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III – Une culture de la mine inscrite dans le temps long

B. La mine dans l’identité des populations locales

L’exploitation minière est ancrée dans l’histoire des territoires andins. Ce passé minier et le poids économique de cette activité constituent d’ailleurs des arguments régulièrement mobilisés dans les discours des décideurs politiques, lorsqu’ils défendent la nécessité de l’extractivisme pour le développement national (voir Antonelli, 2009, qui analyse cela pour l’Argentine).

À l’échelle locale, l’activité minière a imprégné les représentations et imaginaires des sociétés andines. Nous avons vu que les minerais faisaient partie intégrante des traditions culturelles et des symboles sociaux. Leur exploitation participe également « à la construction d’identités individuelles et communautaires » (Gudynas, 2015 : 83). Les identités individuelles sont surtout celles des mineurs, qui tissent un rapport singulier au monde souterrain et à la mine, avec laquelle ils font corps (Absi, 2004 propose une réflexion approfondie sur le monde des mineurs andins et leur rapport corporel à la mine, qui participe de la construction de leur identité). Ici, ce sont davantage les identités collectives qui nous intéressent, et en particulier celles qui s’expriment localement, dans les espaces où se situent les mines.

Photo 10 – L’identité minière du Nord du Chili affichée à l’entrée d’une ville

Photo : Audrey Sérandour, mars 2018.

À l’entrée de la ville de Calama, le panneau de bienvenue communique aux automobilistes l’identité du territoire : « terre de soleil et de cuivre ». Au-delà de sa fonction de support de communication, le panneau constitue ici un objet discursif visuel, propice à une mise en scène du territoire. Il traduit l’ancrage territorial de l’activité minière et sa dimension identitaire pour les populations de la zone. Calama est la capitale de la province El Loa ; elle compte environ 160 000 habitants.

À l’entrée de Calama (Chili), un panneau surplombant la route souhaite la bienvenue aux visiteurs en les renseignant sur l’identité de la terre sur laquelle ils pénètrent : « Terre de soleil et de cuivre » (photo 10). Un peu plus loin, un autre panneau indique la direction à suivre pour se rendre à l’« Hôpital du cuivre », administré par l’entreprise cuprifère publique Codelco. Dans la ville, nombreuses sont les références au principal minerai exploité dans le Nord chilien. La plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde se situe à une vingtaine de kilomètres de Calama et fait la fierté de toute la région : Chuquicamata. À une centaine de kilomètres de là, à San Pedro de Atacama, un habitant formule ce que beaucoup ont intériorisé :

« Nous sommes un pays minier. Le Chili est un pays minier, et le Nord du Chili alimente cela. C’est nous qui produisons la richesse du pays » (habitant de San Pedro de Atacama, février 2016).

Cet extrait d’entretien permet d’observer deux choses. D’une part, l’activité minière constitue un élément de définition du Nord chilien. Cela est lié à son rôle dans le maintien d’une économie dans la zone et à son poids dans le PIB national, mais également à l’expérience partagée de la mine entre les habitants de la zone. Cette expérience partagée crée un sentiment d’appartenance à une même communauté. De fait, les cycles d’extraction ont motivé le peuplement de ces espaces de marges et structuré leur organisation spatiale, autour de villes destinées à accueillir les mineurs. Dans le Nord du Chili, comme dans le Sud-Ouest bolivien et le Nord-Ouest argentin, il y a des mineurs dans presque toutes les familles, ainsi que des employés de sous-traitants des compagnies minières.

D’autre part, l’activité minière se révèle être un objet de fierté pour certains habitants des espaces miniers. Cette fierté peut être liée au rôle productif majeur d’une région pourtant souvent représentée comme isolée et désertique, mais aussi à la défense d’une identité et d’une mémoire collectives, ancrées dans l’histoire et sources de dignité. Le cuivre n’est pas l’unique minerai qui forge l’identité minière de la région d’Antofagasta. À Maria Elena par exemple, c’est le salpêtre (nitrate de sodium) qui a marqué la vie sociale, économique et culturelle de la zone (Rodríguez Torrent, Miranda Bown, 2010). Dans les années 1920, la bourgade de Maria Elena a été construite de toutes pièces, au cœur du désert d’Atacama, pour répondre aux besoins de l’exploitation du salpêtre : installations industrielles, équipements et habitations destinées à accueillir 10 000 personnes, reliés au réseau ferroviaire et aux ports. Dans cette véritable company town, l’entreprise exploitante et propriétaire du complexe urbain a aussi cherché à créer un sentiment d’appartenance, en faisant de ce lieu isolé un symbole de foi et d’espérance (Ibid. : 154). Dans cet espace, une vie collective s’est ainsi organisée autour de l’activité extractive.

Ces observations effectuées dans le Nord du Chili sur l’histoire minière et son incorporation dans les identités collectives locales valent également pour le Nord-Ouest argentin et le Sud-Ouest bolivien.

Marqué par des siècles d’exploitation minière, la triple frontière Argentine-Bolivie-Chili s’est donc en grande partie construite autour de cette réalité géologique, devenue une activité économique mais aussi une véritable identité locale. Car, si les acteurs politiques jouent parfois sur cette caractéristique pour nourrir leurs intérêts, les populations de cette zone trans-frontalière se reconnaissent également dans cette identité minière et la revendiquent.

Conclusion

À la triple frontière entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili, les salares lithinifères se situent dans de véritables marges, localisées aux confins des territoires nationaux et éloignées des centres de pouvoir. Ces marges sont mutuellement frontalières, ce qui explique qu’elles partagent un certain nombre de caractéristiques, aussi bien géologiques, que sociales ou économiques. Les frontières peuvent ici être considérées comme des zones de contact, entre des peuples qui avaient pu établir des relations avant même qu’elles ne soient tracées. Ainsi, bien que disposant chacune de leurs singularités, les marges étudiées partagent également une histoire et des territorialités. La revendication d’identités indigènes, la valorisation touristique des paysages andins ou encore l’existence d’un passé minier sont des caractéristiques présentes de chaque côté des limites étatiques. Bien qu’ils soient situés dans trois pays différents, les salares du « triangle du lithium » s’enchâssent donc dans des territorialités qui s’étendent au-delà des frontières : ils participent du vécu territorial et de la culture des peuples indigènes, constituent des lieux incontournables des circuits touristiques et s’insèrent dans une histoire extractive ancienne, notamment du fait des réserves de sel qu’ils constituent. Les salares constituent des points d’ancrage des territorialités de la zone et font partie intégrante des imaginaires et identités de cet espace.

J’adopte une définition constructiviste et relationnelle de la notion de la marge. En ce sens, j’appréhende les marges en analysant leur place et leur rôle dans des systèmes spatiaux plus larges. Les marges andines étudiées s’insèrent par exemple dans des logiques nationales et mondiales, au sein desquelles elles occupent un rôle particulier. Ainsi, c’est parce qu’elles sont considérées comme désertiques et « vides » depuis les centres (nationaux et mondiaux) que peuvent s’y implanter des activités comme l’exploitation minière ou qu’elles peuvent faire l’objet d’un tourisme d’aventure.

En dressant un tableau historique et géographique de l’espace d’étude, ce chapitre a permis d’observer qu’il existe une cohérence territoriale entre les marges argentine, bolivienne et chilienne où se situent les salares andins. Cela renforce le choix de mon approche du « triangle du lithium », qui ne consiste pas en une comparaison de trois cas d’étude, mais bien en une analyse conjointe de ces trois marges. Leur inscription dans un espace transfrontalier et leur partage d’un certain nombre de caractéristiques historiques et géographiques constitue un atout méthodologique pour étudier l’impact des projets d’exploitation du lithium.

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