• Aucun résultat trouvé

La théorie des droits de propriété

La réponse du courant dominant au défi radical

4. Vers une récupération du courant radical

1.1. La théorie des droits de propriété

Armen A. Alchian233, né en Californie en 1914, a commencé sa carrière à la

Rand Corporation où il fut en poste de 1947 à 1964234, et enseignera parallèlement dès

1947 à UCLA235 jusqu’à aujourd’hui. Il est considéré par Blaug [1985] comme

“l’auteur d’une petite mais influente série d’articles”. C’est ainsi par exemple que sa

contribution de 1950, publiée dans le Journal of Political Economy, est l’une des pièces fondatrices de la théorie évolutionniste moderne, son article de 1969 est de même considéré comme une contribution importante à la théorie du job search. Connu notamment depuis la fin des années 1950 pour ses travaux sur le monopole, Harold Demsetz, né en 1930, est professeur à UCLA depuis 1971. Il était depuis 1963 en poste à Chicago où il a côtoyé Ronald Coase. Ce dernier assurera la direction de la publication du Journal of Law and Economics de 1964 à 1982, c’est dans cette revue que seront

233 A. Alchian a fait ses études supérieures, ainsi que sa thèse de doctorat, à Stanford et a effectué des

recherches au NBER et à Harvard en 1940 et 1941. Etant à l’U.S. Air Force de 1942 à 1946, il y exercera en tant que statisticien, (cf. Coase [1977]).

234 Il y côtoie notamment Jack Hirshleifer et William Meckling.

publiés de nombreux articles sur la théorie des property rights, à l’instar de celui de Demsetz en 1964.

C’est donc dans le sillage de la contribution de Coase [1960] qu’Alchian et Demsetz236 ont élaboré la théorie des droits de propriété.237 Cette approche correspond à

une volonté de réforme de l'analyse marginaliste dominante de l'immédiat après-guerre, en vue d'une compréhension plus fine et plus étendue du monde réel, auquel elle est censée s'appliquer. Elle peut donc être considérée par certains comme "dissidente" par rapport à la théorie de l'équilibre général. Cependant, la littérature consacrée à la théorie des droits de propriété ne se considère pas elle-même comme une hétérodoxie. Au contraire, elle se considère comme faisant partie à part entière du courant dominant : les principes fondamentaux tels l'individualisme méthodologique, les caractéristiques habituelles de l'homo œconomicus, la supériorité de l'autorégulation des marchés et de la libre entreprise, la non remise en cause des dotations initiales des agents (etc.) sont conservés.

La propriété privée, en vertu de son caractère exclusif et transférable, est considérée par les tenants de cette approche238 comme le meilleur moyen de valorisation

des ressources.239 Au contraire, toute propriété commune en raison de son caractère non

exclusif conduit à la sur-utilisation des richesses par une généralisation des comportements de “passager clandestin”, c’est ce que l’on désigne à la suite de Gordon [1954] et Hardin [1968] par l’expression de “tragédie des commons”.240 Ainsi que

l’enseigne le “théorème de Coase” dans sa version la plus répandue241, dans un univers

où les coûts de transaction sont nuls, quelle que soit l’allocation initiale des droits de propriété, l’utilisation des ressources est toujours réalisée de manière optimale. Toutefois, dans un monde où les coûts de transaction ne sont pas nuls, il peut être impossible de définir parfaitement certains droits ou de procéder à leur réallocation. C’est l’un des points importants de la théorie des property rights que de relier la question des coûts de transaction à celle de la définition et la spécification des droits de

236 Le lecteur consultera leurs principales publications en la matière : Alchian [1965b] et [1987], Alchian

et Demsetz [1973], Demsetz [1964], [1966], [1967], [1968], [1969] et [1972].

237 Pour une présentation synthétique de la théorie des property rights, cf. Furubotn & Pejovich [1972].

On trouvera une approche plus récente et peu différente de celle-ci dans Barzel [1989].

238 outre Alchian et Demsetz, on citera par exemple Cheung, Barzel, De Alessi, Furubotn, Pejovich,

North et Thomas etc.

239 Remarquons à cet égard qu’Alchian et Demsetz sont tous deux membres de la Société du Mont

Pèlerin.

240 Ces idées ne sont pas nouvelles, le droit de propriété privée est considéré, dans la tradition

intellectuelle occidentale, comme une institution fondamentale depuis au moins Thomas d’Acquin.

propriété : dans un monde sans coûts de transaction, il est possible de préciser clairement tous les droits de propriété sous une forme privée ; dans le monde “réel” les coûts liés à la spécification des droits expliquent pourquoi on rencontre des formes variées de propriété. L’allocation optimale des droits de propriété privée est réalisée par le marché.242 Lorsque, en raison d’une imprécise spécification des droits, le free riding

se généralise dans une situation donnée, il convient de s’interroger sur le coût comparé des différents moyens de coordination possibles. La meilleure solution consiste à créer un marché de droits privés. Toutefois, il peut être parfois moins coûteux de se contenter d’un mécanisme allocatif administré, enfin il peut même être plus efficient de ne rien faire dans les cas où les coûts de mise en place, c'est-à-dire de définition des droits, de l’un ou l’autre des deux mécanismes de coordination sont trop élevés au regard de la valorisation économique qu’ils sont susceptibles d’induire.

Les auteurs de la théorie des property rights montrent ainsi que la forme et l'affectation des droits de propriété conditionnent la structure des rémunérations, c'est-à- dire définissent l'espace d'opportunité, et décident donc des différentes possibilités de choix s'offrant aux acteurs. Les droits de propriété influencent les incitations et les comportements. Ils peuvent être divisés : plusieurs individus peuvent détenir simultanément différents droits d'utilisation d'une même ressource. Symétriquement, ils peuvent être échangés et utilisés par "paquets". Ce qui est échangé sur le marché est donc un droit ou un ensemble de droits. Lorsqu'un individu achète un bien, il achète en fait les droits de l'utiliser, de s'approprier le revenu issu de cette utilisation et de transférer ces droits.

Pour Alchian, comme pour Becker, c'est la concurrence qui résout les conflits d'intérêts entre les membres d'une société. La concurrence est un moyen de

discrimination parmi les individus. Les règles de discrimination, permettant de résorber

les conflits liés à la rareté, reposent sur la forme que revêtent les droits de propriété. La propriété privée existe, selon ces auteurs, parce qu'une très large majorité de personnes en éprouve le désir.

La notion de “système de propriété” renvoie à la nature des droits dont peut bénéficier un individu en matière d’utilisation des ressources, d’appropriation du revenu généré par ces ressources et de transférabilité de ces ressources à d’autres individus. Un tel système détermine la répartition des bénéfices et des pertes entre les agents. Le système des droits de propriété, et notamment le système de propriété privée, repose autant sur les lois légales que sur les normes sociales (coutumes, ostracisme...). Il est le résultat de la réciprocité et de l'ostracisme social volontairement infligé à ceux qui violent les règles de conduite communément partagées. Pour Alchian, les normes

242 Il y aura autant d’allocations optimales que de dotations initiales, conformément aux travaux de

sociales résulteraient donc d'un processus évolutionniste sélectionnant les comportements et les institutions relativement supérieurs. La propriété privée serait donc le résultat d'un processus de sélection évolutionniste; par conséquent, elle serait une forme de propriété relativement supérieure aux autres.243 Dans leur ouvrage intitulé

L'Essor du Monde Occidental, North et Thomas [1980] élaborent une histoire

économique visant à rendre compte de ce processus de sélection.244 L'histoire

économique de notre civilisation correspondrait à la recherche d'un système de droits de propriété toujours plus efficient. L'organisation sociale qui prévaut à un moment donné serait une réponse optimale à la structure des droits de propriété245 : pour qu'il y ait une

croissance du revenu par tête, cette structure doit encourager l'initiative économique.246

Les organisations économiques, notamment la firme, se présentent comme des arrangements contractuels particuliers, précisant une répartition spécifique des droits de propriété, dont l’efficience économique peut être comparée, et la théorie des property

rights se donne, parmi d'autres objectifs, celui d'étudier et d'évaluer l'efficience relative

des différents systèmes de droit de propriété. Une littérature abondante est consacrée à l'étude comparée des systèmes d'allocation des ressources par l'intermédiaire des prix, et par voie administrée247. L'efficience comparée des firmes "capitalistes" et des firmes

"socialistes", l'incidence de la structure contractuelle, du niveau des coûts de transaction et d'information sur l'accumulation sont des thèmes classiques de ce courant.248 Les

travaux de Cheung et de Furubotn et Pejovich249 peuvent ainsi être considérés comme

243 Notons que si Alchian [1950] est une contribution importante à la théorie économique moderne de

l’évolutionnisme, ce thème n’est à notre connaissance qu’implicitement présent dans la théorie des droits de propriété.

244 Cet ouvrage est en fait un développement de North & Thomas [1971].

245 Il faut noter que North se tournera par la suite vers l’institutionnalisme, cf. Rollinat [1997] et

Maucourant [1997].

246Il est significatif que l’article d’Alchian et Demsetz, destiné à sensibiliser les historiens à la théorie des

droits de propriété, ait été publié en 1973 dans le Journal of Economic History, au sein duquel D.C. North assumait à l’époque des fonctions éditoriales. Dans cette contribution, Alchian et Demsetz invitent leurs collègues à ne pas laisser l’histoire économique “à leur gauche” (Font-ils ici allusion en particulier aux marxistes? aux radicaux?).

247 cf. Alchian [1965b]; Cheung [1969], [1987a], [1987b]; De Alessi [1980]; sur les réformes intervenues

en URSS à la fin des années soixante, cf. Pejovich [1969a], [1969b]; pour une tentative de généralisation, cf. Pejovich [1971].

248 cf. Pejovich [1969b], [1971]; sur l'entreprise Yougoslave, cf. Furubotn & Pejovich [1970], [1972];

Cheung [1983].

249 Ces recherches donneront lieu par la suite à plusieurs symposiums et à de nombreux articles dans le

préparatoires à l'article d'Alchian et Demsetz sur la production en équipe. L’intérêt que porte Alchian à la théorie de la firme est d’ailleurs ancien ainsi qu’en témoignent ses réflexions dans Alchian [1965a] et les développements contenus dans son manuel (Alchian & Allen [1964]). Toutefois, l’analyse de l’organisation intra-firme reste très sommaire et la question de la “nature” de l’entreprise n’est pas abordée.

Au terme de cette présentation du courant des droits de propriété, il apparaît que le cadre conceptuel utilisé par Alchian et Demsetz [1972] était déjà en place depuis plusieurs années : d’un point de vue technique, cet article aurait donc pu être rédigé dès 1965, date à laquelle les deux auteurs avaient déjà formalisé l’essentiel de leurs idées en matière d’externalités, de mise à exécution des contrats et de free riding. Lorsque l’on songe au contexte géostratégique de la guerre froide des années 1950 et 1960 et à l’engagement politique des deux auteurs en faveur de la libre entreprise et de la propriété privée, le développement de la théorie des property rights doit être interprété comme, non seulement une volonté de contrer les libéraux250 (au sens américain), mais

aussi une charge contre le système soviétique. De ce point de vue l’article de 1950 d’Alchian, qui défend l’idée d’une rationalité de système, était déjà une charge contre le socialisme.

L’article de 1972 aurait pu être écrit bien plus tôt. En effet, les outils théoriques que les deux auteurs utilisent étaient déjà en place dès 1965. Mais durant les années 1960, la question de l’entreprise semblait alors présenter des enjeux mineurs, pour le déroulement de ce programme de recherche, au regard de la défense des principes de l’économie de marché. Au contraire, cet article d’Alchian et Demsetz sur la firme apparaît davantage comme une réponse à un autre danger socialiste qui n’est apparu qu’à la fin des années 1960, celui de la nouvelle gauche américaine anti-hiérarchique. C’est parce que l’essor du courant radical a été perçu comme une menace pour le courant dominant qu’Alchian et Demsetz ont écrit l’article de 1972, lequel doit dès lors être considéré de ce point de vue comme une réponse au défi radical.

Documents relatifs