• Aucun résultat trouvé

I – L’expression « triangle du lithium », histoire d’une requalification spatiale

B. Une nécessaire déconstruction de la représentation

L’emploi de l’expression « triangle du lithium » soulève une série de questions : quelle est la correspondance entre cette figure géométrique et l’espace géographique qu’elle désigne ? Peut-on lire dans cette forme simple une grammaire de l’espace, à la manière des chorèmes de R. Brunet (1980) ? En d’autres termes, la mention d’un « triangle » laisse-t-elle entendre que des liens existent entre ses sommets ? Ou qu’une unité se dessine dans sa superficie ?

Initialement, l’utilisation de l’expression a surtout une visée pratique : désigner par une formulation simple et évocatrice un ensemble de gisements dispersés entre trois pays qui, réunis,

forment la plus grande réserve mondiale de lithium. La formulation « triangle du lithium » ne désigne donc pas une organisation de l’espace (ce qui est la vocation des chorèmes pensés par R. Brunet), mais une simple distribution géographique de salares contenant du lithium. Toutefois, aucune représentation n’est neutre (Saïd, 1980 ; Bailly, 1989). D’où l’importance d’une déconstruction de cette représentation, qui permet de révéler les postulats implicites qu’elle véhicule et d’en montrer les limites.

L’expression « triangle du lithium » propose une schématisation discutable de la réalité matérielle, sociale et spatiale des gisements lithinifères andins. Tout d’abord, elle véhicule une vision homogénéisante de cet espace transfrontalier. En effet, elle place les trois pays – Argentine, Bolivie, Chili – et leurs gisements sur un pied d’égalité, alors qu’ils se distinguent par bien des aspects. Chaque sommet du triangle a ses singularités. D’un point de vue géologique, les salares de ces trois pays sont issus de processus distincts (assèchement d’un lac salé, activité volcanique, dissolution d’une cordillère de sel – voir partie I-A. du chapitre 2, page 89). En termes géochimiques, les différences de concentration en lithium et d’équilibre lithium-magnésium rendent la saumure de chaque salar singulière. Ainsi, le salar d’Atacama (Chili) constitue le gisement ayant la plus grande concentration au monde de lithium et l’équilibre lithium-magnésium est particulièrement favorable à son exploitation. À ces caractéristiques s’ajoutent des conditions météorologiques : alors que le salar d’Atacama se situe au cœur de l’un des déserts les plus arides de la planète et subit le taux d’évaporation le plus important au monde111, en Bolivie la saison des pluies inonde chaque année le salar d’Uyuni, au mois de février. Cet épisode pluvieux annuel pénalise le processus d’exploitation des saumures réalisé par évaporation et rend le salar d’Uyuni moins compétitif d’un point de vue économique.

En outre, si la Bolivie dispose des plus vastes réserves112 de lithium, elle ne les exploite pour l’instant pas industriellement. À l’inverse, le Chili est le deuxième exportateur de lithium au monde, après l’Australie. Quant à l’Argentine, elle dispose de réserves légèrement moindres que ses deux voisins, mais attire désormais tous les investisseurs avec ses nombreux salares disséminés dans les provinces de Jujuy, Salta et Catamarca, notamment depuis le regain d’ouverture économique entrepris par le gouvernement de M. Macri. Des différences existent donc bien entre les sommets du « triangle du lithium », aussi bien en termes géologiques, chimiques ou météorologiques, que dans une perspective économique et géopolitique.

111 Entretien réalisé avec une géologue chilienne, en février 2016, à San Pedro de Atacama (Chili).

112 Dans le langage technique du monde minier, les « réserves » sont à distinguer des « ressources ».. Le terme « ressources » désigne le volume de minerai contenu dans le sous-sol, et susceptible de faire l’objet d’une exploitation lorsque les conditions techniques et économiques seront réunies. Quant au terme « réserves », il se rapporte au volume de minerai qui est exploitable dans les conditions techniques et économiques actuelles.

Finalement, les trois sommets du « triangle » ne se valent pas. D’ailleurs, les entreprises transnationales qui s’intéressent au lithium sud-américain suivent toutes une même logique d’approche des gisements (encadré 2), qui révèle la hiérarchisation qui peut être faite entre les

salares, selon des critères quantitatifs, qualitatifs, mais aussi géopolitiques.

Encadré 2 – Le circuit des transnationales dans le « triangle du lithium »

Lorsqu’une entreprise transnationale s’intéresse aux gisements sud-américains en lithium, elle effectue généralement un tour d’horizon des possibilités qu’offrent les différents salares du « triangle du lithium ». L’observation et les entretiens menés lors des enquêtes de terrain ont révélé qu’il existe un circuit classique suivi par ces entreprises : Bolivie-Chili-Argentine. En effet, les transnationales cherchent d’abord à s’installer sur le salar d’Uyuni, du fait de l’importance quantitative de ses réserves. Mais elles ne parviennent généralement pas à négocier avec le gouvernement bolivien, qui maintient un objectif d’exploitation étatique et refuse donc la mise en place d’un projet dont il ne serait pas l’actionnaire majoritaire. Face à l’inaccessibilité géopolitique des gisements boliviens, les entreprises se tournent vers le Chili et son salar d’Atacama, qui regorge des réserves les plus intéressantes qualitativement parlant (ce qui est lié aux conditions météorologiques et physico-chimiques de ce salar). Mais là encore, les négociations aboutissent difficilement, car le lithium est considéré comme stratégique, ce qui implique que les concessions disponibles ne peuvent pas être cédées à une entreprise privée. Dès lors, les transnationales se dirigent vers l’Argentine, où les nombreux salares du Nord-Ouest permettent finalement d’acquérir des concessions et d’envisager la mise en place d’un projet. Leur circuit est ainsi guidé par des conditions météorologiques et par les atouts géochimiques des différents salares, mais aussi contraint par les contextes politiques et géopolitiques des trois pays.

Ensuite, l’expression « triangle du lithium » présente une image incomplète des gisements lithinifères sud-américains, en mettant en exergue trois salares et en occultant d’autres réserves. En effet, les sommets du « triangle » figurent le salar d’Hombre Muerto (Argentine), le salar d’Uyuni (Bolivie) et le salar d’Atacama (Chili). Ceux-ci constituent les gisements emblématiques de la région, pour diverses raisons. D’une part, ils ont très tôt fait l’objet d’études géologiques et chimiques, car se sont des objets remarquables du paysage andin. Ces trois salares en particulier présentent des superficies qui les distinguent des autres déserts de sel observables sur les hauteurs altiplaniques. Les histoires hydrogéologiques de leurs bassins et le potentiel économique de leurs ressources sont donc particulièrement bien documentés, dès la moitié du XXe siècle. D’autre part, et en lien avec les caractéristiques précédemment énoncées, ces trois salares sont ceux qui, les premiers, ont fait l’objet de projets d’exploitation.

Toutefois, ces trois salares ne constituent pas l’intégralité des ressources, ni même des réserves de lithium de ces trois pays. En effet, dans la même zone tri-frontalière entre l’Argentine,

la Bolivie et le Chili existent bien d’autres gisements non négligeables, à la fois d’un point de vue géologique et d’un point de vue économique. Ceux-ci sont de deux types : en saumures et en roches. Le lithium en roche étant plus coûteux à exploiter, il attire pour l’instant moins les investisseurs, mais fait tout de même l’objet de quelques projets d’exploitation, principalement en Argentine. Mentionnons par exemple l’entreprise Recursos Latinos SA (filiale argentine de Latin Resources Limited, basée en Australie). En 2017, elle a réalisé une première campagne d’exploration dans la province de Catamarca, où elle dispose d’environ 80 000 hectares de concessions. Elle prévoit d’exploiter les pegmatites de la province dans les années à venir. De plus, certaines entreprises engagées dans des projets d’exploration de salares se lancent également dans l’étude de gisements en roches, comme Lake Resources, qui effectue en Argentine des perforations sur trois sites de lithium en saumure et un site de lithium en pegmatites.

Quant aux gisements en saumure, ils ne se limitent pas aux trois salares les plus connus. Des dizaines de bassins endoréiques présentent des concentrations en lithium attractives pour les investisseurs. D’après la Commission nationale du lithium (CNL, 2015), le Chili dispose de dix-neuf salares riches en lithium et autres éléments valorisables économiquement, parmi lesquels quatre apparaissent particulièrement « prometteurs » : Atacama, Maricunga, Pedernales et Punta Negra. Tous se situent dans le Nord du pays, sur la Cordillère andine (carte 6). Les salares de Maricunga et Pedernales appartiennent à la Corfo, mais l’entreprise cuprifère étatique Codelco dispose d’ores et déjà de concessions sur 18 % de la superficie de Maricunga et 100 % de celle de Pedernales (CNL, 2015), ce qui lui permet d’envisager leur exploitation. De l’autre côté de la frontière, en Bolivie, l’entreprise étatique Yacimientos de Litio Bolivianos (YLB) explore non seulement le salar d’Uyuni, mais aussi celui de Coipasa, situé à une vingtaine de kilomètres au Nord du premier, dans le département d’Oruro. Elle y a d’ailleurs installé une usine pilote113, inaugurée en 2013. Enfin, en Argentine, les provinces de Jujuy, Salta et Catamarca comptent des dizaines de salares, dont les concessions sont toutes ou presque attitrées à des investisseurs.

Carte 6 – Le salar d’Atacama, un salar parmi d’autres, dans le Nord chilien

Source : Cochilco, 2011.

Ajoutons que le Pérou114, pays frontalier de la Bolivie et du Chili dispose également de gisements en lithium, qui ne sont pas intégrés à cette représentation du « triangle ». Cette omission trouve son explication dans la chronologie des événements : l’expression « triangle du lithium » a été forgée avant que les ressources lithinifères péruviennes ne soient explorées et attestées, au milieu des années 2010. Toutefois, il s’agit d’une réalité supplémentaire pointant les limites de la formule : en prenant en compte le Pérou, le triangle deviendrait un « quadrilatère du lithium ».

114 Le Brésil dispose également de gisements en lithium, mais ceux-ci se présentent sous forme de roches, et non de

Malgré tout, ces figures demeurent insuffisantes pour décrire la réalité géographique des gisements lithinifères andins. Ceux-ci forment surtout une constellation, composée de salares de dimensions et de compositions variables.

Ces remarques montrent qu’employer la formule « triangle du lithium » n’est pas une évidence. Le géologue argentin R. N. Alonso, qui étudie les salares depuis plusieurs décennies propose d’ailleurs une autre dénomination permettant de faire référence à cette zone transfrontalière particulièrement riche en lithium : la Provincia Litífera Centroandina, soit la « Province lithinifère centro-andine » (Alonso, 2018). Cette appellation montre que parler de « triangle du lithium » n’est pas entièrement satisfaisant d’un point de vue scientifique. R. N. Alonso propose une vision moins schématique des gisements, qui fait écho au vocabulaire employé dans le secteur du pétrole, dans lequel on parle de provinces pétrolières.

Enfin, l’expression « triangle du lithium » comporte un dernier biais : elle est particulièrement restrictive par rapport à notre définition des ressources. En effet, elle désigne les gisements dans leur dimension strictement matérielle – en attirant le regard sur les trois principaux

salares qui constituent les réserves andines – et ne prend pas en compte leur dimension construite et

les réseaux d’acteurs qui se tissent autour. Le syntagme permet simplement de décrire la distribution des salares, situés à la frontière entre trois pays, ce qui forme un ensemble pouvant être schématisé par un triangle.

En ce sens, l’expression est utile pour désigner l’espace trans-frontalier où se situent les gisements lithinifères andins, c’est-à-dire le Nord-Ouest argentin, le Sud-Ouest bolivien et le Nord chilien. Dans le cadre de cette thèse, j’emploierai d’ailleurs parfois le syntagme à cet effet. Toutefois, je suis aussi consciente qu’il s’agit d’une représentation, construite par des acteurs, à l’articulation de diverses échelles. Ce schéma de perception du réel présente des atouts et des limites, et doit être appréhendé en tant que tel. Comme toute représentation, le « triangle du lithium » constitue un intermédiaire permettant de saisir les relations entre une société et un espace, ou entre une société et une ressource. Par conséquent, elle ne permet pas de saisir la réalité géographique et géopolitique dans laquelle s’insèrent les gisements lithinifères andins, et nous ne pouvons donc pas nous en contenter.

Avant de proposer une alternative à cette schématisation de l’espace, voyons d’abord quels intérêts la représentation du « triangle du lithium » peut fournir.

Outline

Documents relatifs