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multiscalaires

La mise en ressource du lithium place les salares andins dans de nouveaux systèmes d’interactions, à diverses échelles, que nous abordons à travers la notion d’intégration. Ces dynamiques d’intégration sont mises en tension avec la dimension marginale des espaces où se situent les salares et produisent diverses recompositions spatiales. Cette deuxième partie de la thèse aborde les dynamiques d’intégration de ces marges à trois échelles : mondiale, nationale et locale.

L’implantation de projets d’extraction de lithium dans les marges andines provoque leur insertion dans l’espace mondial, sans toutefois en faire de nouveaux hot spots de la mondia-lisation contemporaine : il s’agit plutôt de marges mondialisées.

Cette insertion dans les logiques mondialisées impacte la place des marges lithinifères à l’échelle nationale, dans la mesure où les modèles de régulation de la ressource créent des relations physiques, économiques, sociales, politiques voire symboliques entre les marges et le reste du territoire national.

Enfin, les projets lithinifères s’inscrivent dans des territoires avec lesquels ils entrent aussi en interaction. À l’échelle locale, la mondialisation du lithium se traduit par des jeux d’acteurs complexes, allant de la négociation à la résistance.

Photo : Audrey Sérandour, 2017, salar de Ratones (Argentine)

Chapitre 4 – Les marges lithinifères à l’heure globale :

une intégration discrète aux réseaux de la mondialisation

Les modalités d’insertion de territoires miniers à la mondialisation peuvent être violentes, que ce soit parce que l’exploitation minière finance des guerres ou motive directement des conflits (Le Billon, 2001 ; Serfati, 2006), ou parce qu’elle déclenche des catastrophes environnementales et sociales (Peplow, Augustine, 2007 ; García-Sanchez et al., 2008 ; Swenson et al., 2011). Contrôlés pour l’essentiel par des pays du Nord, les chaînes de valeur et processus de production mondialisés entraînent des rivalités pour le contrôle des territoires et l’appropriation des rentes. Les besoins en tantale – pour les condensateurs des téléphones portables – ont par exemple alimenté le conflit armé au Kivu (Pourtier, 2009).

Si l’exploitation du lithium andin s’inscrit elle aussi dans les logiques de la mondialisation, elle s’effectue suivant des modalités moins violentes. L’intégration des salares aux réseaux de production mondialisés paraît même discrète au regard de l’importance de cette ressource pour le processus de transition énergétique. Afin de comprendre les modalités d’insertion du « triangle du lithium » dans l’espace mondialisé, ce chapitre vise à identifier et caractériser les liens qui unissent les marges où se déploient les projets extractifs aux dynamiques de la mondialisation contemporaine. Comme la plupart des activités extractives du continent, la finalité de l’exploitation du lithium andin réside dans l’exportation et sa réalisation est conditionnée par des facteurs internationaux, comme les prix du marché ou les stratégies de compagnies transnationales (Gudynas, 2015 : 231). Dans ce cadre, les fluctuations des cours des matières premières impactent les activités minières tout aussi fortement que les politiques gouvernementales (Jégourel, Chalmin, 2017). De même, les entreprises transnationales – qu’elles soient publiques ou privées – jouent un rôle décisif, en intervenant aussi bien dans les processus de définition des ressources que dans leur production, leur transformation ou encore leur circulation.

En Amérique du Sud, le lien entre activités minières et mondialisation est ancien. L’époque coloniale a constitué la première étape d’un mouvement de mondialisation, auquel le continent sud-américain a été intégré dès le XVe siècle (Deler, Godard, 2007). Au cœur de ce phénomène se

trouvaient des espaces de marges, comme ceux de l’actuelle Bolivie123. Ceux-ci ont été associés à des réseaux globalisés dès l’époque de la colonisation, ce qui a d’ailleurs participé à la construction de ces territoires. Toutefois, depuis le XVIe siècle et la mise en place d’une « première division internationale du travail, dans laquelle l’Europe joue le rôle de centre et l’Amérique (et l’Afrique) de périphérie » (van Hamme, 2018 : 181), le phénomène de mondialisation a largement évolué. C’est en particulier durant le XIXe siècle que le déploiement des réseaux de transport et de communication s’est accéléré et étendu (Manzagol, 2003), permettant l’échange de biens et de services à l’échelle mondiale, ainsi que la libéralisation du commerce et l’intensification des flux financiers. Cette mondialisation contemporaine se caractérise par la mise en place et la généralisation de politiques d’ouverture économique, en lien avec l’idéologie néolibérale. Dans ce cadre, les investissements et stratégies de production sont désormais pensés à l’échelle globale, conduisant à la mise en place de chaînes de valeur de dimension internationale, qui fonctionnent comme des unités coordonnées en temps réel à l’échelle de la planète.

Les pays du Nord continuent de jouer un rôle central dans ce système mondialisé. Toutefois, depuis le début du XXIe siècle, les pays du Sud prennent de l’importance dans les échanges mondialisés et certains deviennent des centres, même s’ils demeurent fortement dépendants des marchés du Nord (Chaléard, Sanjuan, 2017 : 75). La mondialisation contemporaine constitue un facteur de changement de leurs dynamiques territoriales (Velut, 2007).

À la triple frontière entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili, de quelle manière les marges où se situent les salares lithinifères renforcent-elles leurs liens avec le reste du système mondialisé, dans le contexte de forte demande en lithium ? Quels sont les acteurs et les marqueurs de cette relation entre espace local et espace mondial, et quelle forme prend cette relation ?

Pour répondre à ces questionnements, nous allons nous intéresser à l’émergence et au renforcement de liens et interdépendances entre espaces, c’est-à-dire aux processus d’intégration. Cette dernière peut être définie comme « la création et l’entretien de modèles d’interaction et de contrôle intenses et divers entre des espaces sociaux auparavant plus ou moins différenciés » (Lee, 2009 : 387). Pour être appliquée aux marges qui nous intéressent, cette définition nécessite toutefois d’être complétée. En effet, nous avons défini la marge comme un espace en bordure d’un territoire

123 Au XVIe siècle, l’entité administrative qui gouvernait ce territoire était l’Audience de Charcas. Comme l’explique L. Perrier Bruslé : « Fille de la première mondialisation, l’Audience de Charcas fut créée dans un seul but : exploiter les mines d’argent de Potosí. Loin de la mer, loin des ports qui furent les premiers centres de colonisation, le Cerro Rico était enchâssé dans un cul-de-sac montagneux à l’endroit où les deux cordillères se rejoignent et ferment l’Altiplano. Dans la vallée, à 160 km de Potosí, la ville de Charcas (actuelle Sucre) est fondée et devient la capitale de l’Audience. Ainsi l’Audience de Charcas, dès sa fondation, participe d’un réseau transocéanique organisé pour l’exploitation d’une ressource : l’argent » (Perrier Bruslé, 2006 : 324-325).

organisé, dont elle se distingue par des caractéristiques propres, une certaine autonomie sociale et une trajectoire historique de mise à distance, mais avec lequel elle fait système. Or, la définition de l’intégration proposée par R. Lee (2009) néglige deux de ces aspects constitutifs de la marge, qu’il convient d’intégrer à notre propre acception de l’intégration : sa trajectoire historique singulière et son insertion dans un système. Concernant le premier élément, précisons qu’un processus d’intégration participe à la création et à l’entretien de dynamiques de convergence entre les trajectoires d’espaces historiquement différenciées – et pas seulement entre des espaces sociaux. De plus, en lien avec le second élément et dans une perspective relationnelle, l’intégration intervient dans le cadre d’un système. Cela fait écho à la définition de l’intégration proposée par B. Bret :

« Le terme d’intégration désigne le renforcement des liens qui unissent les éléments d’un système. Par définition, c’est parce que ces éléments interagissent les uns avec les autres qu’ils forment un système, ce dernier étant davantage que la simple somme de ses éléments constitutifs. Le plus, c’est précisément l’interaction des éléments, plus ou moins forte selon le degré d’intégration. Le terme d’intégration peut donc s’appliquer à la formation d’un système (la systémogenèse) ou à la consolidation d’un système existant. En application de ce qui précède, l’intégration territoriale désigne la mise en place de liens entre les points d’un espace humanisé, assez solides pour que naisse une interdépendance entre eux » (Bret, 2005 : 388).

Cette acception de l’intégration comme un processus de renforcement de liens au sein d’un système – pré-existant ou en construction – permet d’envisager la trajectoire d’une marge au sein du territoire avec lequel elle fait système.

Ainsi, nous considérons l’intégration comme un processus de construction, de renforcement et d’entretien de liens et de modèles d’interaction entre espaces appartenant à un même système, mais auparavant plus ou moins séparés, participant également à la mise en place de formes de convergence entre les trajectoires d’espaces historiquement différenciés. Les interactions entre acteurs se trouvent au cœur de ce processus, qui passe également par la mise en place de flux et d’infrastructures (Carrizo, Velut, 2005).

Dans ce chapitre, nous chercherons donc à comprendre les dynamiques d’intégration des marges lithinifères sud-américaines à l’espace mondialisé, c’est-à-dire à saisir les relations entre espace local et espace mondial provoquées par les projets d’extraction du lithium. Cette intégration passe par l’insertion dans des réseaux globaux de production et de commercialisation, ainsi que par un certain nombre de marqueurs globaux impactant l’échelle locale (prix du marché, normes, contraintes commerciales...). Les transnationales jouent un rôle crucial dans cette relation entre

local et global, mais nous verrons que d’autres acteurs y participent également. Une réflexion trans-scalaire nous amènera à réinterroger la notion même de marge, en analysant les effets de la mondialisation contemporaine sur les espaces perçus a priori comme des marges.

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