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Échelles et ressources : approche scalaire de la construction de la ressource

III – Ce qui fait ressource : matière, construction sociale et jeux d’échelles

C. Échelles et ressources : approche scalaire de la construction de la ressource

La régulation des ressources résulte de négociations sociales multiscalaires, dans la mesure où elle implique des acteurs agissant à des échelles variées, ce qui est particulièrement perceptible dans un contexte de ressources mondialisées (Redon et al., 2015). Les ressources d’un territoire local sont valorisées à l’échelle mondiale, tout en étant souvent incluses dans un projet national, lui-même influencé par le système mondialisé. À cela peut s’ajouter une échelle régionale, dans la mesure où certaines ressources font l’objet d’une ouverture économique entre pays voisins.

Toutefois, les échelles ne sont pas de simples catégories ontologiques permettant d’aborder un même objet donné à différents niveaux ; ce sont de véritables cadres épistémologiques, qui changent fondamentalement la manière dont un objet est connu et appréhendé, prenant en compte sa dimension construite (Jones, 1998). L’approche scalaire ne doit donc pas se contenter d’observer l’emboîtement des niveaux d’analyse, mais vise plutôt à analyser l’enchâssement des réseaux d’interaction que sont les échelles (Staeheli, 1994 ; Adger et al., 2005 ; Taravella, Arnauld de Sartre, 2012). Dès lors, une attention particulière doit être portée à l’articulation des échelles et aux circulations entre échelles.

Appréhender une ressource dans la complexité des systèmes d’acteurs qui la font exister nécessite donc d’aborder sa régulation au prisme des jeux d’échelles. La régulation étant un acte interprétatif (Bakker, 2000), elle implique une catégorisation, un jugement, et plus largement une définition de la valeur relative de chaque ressource (Perrier Bruslé, 2015b : 252). Celle-ci s’inscrit dans un contexte spécifique, comme détaillé précédemment, mais se forge également à une certaine échelle et dans l’interaction des échelles. La valeur d’une ressource se définit ainsi au croisement d’un marché international, de politiques nationales et de configurations locales.

Dans le contexte du début du XXIe siècle, le lithium a acquis une valeur stratégique. À quelles échelles cette valeur a-t-elle été définie ? Quels enchâssements la définition de cette valeur permet-elle d’observer ?

À l’échelle globale, le lithium joue un rôle clé dans la politique de décarbonation que mènent les acteurs de la gouvernance mondiale – c’est-à-dire le « système complexe d’arènes et d’institutions qui réunissent des acteurs et des partenaires de plus en plus nombreux (scientifiques, ONG, think tanks, entreprises et grands acteurs économiques) » (Dahan, 2014 : 21). En lien avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de transition énergétique, par exemple exprimés dans l’accord de Paris99, l’enjeu du stockage de l’énergie rend le lithium stratégique, notamment pour l’électrification du parc automobile mondial (Hache et al., 2018a). Cette intégration aux innovations du secteur de la mobilité et du transport en fait un composant essentiel du paradigme de développement durable. La Commission du développement durable de l’ONU a d’ailleurs constitué un « Groupe d’experts de haut niveau sur l’exploitation durable des ressources en lithium en Amérique latine », qui a été chargé d’examiner les enjeux soulevés par l’augmentation de la demande mondiale en lithium pour les pays disposant d’importants gisements et d’évaluer les possibilités d’action pour l’amélioration du secteur des transports (ONU, 2011).

Sur la scène mondiale, le lithium est donc considéré comme une ressource stratégique (Paillard, 2011b) par certains acteurs, du fait de son utilisation dans différentes innovations visant à entamer une transition énergétique. Cette valeur de la ressource est renforcée par le discours qui la présente comme une alternative au pétrole. Classiquement, la catégorie de « minerais stratégiques » désigne les ressources qui occupent une place importante dans la chaîne de production, sont rares et concentrées géographiquement (Paillard, 2011a), mais également indispensables aux industries de haute technologie et de défense (Kameni, 2013). Cette notion peut donc varier dans le temps, en fonction des applications techniques, des évolutions de l’offre et des tensions géopolitiques des pays

99 L’accord de Paris sur le climat a été adopté en décembre 2015, lors de la Conférence de Paris (COP21). Il vient conclure plusieurs années de négociations menées par les parties prenantes de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.

producteurs (Paillard, 2011a). Pour certains analystes, le lithium est une ressource stratégique du fait de son positionnement « au centre des filières stratégiques des véhicules hybrides et électriques » (Kameni, 2013) et de l’utilisation de son isotope 6 (6Li) dans le nucléaire civil100 et militaire ; il est ainsi considéré comme un élément « de base de la puissance et de la prospérité » (Ibid.).

Le caractère stratégique du lithium est toutefois à nuancer, dans la mesure où son absence de criticité géologique (Hache et al., 2018a) n’en fait pas un minerai rare. Les inquiétudes des acteurs globaux reposent davantage sur la concentration géographique des réserves, qui se situent dans un nombre restreint de pays, et sur la structure oligopolistique de son marché (Ibid.). Les vulnérabilités sont donc surtout d’ordre économique, industriel et géopolitique.

Cet intérêt mondial pour le lithium et les préoccupations associées alimentent une attention particulière pour cette même ressource à une autre échelle : l’échelon national. Toutefois, dans les pays où se situent les gisements, cette notion n’est pas associée aux mêmes types de discours qu’à l’échelon mondial : la dimension stratégique du lithium s’inscrit davantage dans des politiques de développement et d’innovation, voire des rhétoriques de construction nationale.

« En raison des propriétés et des caractéristiques uniques du lithium (…), son application s’est diversifiée sur un marché en pleine croissance, qui a évolué de manière régulière ces dernières années. Par conséquent, dans notre pays, le lithium est considéré comme une ressource naturelle à caractère stratégique, car sa production est non seulement utile à l’industrie chimique, mais offre également un certain nombre de possibilités pour développer des technologies de pointe, qui font du lithium une ressource durable sur le long terme »101 (GNRE, 2014 : 110).

Cet extrait du rapport annuel de l’entreprise étatique bolivienne chargée de l’exploitation du lithium est particulièrement instructif, car il révèle l’imbrication des échelles mondiale et nationale. Il fait référence aux évolutions du marché mondial du lithium, sur lequel la demande pour cette ressource ne cesse d’augmenter, en les associant aux possibilités industrielles et technologiques qu’elles offrent pour la Bolivie. Ainsi, les acteurs situés à chacune de ces deux échelles se saisissent d’une même ressource – le lithium – et la qualifient de la même manière – stratégique –, mais ils

100 L’application civile du nucléaire prend par exemple la forme du projet ITER (réacteur thermonucléaire expérimental international), qui vise à élaborer un réacteur à fusion nucléaire dans un cadre scientifique.

101 Extrait original : « Por las propiedades y características únicas de Litio (alto potencial electroquímico, el más

liviano de todos los elementos sólidos, bajo peso equivalente, entre otras), su aplicación se ha diversificado en un creciente mercado, que ha crecido sostenidamente en los últimos años. Por ello en nuestro país, el Litio se considera como un recurso natural de carácter estratégico, ya que su producción, no solo tiene uso para la industria química, sino que además tiene un sin número de posibilidades para desarrollar tecnologías de última generación, lo que hace del Litio un recurso sostenible de largo aliento. » (GNRE, 2014 : 110) ?

l’appréhendent différemment : la dénomination « stratégique » ne recouvre pas la même réalité selon l’échelle d’observation.

En tant que construction sociale, les échelles ne se substituent pas les unes aux autres : ce sont des réseaux qui peuvent entrer en connexion (Jones, 1998). Notre exemple montre que les liens avec le marché mondial confèrent au lithium une dimension stratégique à l’échelle nationale. Ces liens sont entretenus de diverses manières, au travers de représentations partagées, d’accords commerciaux, ou encore de discussions politiques. Reprenons le cas du groupe d’experts onusien sur le lithium. En novembre 2010, à Santiago du Chili s’est tenue une réunion qui a rassemblé « cinquante-cinq experts venus de l’Argentine, du Chili, de l’État plurinational de Bolivie, du Mexique et du Pérou, ainsi que de l’Allemagne, des États-Unis d’Amérique, du Japon et de la République de Corée » (ONU, 2011 : 2). Cette arène rassemblant à la fois « des représentants d’États, du secteur privé, des milieux universitaires et d’organisations non gouvernementales et des spécialistes internationaux, ainsi que des représentants d’organismes du système des Nations Unies et d’autres organismes d’aide au développement » (Ibid.) constitue un lieu de circulations entre échelles mondiale et nationale. Les acteurs y prenant part échangent des points de vue, confrontent des modèles de pensée et participent à la circulation de représentations et d’imaginaires entre échelles. En définitive, une ressource constitue bien une construction multiscalaire.

Conclusion

À travers ce chapitre, nous avons précisé notre définition de la ressource, en montrant les limites de la vision binaire opposant monde naturel et monde social. Une ressource n’est pas une matière, mais ne peut pas non plus être exclusivement restreinte à une construction sociale. Le lithium se constitue en ressource dans la relation entre une matière, qui pose certaines contraintes (liées à la nature aqueuse des saumures, à la quantité et à la qualité des gisements...), et des acteurs pluriels, qui en font certains usages (liés à des capacités technologiques, à des choix politiques, à des régimes discursifs...). En visant à dépasser la dualité entre perspectives matérialistes et constructivistes, notre propos rejoint le souhait formulé par K. Bakker et G. Bridge : « La construction ne doit plus représenter, selon la phrase de Butler (1993), "l’annulation du naturel par le social" » (2006 : 19). Une ressource émerge dans un contexte spécifique de contraintes socio-naturelles : la matière devient ressource par l’intermédiation d’acteurs sociaux – situés dans un contexte politique, économique, technique – et les relations sociales prennent forme en fonction de conditions matérielles. De façon très concrète, le cas du lithium a par exemple montré cet inter-relation sur le plan juridique : la nature liquide des saumures lithinifères pose des défis juridiques

aux acteurs en charge de sa régulation ; tandis que de manière simultanée les dispositifs normatifs mis en place par ces acteurs participent de la création de la ressource en conditionnant les périmètres de son exploitation (sur le rôle des dispositifs juridiques dans la construction des ressources, voir notamment les travaux de T. M. Li102).

Nous avons donc montré que l’articulation entre les mondes matériels et sociaux a produit une mise en ressource du lithium. Le lithium n’est plus un simple élément inerte des paysages andins, il est mis en mouvement par une série d’acteurs, intégré à des pratiques et à des représentations sociales à différentes échelles (mondiale, nationale, locale). Cela contribue à l’émergence d’une nouvelle territorialité dans les marges composant le « triangle du lithium ».

La notion de ressource a permis de montrer que le lithium s’inscrit dans des relations entre une pluralité d’acteurs, et qu’en ce sens il constitue un enjeu social et politique. En outre, ces acteurs se placent à différentes échelles et dans l’articulation entre celles-ci, ce qui montre la nécessité de mener une analyse multiscalaire, mais préfigure aussi les potentielles dynamiques d’intégration que peut déclencher la mise en ressource du lithium. Enfin, la réflexion sur le rôle du futur dans la construction de la ressource a permis de révéler la place des représentations dans la manière dont sont pensées et régulées les ressources. Désormais, nous allons donc analyser une autre représentation particulièrement prégnante lorsque l’on s’intéresse au lithium andin : celle de « triangle du lithium ».

102 L’anthropologue de l’université de Toronto (Canada), Tania Murray Li a travaillé sur les questions d’agriculture et d’accaparement des terres, à partir desquelles elle a mené une réflexion sur la terre en tant que ressource. Pour analyser le processus de mise en ressource de la terre, elle a mobilisé la notion d’assemblage (Li, 2007 ; 2014). À partir de cela, elle a notamment prêté attention au rôle des dispositifs juridiques (titres de propriété, lois, règlements, bornes, etc.) dans ce processus (Li, 2017).

Chapitre 3 – De la structure géologique à l’espace géographique,

construction du « triangle du lithium » par différents acteurs

Depuis la fin des années 2000, le syntagme « triangle du lithium » apparaît dans les discours de nombreux acteurs pour désigner les gisements lithinifères sud-américains. Il confère à la fois une dimension spatiale à cet objet matériel et une identité territoriale à cette zone tri-frontalière. Toutefois, il mérite d’être interrogé et déconstruit, car il ne traduit pas la complexité relationnelle dans laquelle s’inscrivent les gisements de lithium andin. Or, étudier les systèmes de relations, de circulations et de pouvoir dans lesquels s’inscrit la ressource est essentiel pour ensuite comprendre les processus d’intégration auxquels sont confrontées les marges composant ce « triangle du lithium » dans le cadre de la mondialisation contemporaine. En révélant ses postulats implicites, la déconstruction de l’expression « triangle du lithium » permet d’entrer dans la complexité relationnelle de la ressource et de sa régulation.

Je prends le parti de considérer le « triangle du lithium » comme une représentation, c’est-à-dire comme une construction sociale et mentale d’un schéma de perception et de compréhension du réel. En d’autres termes, un « médiateur de l’expérience spatiale » (Bailly, 1989 : 54) qui permet de saisir les relations que différents types d’acteurs entretiennent avec l’espace et ses ressources. C’est parce que je la considère comme une représentation – à la fois subjective et située – que je fais figurer l’expression entre guillemets tout au long du texte. Mon approche n’est toutefois pas celle d’une pure géographie des représentations, mais bien celle de la géographie politique, qui en analysant et en déconstruisant cette représentation vise à mettre en évidence des jeux d’acteurs et des dynamiques territoriales au sein d’un espace en pleine mutation. En effet, une représentation existe parce qu’elle est construite, mais aussi portée par un certain nombre d’acteurs. Ainsi, le « triangle du lithium » prend forme dans l’enchevêtrement des discours, images et autres éléments rhétoriques mobilisés aussi bien par les entreprises transnationales convoitant le gisement que par les États souhaitant sécuriser leurs approvisionnements ou encore par les populations vivant proche des salares. Autant d’acteurs qui appréhendent le lithium à travers une même représentation, mais qui n’en ont pas forcément la même idée et dont les intérêts peuvent diverger. Et ce d’autant plus

que les acteurs se situent à différentes échelles, entendues comme des constructions sociales et politiques (Brenner, 2001 ; Marston, 2000 ; Masson, 2009) résultant de pratiques et de projets d’acteurs, et s’inscrivant dans des rapports de force (Smith, 1984).

Par conséquent, le « triangle du lithium » est une représentation qui existe au sein de multiples arènes sociales et politiques. Son émergence accompagne tout d’abord la prise d’importance du lithium sur le marché mondial, dans le sens où elle met en évidence un gisement particulièrement conséquent qui, dans le cadre de la transition énergétique intéresse de nombreux acteurs internationaux (entreprises extractives, constructeurs automobiles, États). Elle s’inscrit également dans un contexte latino-américain d’expansion et d’intensification des activités extractives (Svampa, Viale Trazar, 2017). Qualifiée par certains auteurs de « néo-extractivisme » (Gudynas, 2009a), cette tendance s’inscrit dans les politiques de développement des gouvernements « progressistes » et se traduit notamment par l’augmentation des volumes extraits, des exportations, l’avancée du front extractif, mais aussi la recherche de nouveaux minerais à valoriser, tels que le lithium (Gudynas, 2015). Par ailleurs, l’expression « triangle du lithium » est mobilisée par un certain nombre d’acteurs locaux, par exemple dans un but de publicisation de leurs actions – que celles-ci soient en faveur ou en opposition à l’extraction du lithium. C’est la congruence de ces diverses tendances aux échelles globale, continentale, nationale, locale qui a créé un contexte favorable à l’utilisation récurrente de l’expression « triangle du lithium » pour qualifier l’espace de marges englobant le Nord-Ouest argentin, le Sud-Ouest bolivien et le Nord chilien, où se situent d’importants gisements lithinifères. Ces marges et leurs salares acquièrent ainsi une visibilité à de multiples échelles.

Ce chapitre présente donc une analyse et une déconstruction de la représentation du « triangle du lithium », à partir de laquelle il sera possible de proposer une vision plus complexe des systèmes relationnels dans lesquels s’inscrivent les gisements sud-américains et des territorialités qui prennent forme autour de ces mêmes gisements.

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