• Aucun résultat trouvé

II – La représentation du « triangle du lithium » : un enjeu de visibilité

A. Une image de marque pour les entreprises

Parler de « triangle du lithium », c’est imposer une représentation. Or, toute représentation procède d’un processus de construction et d’interprétation, qui exprime l’espace tout en le faisant exister (Saïd, 1980 ; Bailly, 1989 ; Staszak, 2013). Si une représentation n’est pas neutre, c’est parce qu’elle véhicule une subjectivité, mais aussi parce qu’elle nourrit des visions du monde, des intérêts, voire des projets d’acteurs (Lacoste, 1993). Comme le résume C. Raffestin : « L’image ou le modèle, c’est-à-dire toute construction de la réalité, est un instrument de pouvoir et ce depuis les origines de l’homme » (1980 : 130). Dès lors, pour le cas qui nous occupe, plusieurs questions peuvent être posées : quels sont les intérêts de l’usage de l’expression « triangle du lithium » ? Qui en bénéficie ? Et qu’est-ce que cela révèle des enjeux autour du lithium et des relations de pouvoir associées ?

Derrière l’usage de l’expression « triangle du lithium » se cache un enjeu de visibilité pour différents types d’acteurs. En effet, la formule rend cet espace identifiable, lui confère une identité, qui peut se décliner en image de marque pour certains ou en objet d’attention pour d’autres.

Tout d’abord, les entreprises portant des projets d’exploitation du lithium andin usent aujourd’hui fréquemment de l’expression « triangle du lithium ». Sur leurs sites Internet, par exemple, elles proposent des cartes sur lesquelles la figure du « triangle du lithium » apparaît comme l’un des seuls repères géographiques à l’échelle de l’Amérique du Sud (planche 3). Elle est employée comme une référence pour situer les projets d’exploitation des salares.

Pour ces acteurs inscrits dans une logique économique, il s’agit de se positionner sur un marché, d’assurer à leurs investisseurs et à leurs clients qu’ils se situent dans l’espace le mieux doté en ressources lithinifères du monde. S’établir dans le « triangle du lithium » semble être un gage de qualité – les saumures y sont particulièrement concentrées en lithium – et une promesse de longévité – les gisements étant conséquents, ils assurent une durée de vie confortable aux projets d’exploitation.

Planche 3 – Le « triangle du lithium » devenu repère géographique

Source : captures d’écran de sites Internet d’entreprises liées à l’exploitation du lithium sud-américain, effectuées en février 2019.

Lithium Energi est une société d’exploration basée à Toronto (Canada), spécialisée dans le secteur du lithium en Argentine. Elle acquiert des concessions, puis réalise leur exploration et le développement d’actifs. Pour valoriser sa zone d’implantation, elle écrit sur son site Internet qu’elle dispose de concessions « en plein cœur du triangle du lithium ».

Millennial est une entreprise canadienne qui développe deux projets d’exploitation de lithium en Argentine. Sur son site, elle écrit : « Millennial contrôle plus de 20 000 hectares de terres de premier choix au cœur du célèbre "triangle du lithium", qui abrite les richesses en lithium les plus prolifiques au monde ».

Pure Energy Minerals est une entreprise basée à Vancoucer (Canada) et spécialisée dans l’exploration minérale et le développement de projets. Son principal projet se situe au Nevada (États-Unis), mais elle s’implante désormais en Amérique du Sud. La carte proposée sur son site Internet fait figurer le « triangle » comme seul repère géographique à l’échelle du continent.

L’expression « triangle du lithium » a été si bien intériorisée par les acteurs de son exploitation et de son industrialisation que certains la déforment pour alimenter leurs discours. Ces déformations sont de précieux indicateurs, car elles nous en apprennent beaucoup sur l’utilisation de l’expression originelle.

En novembre 2018, l’étasunien J. Lowry publie sur le réseau professionnel LinkedIn un article intitulé « The "Real" Lithium Triangle », soit « Le "vrai" triangle du lithium » (Lowry, 2018). Derrière ce titre volontairement provocateur se trouve un homme d’affaires qui se présente sur les réseaux sociaux115 comme dans les conférences116 sous le pseudonyme « Mr. Lithium ». De 1995 à 2012, J. Lowry a travaillé pour l’entreprise étasunienne FMC, d’abord à la direction des activités commerciales, puis en tant que responsable du développement commercial mondial. Il a également représenté l’entreprise au Japon et en Chine, où il a dirigé des filiales de FMC. Par la suite, il a fondé Global Lithium LLC, une société de conseil auprès des producteurs, acheteurs et investisseurs du lithium, mais aussi auprès de gouvernements du monde entier. Dans son article de novembre 2018, J. Lowry propose sa carte propre du « triangle du lithium » (illustration 14), suivie d’une réflexion personnelle :

« Je n’ai jamais été fan du concept usé de "Triangle du lithium" représentant l’Argentine, la Bolivie et le Chili. Le Chili et l’Argentine sont des "voisins du lithium" le long de la cordillère des Andes, mais ajouter la Bolivie ne fait pas de la région un triangle au lithium, car le pays pauvre en infrastructures et enclavé n’est tout simplement pas un "troisième point" crédible. Oui, la Bolivie a des ressources en lithium, mais leur développement éventuel est une question ouverte qui existe depuis plus de trois décennies. FMC a essayé de développer un projet dans les années 1980. Beaucoup d’autres du monde entier ont essayé de transformer les importantes ressources en lithium de la Bolivie en projets de production, mais ont échoué pour diverses raisons que je ne détaillerai pas ici.

Pour ceux qui veulent trouver un "triangle en lithium" approprié, ne désespérez pas. Un triangle crédible produisant des formes chimiques du métal le plus léger existe

115 J. Lowry emploie notamment ce surnom sur son compte Twitter, où il publie très régulièrement ses réflexions sur le lithium, mais aussi des photos de ses déplacements et rencontres professionnelles liées au lithium.

116 J’ai pu le constater par moi-même à deux occasions :

lors d’un événement de promotion de l’activité minière organisé par l’organe de presse spécialisée Panorama Minero : le VII Seminario Internacional - Litio en sudamérica, qui s’est tenu à Salta (Argentine) les 6 et 7 juin 2018 ;

et lors d’un atelier organisé par la BID et le ministère des Sciences, Technologies et de l’Innovation productive argentin : l’atelier « Industrialización del litio en Argentina ¿Cómo aprovechar la oportunidad que brinda el litio? », qui s’est tenu à Buenos Aires (Argentine) le 12 juin 2018.

complètement à la frontière argentine. Les provinces de Catamarca, Jujuy et Salta représentent ce que j’aime appeler le "vrai triangle du lithium" » (Lowry, 2018).

Illustration 14 Carte du « triangle du lithium » proposée par J. Lowry, en 2018

Source : Lowry, 2018.

Dans la proposition de J. Lowry, la figure du « triangle du lithium » englobe les trois provinces argentines disposant de réserves lithinifères, que sont – du Nord au Sud – Jujuy, Salta et Catamarca. La Bolivie et le Chili n’apparaissent pas sur la carte. L’homme d’affaires justifie l’omission de la Bolivie par le fait que le pays dispose de faibles infrastructures et qu’il est enclavé. Toutefois, il en fait aussi abstraction pour une autre raison, évidente mais non explicitée de sa part : la Bolivie constitue un concurrent, chez qui les entreprises étrangères – et en particulier étasuniennes – peinent à négocier un accès aux ressources. L’ostraciser du « triangle » revient à l’éliminer du champ des possibles pour les investisseurs. En revanche, aucune explication n’est fournie pour expliquer l’absence du Chili dans le « triangle ». À l’inverse, J. Lowry explique plus loin dans le texte que le

salar d’Atacama constitue la meilleure réserve mondiale de lithium. L’argumentaire n’est pas

scientifique, il s’agit d’une prise de position : J. Lowry se dit optimiste quant à l’avenir du lithium de l’Argentine (Lowry, 2018) et soutient les entreprises qui souhaitent s’y installer, tout en effectuant un travail de recommandation auprès des gouvernements des trois provinces argentines susmentionnées. Son article est d’ailleurs agrémenté de photos de lui aux côtés des dirigeants d’entreprises et de gouverneurs des différentes provinces.

Ce que nous apprend ce détournement de l’expression « triangle du lithium », c’est que celle-ci constitue une véritable image de marque. Elle permet de mettre en valeur un gisement, de le rendre visible, pour attirer les investisseurs.

Outline

Documents relatifs