie, car simplifiée à outrance, mais elle pourrait de surcroît désormais être considérée comme un ajout à la théorie dominante lui permettant de se protéger contre les critiques. Ainsi, utilisant la grille de lecture de Lakatos, Watts écrit que (p. 58)“les lecteurs ne sont pas dans la mesure de juger le paradigme radical

alternatif comme un système séparé plutôt que comme une modification du paradigme dominant. Les praticiens orthodoxes sont capables de subsumer l’analyse soi-disant radicale en une “ceinture protectrice” entourant le “noyau-dur” du paradigme orthodoxe. (...) Donc, non seulement le développement et l’articulation du programme de recherche radical est ralenti [stalled] mais en plus, le paradigme perd du terrain dans la “bataille des idées””. Étant donné qu’il est difficile d’admettre qu’une seule

publication, comportant de surcroît de nombreuses erreurs, soit en mesure de produire un tel effet sur un programme de recherche en plein essor, la véhémence de l’auteur montre que le courant radical était en fait en voie d’essoufflement317. Certains auteurs se

sont alors tournés vers le compromis acceptable à leurs yeux que représentait le “socialisme de marché”318, une branche du courant dominant, mais ce tournant ne s’est

317Les raisons d’un tel essoufflement mériteraient d’être recherchées mais on peut d’ores et déjà avancer

quelques pistes. Sur le plan de l’histoire sociale, l’arrivée de R. Reagan au pouvoir a semble-t-il été vécue comme un traumatisme par toute la gauche américaine, y compris la plus modérée. Il paraissait alors nécessaire de recourir à “l’union sacrée” et de ne pas disperser les forces contre la révolution conservatrice. Ceci nous amène à mentionner la thèse de Fine [2000], pour qui la nouvelle micro- économie du travail se serait développée pour combattre l’idée force de l’administration reaganienne, incarnée dans le paradigme dominant notamment par le courant de la nouvelle macro-économie classique, de l’aspect socialement souhaitable d’un marché totalement libre, autorégulateur et efficient. Il faut pourtant remarquer que la nouvelle micro-économie du travail a en partie été le résultat de l’effet du défi radical sur le mainstream. Ceci permet de comprendre, dans une certaine mesure pourquoi une partie des auteurs radicaux ont pu considérer le moment comme opportun pour se tourner à nouveau vers un certain académisme. Enfin, il faut ajouter que c’est aussi la période où un grand nombre d’auteurs radicaux, ayant terminé leurs études et intégré des postes d’enseignants dans les universités et les business schools, ont été appelés à assumer des postes à responsabilité et à “composer” ainsi avec la réalité des intérêts en place.

318 Il est souvent défini comme une économie où les entreprises gérées par le travail évoluent dans un

pas fait sans résistances à l’intérieur même du courant radical. En effet, les ambitions affichées dix ans plus tôt par un grand nombre d’auteurs de la nouvelle gauche étaient ni plus ni moins de construire un paradigme alternatif au courant dominant en vue construire une société radicalement différente. Il ne fait aucun doute que l’abandon d’un tel projet, par l’ampleur des espoirs qu’il a pu susciter, ne s’est pas fait sans difficultés. Accepter de se situer dans un cadre néoclassique, ce n’était pas seulement “composer avec l’ennemi”, c’était surtout abandonner le projet tant souhaité d’un paradigme alternatif.

Aussi, c’est autour de 1980 ou 1981 que Samuel Bowles et Herbert Gintis, les deux auteurs radicaux sans doute les plus productifs et les plus connus, ont abandonné le projet d’une approche radicale alternative et ont décidé de se tourner définitivement vers le mainstream.319 Dans un premier temps, c'est-à-dire durant les années 1980, ces

deux auteurs développeront une approche micro-économique qu’ils qualifieront encore de “marxienne” et, dans les années 1990, ils iront jusqu’à désigner leurs travaux de “néowalrasiens”.

2. Les nouvelles approches radicales des entreprises capitaliste et

autogérée

Si les radicaux se sont toujours considérés comme les avocats de formes organisationnelles démocratiques, ils ne sont jamais vraiment parvenus à élaborer une théorie de l’entreprise autogérée que l’on puisse qualifier de spécifiquement radicale. Il en sera de même durant les années 1980 et 1990, au cours desquelles les travaux de ces auteurs consisteront essentiellement en une formulation des principales thèses radicales dans un cadre standard. Nous présenterons tout d’abord la contribution la plus connue en la matière, celle de Bowles [1985], puis nous montrerons que les travaux de l’économiste italien Ugo Pagano constituent une tentative de synthèse originale entre les approches néoinstitutionnaliste et radicale.

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