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Lorsque le gisement définit l’espace : émergence d’une représentation

I – L’expression « triangle du lithium », histoire d’une requalification spatiale

A. Lorsque le gisement définit l’espace : émergence d’une représentation

Depuis le début de la décennie 2010, l’expression « triangle du lithium » apparaît dans divers types de publications, allant des articles journalistiques aux papiers scientifiques, en passant par les discours politiques et les brochures des entreprises transnationales. L’expression s’est popularisée

dans les pays sud-américains concernés, mais aussi dans le reste du monde, et notamment dans les régions demandeuses en lithium. Elle permet de désigner les gisements lithinifères andins, qui se répartissent sur trois pays – l’Argentine, la Bolivie et le Chili. Au-delà de ces ensembles nationaux, la figure du triangle symbolise surtout trois salares en particulier : le salar d’Hombre Muerto, le

salar d’Atacama et le salar d’Uyuni, chacun représenté par l’un des sommets du « triangle »

(illustration 10). De cette manière, l’expression « triangle du lithium » sert donc à qualifier la zone où se situent les gisements de lithium les plus importants au monde, qui concentrerait 60 % des ressources lithinifères de la planète (BRGM, 2017).

Illustration 10 De la structure géologique à l’espace géographique

Image satellitaire (à gauche) : Géoportail, 2020. Réalisation du schéma (à droite) : Audrey Sérandour, 2019.

Sur la photographie de gauche, les surfaces qui apparaissent très blanches sont les salares. Situés sur les hauts plateaux andins, ces salares sont alignés sur la Cordillère ; ils relèvent d’une même structure géologique linéaire. Le schéma de droite montre qu’une fois les frontières internationales dessinées, les salares relèvent de trois ensembles territoriaux distincts, ce qui peut évoquer une figure triangulaire.

Considérer l’expression « triangle du lithium » comme une représentation invite à s’interroger sur les conditions de sa construction et de sa diffusion. D’où vient cette appellation ? Est-il possible de dater son émergence ? Par quel type d’acteur a-t-elle été formulée, puis dans quels réseaux s’est-elle diffusée ? Enfin, quel est l’effet recherché et l’impact de cette expression ?

Afin de retracer l’histoire de ce syntagme, j’ai d’abord cherché à identifier sa première occurrence. Il n’existe pas de fonds d’archives spécifique dont la pertinence sur la question du lithium andin mériterait une telle analyse. Ma recherche a donc porté sur le réseau Internet, qui se

déploie à l’échelle mondiale et rend accessible des contenus produits par une diversité d’acteurs, par l’intermédiaire des fonctions avancées du moteur de recherche Google. En utilisant l’outil de restriction des résultats par date de publication, j’ai effectué de multiples requêtes sur ce syntagme, en trois langues (français, anglais, espagnol) et sur des périodes de temps affinées en fonction des résultats obtenus. Puis, j’ai consulté et analysé les pages Internet ainsi identifiées. Cette méthode présente des limites : elle se base uniquement sur les pages recensées par Google et ne permet pas d’explorer le Web invisible (Gagnon, Farley-Chevrier, 2004). Je l’ai donc complétée par une requête directement auprès des acteurs concernés, afin de confirmer les résultats.

La première occurrence de l’expression rédigée in extenso ainsi relevée date de mai 2008 et se présente dans sa version anglophone : « Lithium Triangle ». Elle apparaît dans un rapport du cabinet-conseil français Meridian International Research intitulé The Trouble with Lithium 2. Under

the Microscope. À la 3e page du rapport, il est ainsi écrit :

« Environ 70 % des gisements de lithium du monde (réserves) se trouvent dans une petite zone de la Terre : le Triangle du lithium, où les frontières du Chili, de la Bolivie et de l’Argentine se rencontrent. Il est délimité par trois salares : le salar d’Atacama, le

salar d’Uyuni et le salar d’Hombre Muerto103 » (Meridian International Research, 2008 : 3).

L’appellation apparaît à diverses reprises dans le rapport – en tout, trois occurrences dans ce texte de 54 pages. Il s’agit là de la première publication employant l’expression104. Celle-ci s’est pourtant forgée un peu plus d’un an auparavant. En décembre 2006, tout d’abord, un premier rapport intitulé

The Trouble with Lithium. Implications of Future PHEV Production for Lithium Demand est publié

par W. Tahil, directeur de recherche du Meridian International Research. Bien plus succinct que celui de 2008, puisqu’il ne compte que 14 pages, ce document présente un panorama des ressources en lithium, de leur production et des possibilités qu’elles offrent pour la mobilité électrique. Intéressé par les conclusions de ce rapport, le journaliste étasunien J. W. Moore s’entretient avec W. Tahil en janvier 2007 et publie un article sur son site Internet EV World105, accompagné de l’enregistrement de leurs échanges. L’écoute de ce dernier révèle ce qui apparaît comme la première utilisation de la figure du « triangle » pour désigner le gisement sud-américain. Durant l’entretien, W. Tahil explique en effet, à propos des salares :

103 Extrait original : « Some 70 percent of the world’s economic Lithium deposits (Reserve Base) are found in one small

location on the Earth - the Lithium Triangle where the borders of Chile, Bolivia and Argentina meet. It is bounded by the 3 Salars of the Salar de Atacama, the Salar de Uyuni and the Salar de Hombre Muerto » (Meridian

International Research, 2008 : 3).

104 Information vérifiée auprès de William Tahil (directeur de recherche du Meridian International Research), contacté par téléphone en février 2019.

« Les principaux [salares] au monde sont concentrés dans une très petite zone du monde, dans l’Altiplano andin. C’est une zone, un triangle, entre le Chili, l’Argentine et la Bolivie, haut dans les Andes, entre 2 000 et 4 000 mètres d’altitude »106 (W. Tahil, janvier 2007).

L’expression « triangle du lithium » n’est pas encore formulée telle quelle, mais la figure du triangle a fait son apparition et sera reprise dès l’année suivante dans le second rapport du consultant (Meridian International Research, 2008). Désormais, le Meridian International Research parle de « Lithium Triangle » et le propos est accompagné d’une carte de la zone sur laquelle a été dessiné un simple triangle (illustration 11).

Illustration 11 Carte du « triangle du lithium » proposée par le Meridian International Research

Source : Meridian International Research, 2008, page 3.

En 2008, seul le rapport du Meridian International Research fait mention du syntagme. L’année suivante, cinq documents reprennent la formulation, dans différentes langues (tableau 7). Ils sont rédigés par des acteurs variés, allant d’un organisme technique de l’État chilien à une ONG étasunienne, en passant par divers journaux et un travail universitaire.

106 Extrait original : « The main ones in the world, they are concentrated in a very small area of the world, in the

andean altiplano. This is an area, a triangle, between Chile, Argentina and Bolivia. Hight up in the Andes, between 2 and 4 000 meters in altitude » (William Tahil, janvier 2007).

Au-delà de l’expression langagière, le « triangle du lithium » devient une représentation cartographique. Cette première mise en carte propose une figure triangulaire très sobre. Par la suite, d’autres représentations cartographiques prendront des apparences différentes – tantôt les angles seront arrondis, tantôt la surface du triangle sera pleine (voir les illustrations suivantes).

Tableau 7 Au cours de l’année 2009, cinq publications évoquent un « triangle du lithium »

Date Type de document Auteur Manière dont est mobilisée

l’expression « triangle du lithium » Octobre

2009

Étude de la Direction des études et politiques publiques de la Commission chilienne du cuivre (Cochilco), intitulée

Antecedentes para una Política Pública en

Minerales Estratégicos: Litio.

Camilo Lagos Miranda (économiste).

L’auteur emploie l’expression « Triángulo

del litio » (en espagnol) à six reprises –

dans un document qui fait 46 pages – et reproduit la carte publiée par W. Tahil en 2008.

8 octobre 2009107

Article reproduit par l’hebdomadaire français

Courrier International,

intitulé « Chili. Le lithium dans les mains de la famille Pinochet ».

Manuel Salazar Savlo. L’article est tiré d’une publication de l’un des principaux quotidiens brésiliens, O Estado de São Paulo.

L’expression n’est pas formulée telle quelle, mais la notion de triangle est mobilisée : « Ce secteur a donc les yeux rivés sur le triangle formé par les déserts de sel d’Atacama, au Chili, d’Uyuni et de Coiposa, en Bolivie, et d’Hombre Muerto, en Argentine ». Le Courrier International y adjoint une carte sur laquelle apparaissent les trois principaux salares (illustration 12). 28

octobre 2009

Article publié sur le site Internet de l’ONG étasunienne Council on Hemispheric Affairs (COHA), intitulé « Bolivia: The myth of the Saudi Arabia of lithium ».

Non précisé. L’expression apparaît clairement : « The

Andean areas between Bolivia, Argentina and Chile are referred to as the Lithium

Triangle » (COHA, 2009).

22 décembre 2009

Article publié dans la revue chilienne Revista Capital, intitulé « El litio de la discordia ».

Non précisé. L’article reprend l’expression en espagnol : « Una de las reservas que más se destaca

es la que algunos han definido como "el

triángulo del litio", eje constituido por los

salares situados en las fronteras de Chile, Argentina y Bolivia y que en conjunto suman el 50% de las reservas totales del mundo » (Capital, 2009).

Décembre 2009

Mémoire de master en Gestion de l’environnement à la Duke University, qui porte sur l’opportunité d’extraction du lithium en Bolivie.

Rodrigo Aguilar-Fernandez

L’étudiant écrit : « Today the greatest part

of the world’s accessible lithium reserves (over 80%) is in the so-called “Lithium

Triangle”, where the borders of Argentina,

Bolivia, and Chile meet (Evans, 2008; MIR 2008). Furthermore, the Lithium Triangle accounts for more than 50% of the world’s total lithium metal ressources » (page 7). Réalisation : Audrey Sérandour, 2019.

Seules deux de ces cinq publications mentionnent le Meridian International Research comme source de l’appellation. Les autres auteurs se contentent de formulations vagues comme « sont appelés » (COHA, 2009) ou « ce que certains ont défini comme » (Capital, 2009). Par la suite, la source

d’origine de l’expression ne sera que très rarement mentionnée et la filiation de l’appellation va se perdre rapidement.

Illustration 12 – Carte du « triangle du lithium » publiée par Courrier International, en 2009

Source : Salazar Salvo, 2009.

En 2010, les publications employant l’expression se multiplient, aussi bien dans le champ académique (Bigot, 2010) que dans la presse108, ou encore dans les rapports d’ONG109.

Les années suivantes, les institutions étatiques adoptent plus largement la formule « triangle du lithium ». Ainsi, en mars 2011, le gouvernement de la province de Jujuy (Argentine) rédige un décret (n° 7592) sur le rôle stratégique du lithium dans lequel l’expression apparaît. Puis, en 2012, la GNRE (Bolivie) la mentionne également pour la première fois (GNRE, 2012 : 119). La même année, en France, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) l’emploie dans son rapport sur le Panorama 2011 du marché du lithium (Labbé, Daw, 2012 : 78). En 2014, c’est le gouvernement chilien qui l’adopte lui aussi dans son vocabulaire, par l’intermédiaire de la Chambre des députés, dont le projet de résolution n° 94 sollicitant la création d’une Commission nationale du lithium mentionne ce « triangle » pour justifier de l’importance des ressources dont dispose le Chili.

108 DELBECQ Denis (2010), « Pourquoi elle ne sauvera pas la planète », Terra Eco, n° 18, octobre 2010, pp. 48-50. AVRIL Sophie (2010), « Le triangle du lithium : vers un nouvel Eldorado », La chaîne énergie [En ligne] 2 février 2010. [Consulté le 10 février 2019]. Disponible sur Internet : http://energie.lexpansion.com/prospective/le-triangle-du-lithium-vers-un-nouvel-eldorado-_a-34-3323.html

109 HOLLENDER Rebecca, SHULTZ Jim (2010), « Bolivia and its Lithium. Can the “Golden of the 21st Century” Help Lift a Nation out of Poverty? », Rapport du Democracy Center, 66 pages.

L’expression se fait également une place dans l’arène politique mondiale. Dans son rapport, le « Groupe d’experts de haut niveau sur l’exploitation durable des ressources en lithium en Amérique latine » formé au sein de la Commission du développement durable de l’ONU l’emploie à plusieurs reprises (ONU, 2011). Plus récemment, on retrouve la représentation du « triangle du lithium » dans les éléments de langage d’une autre organisation internationale importante : la Banque interaméricaine de développement (BID), impliquée dans le développement de l’Amérique latine et des Caraïbes à travers un appui technique et financier. En effet, dans un rapport de la BID sur les possibilités de développement productif et technologique que confèrent les gisements lithinifères d’Argentine, les auteurs emploient l’expression à neuf reprises – sur 162 pages (López

et al., 2019). Lors de la diffusion de ce rapport sur les réseaux sociaux, une carte du « triangle » est

également proposée (illustration 13).

Illustration 13 La BID se réapproprie la figure du « triangle du lithium »

Source : capture d’écran du compte Twitter de la BID, 22 février 2019.

L’année suivante, en février 2020 a lieu à Washington (États-Unis) une conférence intitulée « L’Initiative du Triangle du Lithium : le triangle du lithium sud-américain et le futur de l’économie verte »110. À cette occasion, le think tank étasunien Wilson Center lance, en association avec la BID, l’Initiative du Triangle du Lithium, dans le cadre de son Programme Amérique latine. L’objectif

110 Titre original de la conférence, en anglais : « The Lithium Triangle Initiative: South America's Lithium Triangle and

the Future of the Green Economy ».

Carte du « triangle du lithium » publiée sur le réseau social Twitter par la Banque interaméricaine de développement (BID), en février 2019, dans le cadre de la diffusion de son rapport sur le lithium en Argentine.

La BID s’est réappropriée la figure, en la dessinant à sa manière. Les contours à l’aspect arrondi font presque oublier qu’il s’agit d’un « triangle ». Le choix a été fait de remplir la figure, ce qui donne une dimension surfacique à la figure.

affiché est de « soutenir le développement durable des ressources en lithium de l’Amérique latine » (extrait de la page Internet du programme), en collaboration avec le secteur privé et les gouvernements de la zone. Il s’agit d’établir un climat d’investissement favorable, pour stimuler la production de lithium sud-américain et ainsi répondre à la demande mondiale. Cette initiative se base sur la mise en valeur du dénommé « triangle du lithium ». En effet, les entreprises privées, qu’elles soient du secteur extractif ou du secteur automobile reprennent elles aussi l’expression depuis le début de la décennie 2010, notamment sur leurs sites Internet et dans leurs documents de promotion (voir planche 3, p. 154).

Enfin, précisons que l’adoption de la formule « triangle du lithium » par les acteurs présents dans cet espace ne se limite pas aux acteurs institutionnels : aujourd’hui, les populations locales qui vivent à proximité des salares – et donc au sein dudit « triangle du lithium » – l’ont également intériorisée.

Née dans un cabinet-conseil à la fin des années 2000, la représentation d’un « triangle du lithium » s’est donc diffusée rapidement à partir de 2010, par l’intermédiaire d’une série d’acteurs particulièrement divers qui se la sont réappropriée. De cette manière, l’image d’un ensemble géographique triangulaire a supplanté la réalité géologique des salares, qui s’organisent davantage selon une structure linéaire (voir illustration 10, p 141). Cette requalification territoriale met le gisement en exergue. Désormais, le « triangle du lithium » a une existence au-delà des ensembles nationaux qui le composent.

L’expression apporte une facilité de langage, associée à une vertu descriptive et une puissance évocatrice. Elle rappelle d’autres formulations construites de façon similaire, comme le « croissant fertile » ou le « triangle d’or ». Toutefois, considérer le « triangle du lithium » comme une représentation nécessite de s’interroger sur la conception de l’espace qu’il véhicule.

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