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Des interactions réciproques entre technologie et organisation

La théorie de la segmentation du marché du travail

2. La théorie radicale de la segmentation du marché du travail

2.3. Les travaux de R Edwards : anatomie du contrôle

2.3.7. Des interactions réciproques entre technologie et organisation

La prise en compte de la distinction entre travail et force de travail a amené Edwards et les théoriciens radicaux de la segmentation, par une approche historique, à la conclusion que le marché du travail serait donc structuré et divisé par et à l'image du processus de production. Finalement, là où les néoclassiques, et en particulier la théorie du capital humain, ne retiennent qu’une causalité allant des caractéristiques des travailleurs et des autres éléments techniques vers l’organisation du travail et les différents types d’emplois, Edwards souligne que l’interaction joue aussi dans l’autre sens. Il mettrait donc en évidence une dialectique entre technologie et organisation de la production. Il écrit : “l’approche par le système de contrôle mène à une compréhension

différente du rôle des compétences, du niveau scolaire, de la formation sur-le-tas, de l’expérience et d’autres caractéristiques techniques du travail. Ces caractéristiques sont habituellement pensées comme créant les différents types d’emplois (et c’est bien le cas), et donc d’être elles-mêmes la base d’un traitement différent sur le marché du travail. La pertinence de ces attributs techniques, et même leur prééminence dans certains cas, ne peut pas être niée. Pourtant l’analyse présentée ici suggère que c’est le système de contrôle qui crée le contexte dans lequel l’expérience, la formation, le niveau scolaire, les compétences et les autres attributs prennent leur importance. Plutôt que d’ignorer les relations techniques de production une telle approche souligne qu’un choix considérable entoure la sélection de toute technique de production. Dans la plupart des industries, un éventail des techniques est déjà disponible. Même dans ces processus de production où peu de choix existe, la décision d’utiliser du travail, soit fortement soit faiblement qualifié, par exemple, dépend essentiellement du fait que la firme trouve profitable d’entreprendre les recherches et développements nécessaires pour convertir une production utilisant des compétences élevées en une production à faible compétences. Le fait que ce soit profitable dépend à son tour non seulement des coûts salariaux relatifs mais aussi du taux auquel la force de travail est transformée en travail - c'est-à-dire de l’organisation du processus de travail lui-même. Donc, la raison pour laquelle l’expérience et le niveau scolaire sont sans importance pour expliquer les revenus des travailleurs secondaires, mais sont cruciaux pour expliquer ceux des travailleurs primaires subordonnés, ne dérive pas tant des différences invariantes dans la nature des produits fabriqués et des compétences requises que des manières logiquement différentes d’organiser le processus de travail. Le travail secondaire est organisé de manière à minimiser les besoins en terme d’expérience et de niveau scolaire, alors que le travail primaire subordonné est organisé de manière à s’appuyer sur ces facteurs. Le processus technique de production place certaines limites à l’étendue des possibilités organisationnelles, bien entendu, mais en pratique ces limites tendent à donner une marge considérable” (179-180).

Cette longue citation rend fidèlement compte de la position théorique des économistes radicaux. Au delà de nombreuses prises de position très virulentes, ils entendent finalement moins s’opposer à l’approche standard que la compléter. En cherchant à examiner le plus minutieusement possible par quels moyens, à travers l’histoire du capitalisme, la force de travail a été transformée en travail, Edwards a interpellé les économistes de l’approche standard qui au même moment, reprenant la problématique coasienne opposant firme et marché, ouvraient la “boîte noire” et cherchaient à comprendre avec leurs outils analytiques l’organisation du procès de production. Tous étaient donc d’accord pour rejeter le brutal déterminisme technologique de la fonction de production et reconnaître une part importante “d’organisationnel” entre la technique pure et le produit final. Les uns y voyaient essentiellement le conflit de classe et l’épaisseur d’un système de contrôle, les autres des arrangements plus ou moins contractuels laissant une certaine marge pour la négociation et l’indétermination ex ante. Mais un clivage subsistait : pour les tenants de la théorie des contrats, le déterminant ultime demeurait inscrit dans la nature, il était de l’ordre du technologique; pour les radicaux, il n’était pas possible de négliger les liens réciproques entre technologie et société, c'est-à-dire que le principe d’un déterminant ultime était refusé. Il s’agissait précisément de comprendre le conflit de classe en tant que manifestation dans l’histoire de la résolution, a priori indéterminée, des “interactions” entre technologie et organisation sociale.

Malgré ces divergences, le rejet réciproque entre les deux approches était loin d’être aussi profond que pouvaient le laisser croire certaines phraséologies et gesticulations de façade219 car la critique de la théorie du capital humain a poussé les

radicaux à se “couler” dans un cadre analytique de plus en plus proche de l’individualisme méthodologique du mainstream. De ce point de vue, les radicaux ont fondé leur recherches sur un pari impossible : réformer l’approche standard à l’aide des outils marxiens. Mais cet effort devait forcement aboutir soit à la liquidation de tous les principes micro-économiques ne permettant pas de saisir le caractère historique des variables que l’approche standard considère comme données, ce qui est équivalent à liquider la micro-économie elle-même; soit à abandonner l’histoire, c'est-à-dire le projet marxien. C’est ce que fit une partie des radicaux dans les années 80 à tel point qu’il ne sera possible de les distinguer des épigones du néoclassicisme que par filiation ou relativement à des clivages d’ordre politique qui ont toujours été présents dans le

mainstream.220 Le “défi radical”, a donc consisté en l’illusion qu’il est possible de tenir

219Rétrospectivement, certaines “grandes déclarations” apparaissent bien davantage comme un moyen de

positionnement social que comme une avancée théorique décisive.

220 Outre à Léon Walras lui-même, nous pensons au courant socialiste qui d’O. Lange à J. Meade, ou plus

à la fois l’histoire à la Marx et la micro-économie. Le courant radical déroulant son programme de recherche ne pouvait pas, de ce point de vue, durer plus longtemps que l’enthousiasme portant cette illusion.221

Conclusion du chapitre

Cette présentation des contributions majeures de la théorie de la segmentation montre donc que les radicaux semblaient avoir, au milieu des années 1970, les capacités de proposer une approche alternative à la théorie dominante pour appréhender l’organisation interne de la firme, en particulier la hiérarchie. S’appuyant sur une réflexion théorique nouvelle, issue de l’analyse dualiste du marché du travail, sur d’abondants travaux empiriques et sur l’histoire, le “défi radical” a été pris au sérieux par les auteurs orthodoxes. Ces derniers ont publié très tôt plusieurs comptes rendus et

surveys, dans les plus grandes revues académiques, en vue de relever ce défi. En dépit

de l’opposition affichée par les radicaux vis-à-vis du courant dominant, les observateurs ont immédiatement remarqué que, sur le fond, les divergences n’étaient peut être pas rédhibitoires. C’est probablement pour cette raison que, vingt ans plus tard, il sera difficile de présenter la théorie de la segmentation comme une alternative au

mainstream. Ainsi, par exemple, Perrot et Zylberberg [1989] ont élaboré un modèle de

salaire d’efficience avec chômage involontaire où le marché du travail est segmenté en deux secteurs, “sans faire appel à des considérations d’ordre institutionnel ou à

l’existence d’un pouvoir syndical”.222 En outre, la thématique de la segmentation est

aussi présente dans certains modèles de négociation.223C’est à Fine [1998] que l’on doit

d’avoir montré comment l’approche segmentationniste a été progressivement annexée par l’approche standard.

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